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16 décembre 2009 3 16 /12 /décembre /2009 03:39

SAPIR_Jacques

 

 

 

 

 

 

 



 "Je suis démocrate donc souverainiste"
Jacques Sapir

http://goudouly.over-blog.com/article-je-suis-democrate-donc-souverainiste-38859929.html

Sur  : Horizons

Après son texte “un an après” où il faisait sauter le tabou du protectionnisme national, puis son débat avec Benoit Hamon dans Marianne2 où il était question de l’hypothèse d’une sortie de 'l’Euro, il me fallait interroger Jacques Sapir pour l’inviter développer sa pensée un peu plus loin.

Je lui ai posé sept questions, techniques ou politiques, sur sa conception de l’alternative et des moyens de sa mise en oeuvre. Il a répondu en détails à toutes.

Jamais, je crois, le chemin de sortie du carcan néolibéral n’avait été décrit avec une telle précision. Les six pages de texte qui suivent vous feront voir l’avenir de notre pays autrement.

 


Depuis plusieurs années, le protectionnisme a été défendu pour une mise en œuvre à l’échelle communautaire. Pourtant, dans un texte récent « Un an après » vous laissez la porte ouverte à un protectionnisme national. Dans l’idéal et d’un point de vue purement technique, quel serait le périmètre optimal pour une politique néo-protectionniste ?

Il est clair que, techniquement, plus grande et plus homogène est la zone qui se protège et meilleur en est l’effet. De ce point de vue, une zone qui correspondrait au noyau initial de la CEE me semblerait optimal. On pourrait sans doute y ajouter la Suède et le Danemark. Mais, nous sommes confrontés à deux problèmes :

- Tout d’abord le démantèlement d’une partie de la protection sociale tel qu’il est organisé en Allemagne par les lois qu’a fait voter le chancelier Schröder et que Mme Merkel n’aura de cesse de renforcer dans son alliance avec les Libéraux. De fait, l’Allemagne se met en position de concurrence sociale par rapport aux autres pays du « noyau » historique.

- Ensuite, les oppositions au néo-protectionnisme risquent d’être virulentes en Allemagne et aux Pays-Bas.

C’est pourquoi le périmètre réaliste sera probablement – du moins pour une période initiale – plus faible que le périmètre « optimal ». On peut penser qu’une alliance France-Italie-Belgique pourrait constituer une bonne base de départ. Cependant, on ne doit pas exclure une solution purement nationale. Dans la situation actuelle, tout est préférable au statu-quo. Néanmoins, il faut comprendre qu’une telle solution nationale serait appelée à s’élargir rapidement.

Notons que si les autres pays réagissent à la démarche protectionniste de l’un d’entre eux en mettant, à leur tour, des barrières protectionnistes on aura beau jeu de leur dire « pourquoi pas tous ensemble ? ».

Ce qui me fait penser que tenter le saut du protectionnisme ne serait-ce qu’au simple niveau de la France ne présente aucun risque. Soit les autres pays ne réagissent pas, et dans ce cas nous rétablissons assez vite notre balance commerciale, soit ils réagissent et dans ce cas, comme ils auront aussi fais sauter le tabou qui pesait sur des mesures protectionnistes nous serons dans une excellente position pour négocier avec eux des mesures communes.

Le véritable problème est celui du tabou qui pèse aujourd’hui sur le protectionnisme. Qu’il saute et d’une certaine manière nous avons gagné.

 

Patrick Artus dans son dernier Essai « Est-il trop tard pour sauver l’Amérique » affirme qu’une politique protectionniste ne pourra pas conduire à une réindustrialisation. Pour lui, les activités industrielles qui se sont délocalisées ne reviendront pas (au nom d’un argument non développé lié à l’élasticité-prix) La réindustrialisation ne pourra se faire qu’avec des nouvelles industries. Qu’en pensez vous ? Peut-on réellement fixer comme objectif à une politique protectionniste de renforcer la base productive de la zone protégée ?

La question des élasticités-prix est effectivement une question décisive. Si la contraction de nos importations est faible (élasticité proche de zéro) il nous faut une élasticité de nos exportations qui soit très supérieure à 1. Dans le cas des Etats-Unis il est clair que le processus de désindustrialisation est allé très loin. Il faudrait donc des mesures réellement draconiennes pour inverser cette tendance.

Ceci milite pour des mesures protectionnistes (ou une dévaluation, ou les deux) qui soient très importantes. Il faut que la baisse du prix de nos produits l’emporte de loin sur tout « effet qualité » et qu’inversement, la hausse des produits importés soit telle qu’elle enclenche une réelle contraction des volumes et le développement d’industries de substitution.

Concrètement, il faut combiner des mesures protectionnistes ciblées et de grande ampleur avec une dévaluation d’au moins 20%.

Il faut ajouter, et je pense que c’est évident, que de telles mesures ne sauraient remplacer une politique industrielle. Le protectionnisme est la condition nécessaire à une telle politique, mais non la condition suffisante. Très souvent on a le sentiment que le protectionnisme à lui seul pourrait suffire. C’est faux à l’évidence dans la plupart des cas.

Mais, dire qu’il ne pourrait suffire ne permet pas de l’exclure car une politique industrielle sans protectionnisme est aussi, et là à coup sûr, condamnée à l’échec.

