I-Dans le mur.
Avec beaucoup de retard, ce constat émerge dans le champ politique, mais les solutions proposées sont très loin d’être à la hauteur de l’enjeu.
La production et l’échange des produits que nous consommons dépendent d’un prélèvement en constante augmentation sur un stock limité de matières premières non renouvelables. Celles-ci, le plus souvent extraites dans les pays du Sud, sont dilapidées au mépris du besoin des générations futures. Cet épuisement progressif est précédé de destructions environnementales irréversibles sur le climat, l’eau et les sols, ainsi que de dangereuses tensions internationales.
Avec ses surdoses d’engrais et de pesticides, notre modèle de production agricole a déjà entamé la capacité naturelle des écosystèmes à se régénérer et à fournir à l’avenir une alimentation saine à l’humanité. Les stocks de pêcheries s’effondrent. Deux milliards de personnes sont toujours en situation de carence alimentaire et 800 millions souffrent de la faim, alors que notre planète pourrait nourrir sa population actuelle en produisant différemment.
La crise qui se profile à court terme avec la raréfaction prochaine des énergies fossiles les plus utilisées (pétrole, gaz) va entraîner un des plus violents bouleversements de l’histoire. Comme aucune autre source d’énergie (nucléaire, énergies renouvelables) ne permettra de compenser cette baisse, c’est globalement notre consommation d’énergie qui va devoir diminuer alors que la population mondiale continue à croître !
- Partout, le lien social se détériore.
Longtemps justifiée par l’aspiration légitime des peuples à améliorer leurs conditions de vie, notre croissance, gaspilleuse de ressources naturelles, est aussi devenue très inégalitaire et source de frustrations chez tous ceux qui n’en récoltent que les miettes.
Dans les pays riches, le chômage, la précarisation, le stress lié à l’intensification du travail et la dégradation du lien social pèsent sur le moral de toutes les catégories de travailleurs. Dans la plupart des pays émergents, les dividendes de la participation au marché mondial sont principalement captés par les élites politiques et économiques.
Au Nord comme au Sud, les PME, et à plus forte raison les artisans, qui jonglent peu avec les frontières, paient également le prix fort. Partout, l’activité domestique décline au profit d’un marché mondialisé dont les acteurs économiques échappent facilement à leurs responsabilités sociales et environnementales.
Le modèle de développement de notre économie est ainsi devenu une source d’injustices croissantes et nourrit de dangereuses frustrations devant l’étalement de l’aisance d’une minorité à laquelle les plus démunis sont cyniquement conviés à s’identifier.
- Consommation, publicité et médias nous éloignent de nos besoins réels.
Déjà victimes de rapports de domination dans le travail, les populations sont de plus en plus dépendantes de comportements infantiles de consommation.
Alimentée de façon artificielle par l’omniprésence de la publicité et du marketing, la consommation de masse, telle qu’elle s’est répandue dans les pays du Nord, est aujourd’hui un rêve dangereusement vendu au Sud.
L’abrutissement médiatique, l’enivrement publicitaire et le mensonge sur les conséquences de certaines recherches scientifiques maintiennent ainsi les peuples dans un état passif, les empêchant d’inventer des issues réelles face aux périls qui s’accumulent.
- Mirages et ravages de la finance.
Des paris insensés sur la croissance future des profits amplifient le risque d’une déflagration financière. La majeure partie de la monnaie créée alimente une bulle financière qui ne peut gonfler infiniment, sans aucun rapport avec l’évolution de l’économie réelle. Un jour ou l’autre, la correction brutale de cette absurdité provoquera faillites bancaires, fermetures d’entreprises, accroissement du chômage et des inégalités. Il ne manquera plus que quelques aventures militaires de diversion pour permettre à l’histoire de bégayer.
Au même moment, à gauche comme à droite, nombreux sont ceux qui affirment toujours que la réalité de notre modèle économique l’a définitivement emporté sur toutes les formes d’utopies. Pourtant, ni le libre marché, inapte à assimiler le long terme, ni le capitalisme, dont la survie repose sur le « toujours
plus », ni aucune forme de productivisme ne sont compatibles avec la raréfaction des ressources naturelles. Les dégâts causés sur la santé des humains, sur le climat, sur le sort des plus pauvres et sur la paix nous obligent à réorienter rapidement nos manières de vivre et de produire.
Le compte à rebours énergétique devrait permettre à tous ceux qui en comprennent les enjeux (et ils sont nombreux au-delà des clivages politiques traditionnels) de souhaiter un monde où la réflexion collective puisse prévaloir sur la seule satisfaction des intérêts individuels. En d’autres termes, nous pensons que l’idéologie néolibérale est incapable d’accompagner ce défi.
