J’étais au lycée général. Je bossais avec acharnement Pas question de baisser les bras. Après le bac, je travaillerais dans la culture. J’avais compris beaucoup de choses depuis que j’étais descendue de ma montagne andorrane. Ce que mon père avait fait, ce qu’il avait vendu allait contre la culture. Le pain oui, c’était de la culture. Mes chevaux, c’était de la culture. Le jeu, la drogue, la consommation à tout va la détruisait.
La culture, c’était de la richesse pas un moyen de s’évader. C’était prendre du temps pour comprendre ce qui nous entoure. Le monde est un labyrinthe où se cachent les secrets de la vie. La culture permettait à chacun de trouver sa raison d’être au monde. Précieuse, elle permettait de voir large. L’argent ne faisait pas le bonheur, le savoir, si. Pas seulement la connaissance. Le mot « culture » résonnait dans ma tête et se conjuguait à toutes les sauces.
J'étais pleine d'ambitions. J’avais atterri dans une ville… presque une mégapole pour moi.
Qui drainait des cars entiers d'élèves absorbés par plusieurs lycées
Finis les tête-à-tête avec un Tom absorbé par ses consoles de jeux et quelques copains qui aimaient davantage les gâteaux et les friandises de la boulangerie que mes jeux compliqués.
J’allais partir à la conquête de potes, de nombreux amis filles et garçons, d'amourettes… et bien sûr aussi du grand Amour.
Le jour où j’allai m’inscrire au lycée, tous les élèves étaient dans la rue, déchaînés, joyeux, gueulards, avec des banderoles anti- CPE
C comme chômage, P comme précaire, E comme éjectable
Je ne comprenais pas ce qui se passait mais je fus embarquée d'office dans le mouvement festif et jubilatoire. Anti CPE, anti- CPE ? Je lisais les pancartes.
Chômage Précarité Esclavage
Comment pourrir l’emploi
Cherche pigeons à exploiter !
— Moi, c'est Anaïs, me cria une jolie manifestante dans le vacarme. Et toi , « nouvelle » ?
— Je débarque de la montagne, je m'appelle Alys. A-L-Y-S.
— Tu es dans quel lycée, Alys ?
— Le lycée Calvetti !
— Pareil ! C’est un bon lycée, je te ferai connaître mes potes, une bonne bande, tu verras, tu vas t’éclater…
— Tant mieux, j’en ai besoin !
— Tu verras, Pamieux est une chouette ville. Je te ferai connaître le bistrot des étudiants, et tous nos coins à nous...
Un jeune rouquin les rattrapa.
— Moi, c’est Tibo.
Il était beau, Tibo. Il avait plein de taches de rousseur et une voix de stentor.
Lundi CPE, mardi CPE, mercredi ANPE, jeudi CPE, vendredi CPE, samedi ANPE, dimanche on fait la manche
Je ne posais pas de questions pour ne pas paraître ignare. Je songeais fermement à mes études, et donc était aveuglément des leurs.
Contrat première embûche
Contrat première emmerde
Contrat précarité extrême
Contrat pour esclaves
Contrat Poubelle Embauche
Contrat privilégiant exploitation
Certitude perdre emploi
Ils n'étaient pas sur les bancs d'école mais dans la rue. Je commençais ma première expérience du lycée par une gigantesque récréation collective.
De Villepin au RMA, Sarkozy au RMI
Jeunes aujourd'hui dans la rue, pour ne pas avoir à y vivre demain
Un gars un tantinet plus mûr ou affirmé, les cheveux ébouriffés, le poitrail à peine entrouvert sur une toison noire et fine, un petit carré d'étoffe rouge sur une pomme d'adam bien saillante était juché sur une murette, brandissant un instrument qui amplifiait sa voix (un mégaphone , sus-je plus tard).
Nous ne sommes pas de la Chair à Patron Exploitable
Nous ne sommes pas de la chair fraîche à consommer avant 26 ans
Nous sommes Contre la Précarité et l'Exclusion
Contre le Contrat Pour t'Entuber
Contre le Contrat Pour t'Encuver
Contre le contrat Pour l'Employeur
Il haranguait la foule surchauffée et l'entraînait sur un rythme martial et jovial à la fois.
Il était impossible de résister à ses slogans cadencés qui mettaient la foule en liesse.
La précarité, ça ne peut plus durer !
Au 20ème on riait du 19ème, au 21ème on regrettera le 20ème !
Dis, papa, c'est quoi un CDI ?
Dis, Papa, c'est vrai que pépé n’a pas connu le chômage ?
Déjà je me sentais conquise par le look et la détermination de notre leader.
Embauché, débauché, jeune condamné à la précarité, merci l'UMP
Non à la Casse Programmée de l'Économie
D'emblée ma folle poitrine a frémi. J'espérais qu'il me remarquerait, je nous imaginais tous deux, ensemble, conquis l'un par l'autre. Il ne me remarqua pas.
A 13 heures les forces de l'ordre, discrètes mais efficaces, dispersèrent la foule sans aucun mal.
C.R.S. : Chirac ! Robien ! Sarko !
Galouzeau serre les fesses, on arrive en vitesse
Il faut dire que les tiraillements d'estomacs reprenaient leur droits
Une consigne parcourut les rangées d'étudiants :
Tous au Castelet , tous au Castelet !