L’invocation du progrès permis par la recherche scientifique ou la diffusion par les médias d’une morale écologique individuelle (applicable aux pauvres comme aux riches ?) ne sont plus crédibles. Aucune de ces solutions miracles ne sera à la hauteur des urgences.
Entreprises transnationales et gouvernements essaient bien de nous endormir avec un discours fumeux sur le « développement durable ». Ce n’est qu’un leurre qui contribue au maintien du système actuel et travestit le message fort de solidarité avec les générations futures, autour duquel la société doit se mobiliser.
II- Faire de la contrainte environnementale une aubaine pour
la qualité de nos vies.
L’inévitable mutation ne doit surtout pas être perçue comme une menace : elle offre l’opportunité pour redéfinir les choix économiques, les rapports sociaux qui les accompagnent et, plus profondément, la signification de nos modes de vie.
1. Une économie plus proche de nos besoins et plus contrôlable.
C’est en rapprochant, chaque fois que possible, la production des consommateurs, qu’on limitera les dépenses d’énergie liées aux transports et qu’on offrira des possibilités nouvelles de participation des citoyens aux choix économiques.
Particulièrement efficace dans le domaine agricole, cette évolution favoriserait la réduction de la consommation de produits transformés et packagés au profit des produits frais, produits localement. Sans revenir à des formes anciennes, il s’agit bien d’inventer les conditions d’une agriculture à taille humaine, respectueuse des générations futures, et prenant en considération les principes de souveraineté alimentaire et de solidarité internationale.
La régulation des échanges internationaux de matières premières et de produits transformés s’impose donc au détriment du dogme absurde du libre-échange. De nouvelles formes de protectionnisme sont à inventer, dans un esprit de solidarité avec les pays les plus pauvres, ainsi que des mesures de contrôle sur la circulation des capitaux spéculatifs.
Une information précise et impartiale, libérée des écrans de fumée de la publicité, est indispensable pour que chacun puisse consommer intelligemment. La transparence dans les actes de production et de vente des produits, est en effet nécessaire pour responsabiliser les entreprises comme les consommateurs.
- La pénurie impose le partage.
Après des décennies de progression des inégalités, les situations de pénurie vers lesquelles nous avançons vont rapidement condamner nos sociétés à reposer différemment la question sociale. Les raisonnements construits sur « la répartition des fruits de la croissance » ne sont déjà plus valables. Le niveau de la consommation matérielle des catégories les plus aisées doit baisser.
Les incitations à la relocalisation de l’économie permettraient de mettre un terme à la mise en concurrence des systèmes sociaux.
Nous devrions vite comprendre qu’avec des affrontements sanglants pour le contrôle des énergies fossiles, le développement des mafias ou la domination sans limite des capitaux transnationaux, la survie de l’humanité passe plus que jamais par un réel partage des richesses.
- Le temps est venu de repenser la place du travail dans la société.
Nous ne croyons nullement à la fin du travail. Mais la place centrale que l’emploi occupe dans nos sociétés est désormais en question.
Les urgences environnementales vont nécessiter un mouvement accéléré de reconversions. De nombreux travailleurs, connaîtront des périodes de formation, pour pouvoir s'adapter à l'évolution profonde des technologies et des productions.
La discontinuité de l’emploi pendant l’inévitable phase de transformations qui nous attend ne doit pas empêcher une continuité dans l’activité humaine ni, surtout, une continuité du revenu. Un revenu de base, accordé à toute personne de la population active, devient alors nécessaire. Les revenus du travail, salarié ou indépendant, viendront en complément. C’est ainsi que la réorientation de notre appareil de production sera facilitée.
C’est ainsi, aussi, que la construction de nos devenirs professionnels sera moins dépendante d’une logique économique qui nous échappe. Aujourd’hui, à tous les étages de la société, les gens tentent de bricoler des itinéraires individuels, d’aménager des espaces d’autonomie personnelle. La fatigue de ne pas être soi dans le travail incite des salariés à ne plus respecter les normes de rentabilité qui s’imposent à eux. Bien au-delà d’une manifestation de résistance individuelle, ces nouveaux comportements appellent un nouveau projet collectif.
Vous avez dit flexibilité ? Alors que ce soit la nôtre, celles de nos itinéraires de vie choisis et non subis. Vous avez dit efficience ? Alors, que ce soit la nôtre, l’amélioration constante de notre efficience personnelle et collective, celle qui se conquiert dans un désir d’estime de soi, par des temps de formation et de ressourcement venant compléter celui de l’emploi.
L’évolution est donc à la fois inévitable et désirable : le revenu est appelé à devenir la contrepartie de l’ensemble des activités humaines, qu’elles soient exercées dans le cadre d’un emploi ou hors emploi.
III- Comment opérer la réorientation ?
Il est hors de question d’attendre une « catastrophe salutaire » : quand cela survient, les solutions simplistes et totalitaires sont toujours les plus probables. Reste donc la mobilisation préventive d’une majorité de citoyens.
Face aux privilèges de l’aristocratie qui possédait la terre, la bourgeoisie du XVIIIè siècle pouvait prendre appui sur la détention du capital. Aujourd’hui, le levier principal sur lequel les peuples peuvent s’appuyer pour réorienter, dans un délai bref, une machine économique et financière qui nous conduit dans le mur, reste la démocratie. Car, si cette machine roule au service des intérêts d’une minorité, les dégâts causés seront supportés par une grande partie de la population mondiale. Pour éviter le pire, les peuples ne possèdent que le nombre. Dans une vraie démocratie, une large mobilisation autour de l’invention d’un projet vaudra toujours mieux que les recettes conçues par quelques experts. A gauche comme à droite, elles ont toutes échouées. Reste à faire évoluer le cadre dans lequel la vie démocratique doit reprendre vigueur.
- Refonder la citoyenneté.
L’amplitude des transformations à opérer requiert une organisation du pouvoir qui stimule la vitalité de la société et l’expression d’une volonté collective. Il importe de remettre la responsabilité citoyenne au cœur de la vie politique.
Or, aujourd’hui, la conjonction entre les poussées de mondialisation et les réactions identitaires les plus archaïques est la meilleure assurance contre l’émergence d’une alternative politique. Nous sommes en présence d’un scénario libéral-communautariste sensé accomplir le rêve inavoué du monde des affaires : approcher le degré zéro du politique afin de laisser le champ libre au business, les tribus se chargeant de collaborer au maintien de l’ordre social planétaire.
Un combat vigilant s’impose alors contre tous les racismes, d’où qu’ils viennent, ainsi que contre tous les intégrismes. La revitalisation de la démocratie suppose de redonner de l’imaginaire collectif et de la culture commune, là où guette le renvoi de chacun à ses origines. La laïcité et l’affirmation des mêmes droits effectifs pour toutes et tous, sont plus indispensables que jamais pour permettre une forte implication autour d’un projet de transformation politique.
Une politique sociale volontariste est la condition première pour éviter les vaines incantations d’une citoyenneté abstraite. Mais la réaffirmation des principes républicains ne doit pas non plus nous faire oublier que, dans nos pays, les discriminations à l’embauche et au logement n’ont pas qu’un caractère social. Le patronyme et la couleur de la peau s’y ajoutent. Sans aucune concession à la discrimination positive, la législation à l’encontre des discriminations ethniques ou religieuses doit être strictement appliquée et renforcée.
La reconnaissance des blessures du passé colonial est aussi un préalable à l’engagement de tous sur un devenir partagé. Au-delà d’une repentance stérile, il est indispensable de confronter toutes nos perceptions historiques sur ce qui a fait notre pays tel qu'il est aujourd'hui. Le but d’une telle entreprise ne relève ni de la justice ni de la morale historique. C’est la construction d’une histoire commune sur laquelle fonder une communauté politique.
La lutte contre les discriminations à l’égard des femmes est, elle aussi, au cœur de la refondation sociale. La discrimination « positive », qui affirme une inégalité en se donnant pour objet de l’atténuer est, ici encore, bien moins inefficace que des mesures concrètes, directement liées au vécu des femmes : dispositifs permettant aux hommes et aux femmes d’élever des enfants sans pénaliser leur parcours professionnel, combat contre toutes les formes de préjugés par l’éducation, …
Enfin, l’éducation, comme les pratiques artistiques et culturelles, doivent donner les clefs de la participation de tous à la lecture du monde, à sa critique et à l’action qui doit en résulter. Quant à la libre circulation des idées et des œuvres sur Internet, elle est la condition indispensable pour qu’une impressionnante activité participative et créative continue de s’y développer.
Large est le champ des politiques volontaristes qui favoriseront la mobilisation croissante et consciente de chacun autour d’un projet alternatif. Toutes ces politiques s’imbriquent et doivent être promues de front, de l’échelle locale aux enceintes internationales.
- Représentation politique : la fin du spectacle.
La représentation politique est peu à peu devenue l’apanage d’une minorité toujours plus professionnalisée et personnalisée. A cette professionnalisation a correspondu une perte de substance du débat politique. Manipulations médiatiques, marketing politique et mépris du peuple sont les attributs de la politique spectacle.
L’implication du plus grand nombre dans l’espace public suppose un renouvellement régulier du personnel politique et la dépersonnalisation des enjeux. Dans toutes nos institutions, il est nécessaire d’interdire le cumul et de limiter le nombre des mandats. Cette limitation des mandats n’a de sens que si elle s’accompagne d’une réelle pratique de formation et de transmission pour qu’un projet collectif puisse se prolonger lorsque les individus qui le portent laissent leur place. Des mécanismes qui facilitent les passages entre activité professionnelle et responsabilité politique doivent également être accessibles à tous.
Si l’on écarte le scénario d’une transformation imposée par le haut, par un pouvoir fort et personnalisé, c’est par le travail du Parlement, à l’intérieur duquel les choix résultent de débats contradictoires, que la volonté des citoyens peut le mieux se traduire en décisions légitimes. L’élection du Président de la République au suffrage universel, en personnalisant les enjeux, fausse les débats d’idées. Son instauration en 1962 était bien une régression démocratique sur laquelle il faudra revenir.
Revivifier la démocratie représentative est une nécessité qui ne dispense nullement d’affiner les modalités de démocratie participative afin d’encourager la coresponsabilité des citoyens.
Il est temps, enfin, de légiférer sérieusement sur l’indépendance des médias à l’égard du pouvoir économique et financier. Celui-ci, pouvoir bien réel, confie la comédie du pouvoir à une classe politique largement complice, les journalistes, piégés par les grands propriétaires de médias, se contentant de mettre en musique ladite comédie. Il est certain que décontamination publicitaire, dont nous avons déjà reconnu la nécessité, sera d’une puissante efficacité pour décourager l’emprise des intérêts privés sur l’information.
- Des décisions qui dépassent le cadre des Etats.
L’échelon national reste, pour le moment, celui qui permet le mieux de conduire de vrais débats démocratiques, ce qui requiert à la fois une histoire et des références politiques partagées, une communication dans une langue comprise par tous, un espace commun de débats d’idées, de conflits sociaux et de conquête du pouvoir. Il est, pour le moment, le cadre principal de la souveraineté populaire, fondement de la démocratie.
Il n’en reste pas moins nécessaire de trouver des formes d’organisation qui permettent de dépasser le cadre strictement national pour faire contrepoids au pouvoir économique des firmes transnationales et à la volonté hégémonique des grandes puissances. La nature des enjeux, qu’il s’agisse de la sauvegarde de l’environnement, des crises à venir sur l’eau, l’agriculture, l’énergie et l’ensemble des matières premières, des dérèglements financiers ou géopolitiques, appelle des réponses qui dépassent largement le cadre national.
Si les institutions internationales sont appelées à jouer un rôle important dans les temps qui viennent, elles ne peuvent en rester à l’architecture qui résulta des rapports de force mondiaux de 1945. La voix des pays du Sud doit être nettement amplifiée dans une ONU profondément réformée, ainsi que dans un système commercial et monétaire international refondu. Il serait temps qu’un nouveau dispositif place les normes sociales et environnementales au dessus des dogmes du libéralisme. Il importe également que la transparence, ainsi que le recours à des mécanismes de contre-pouvoir et de contrôle démocratique des décisions, y deviennent la règle.
Quant aux structures régionales ou continentales, comme l’Union européenne (UE), leur pertinence géographique coïncide trop rarement avec l’ambition de construire un espace politique singulier. Comment en serait-il autrement quand une faible légitimité démocratique se dilue dans les eaux lisses de la technocratie et des lobbies ? Comment, pour prendre l’exemple de l’UE, un projet politique alternatif pourrait-il d’emblée émerger à 27 pays ? Il est devenu nécessaire de promouvoir un échelon intermédiaire entre la nation et de tels ensembles continentaux. Seuls des regroupements politiques entre quelques pays membres de l’UE autour de projets communs devraient permettre d’engager rapidement des politiques audacieuses sur les grandes questions transversales qui concernent la survie de l’humanité (climat, eau, énergie etc.) et de concourir à l’affirmation d’un contre-projet politique.
Le risque de basculer vers un monde quadrillé par l’ordre mercantile, par des communautés ethniques ou religieuses, par des milices au service d’intérêts privés, un monde de conflits permanents et de concurrence exacerbée, n’est plus à écarter. Il s’agit même d’une tendance lourde qui appelle une riposte vive et forte.
Des mouvements de fond ont permis d’impressionnantes mobilisations contre la guerre en Irak, ou des résultats inattendus lors des référendums sur le projet de traité constitutionnel européen en France ou aux Pays-Bas. C’est en cette force qu’il faut savoir espérer pour que, dans un avenir proche, l’affirmation d’une volonté populaire en faveur d’une mutation plus globale de nos sociétés ne puisse plus être invalidée par les manipulations du pouvoir.