Il faut comprendre que, dans la conjoncture actuelle, quand Gréau ou moi parlons du protectionnisme c’est bien aussi la politique industrielle que nous avons en tête. Mais, aujourd’hui, et je le répète, il faut faire tomber le tabou qui pèse sur le protectionnisme. En fait, pour ma part, je considère le protectionnisme comme l’élément déclencheur mais ne résumant point toute une politique de ré-industrialisation et dans laquelle j’inclus la constitution d’un pole public du crédit ainsi que la participation de l’État ainsi que des collectivités territoriales à certaines activités.

 

Dans votre dernier texte sur la dette publique, vous préconisez un retour au franc afin de faire face à la surévaluation de l’Euro et pouvoir renouer avec la dévaluation, ce qui dîtes-vous, pourrait rendre inutile la mise en œuvre de politiques protectionnistes. Cependant, la dévaluation compétitive est une stratégie que tous les pays recherchent actuellement afin de compenser une demande intérieure atone par un surcroît de compétitivité à l’export et ainsi pouvoir accrocher leur croissance à la « demande extérieure ». Cette stratégie n’est-elle pas vouée à l’échec si tous les pays la pratiquent ? Du point de vue de la stimulation de la demande globale, quelle solution est-elle préférable : une dévaluation monétaire ou une monnaie plus forte associée à des protections commerciales?

Il est très clair que les stratégies de croissance qui cherchent aujourd’hui à s’arrimer sur une « demande extérieure » sont vouées à l’échec. Ne serait-ce que pour une simple question de logique. Si tout le monde comprime sa demande intérieure pour aller chercher dans la demande externe les sources de sa propre croissance, on voit bien qu’au final nous aurons une baisse importante de la demande agrégée à l’échelle internationale. Des économies de relativement petite taille peuvent espérer s’arrimer à la croissance d’un « grand pays ». Mais, aujourd’hui, nous voyons bien dans le cas de la Chine qu’une telle politique touche à ses limites. En fait, dans le cas chinois, la politique de prédation n’a été qu’un raccourci pour atteindre le niveau technique qui permettra à la Chine de se retourner sur son propre marché intérieur.

La croissance, partout et toujours, est liée à une croissance de la demande intérieure. Celle-ci peut être individuelle ou bien collective, et cette question est ouvertement posée aujourd’hui où l’on voit bien que certaines consommations individuelles ont, elles aussi, atteintes leurs limites.

Cependant, dans le cas de la France il nous faut aujourd’hui combiner une dévaluation et des mesures protectionnistes pour pouvoir nous donner la marge de manœuvre nécessaire en raison de l’avantage acquis par l’Allemagne entre 2001 et 2005 quand cette dernière a transféré sur les ménages une partie des charges portant sur les entreprises. C’est ce que l’on a appelé dans le débat français la « TVA Sociale ». C’est une mesure typique d’une politique d’expansion par la demande extérieure, car on réduit sa propre demande tout en rendant ses entreprises plus concurrentielles. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, je me suis opposé à la TVA sociale en France.

Les mesures structurelles que j’ai mentionnées, pole public du crédit, intervention de l’État, politique industrielle, ne sauraient cependant être immédiatement efficaces. Elles ont besoin d’un certain délai pour faire sentir leurs effets. La relance par la demande et par la substitution de l’offre intérieure à l’offre extérieure permet alors de gagner du temps. Elles vont enclencher le processus de relance avant que les mesures structurelles e viennent les relayer, puis les remplacer.

D’une certaine manière, ces politiques seraient bien plus efficaces si elles étaient mises en œuvre de manière coordonnées. Ici encore on retombe sur le dilemme entre le cadre d’action « optimal » et le cadre d’action « réaliste ».

Mais, dire que ces politiques seraient plus efficaces à plusieurs ne signifie pas qu’elles seraient sans efficacité si elles étaient mises en place au niveau de la France seule. Bien au contraire.

Plus fondamentalement, nous devons faire basculer notre structure de consommation vers des biens qui sont plus collectifs. Une stratégie à 5 ou 7 pays de développement coordonné des biens publics et du transport serait certainement plus efficace. Cependant, et j’insiste sur ce point, il y a des marges de croissance à exploiter même dans une politique menée à l’échelle de la France.

Si nous pouvions cependant nous mettre d’accord rapidement avec certains de nos voisins, en particulier, nous pourrions certainement réduire l’ampleur de la dévaluation initiale. Cependant cette dernière, en raison de la politique sociale de l’Allemagne, est inévitable.

 

Votre texte « un an après » se conclut par un appel au rassemblement dans le cadre de l’élection présidentielle de 2012 sur la base d’un programme de rupture. A quel type de rassemblement pensiez-vous ? Un rassemblement politique au-delà des clivages traditionnels, un rassemblement d’intellectuels pour construire ce programme ou à l’émergence d’un nouveau mouvement citoyen ?

Tout rassemblement de citoyens et d’intellectuels doit déboucher sur un rassemblement politique ou se condamne à l’impuissance. Celui que j’appelle de mes vœux ira de l’extrême gauche jusqu’aux néo-gaullistes qui partagent nombre de ces idées. Elle exclura cependant une fraction du PS qui me semble engagée dans la dérive des « néo-socialistes » de Marcel Déat dont l’article « Mourir pour Dantzig ? » trouve un étrange écho dans certaines affirmations néo-libérales et prises de positions pour le libre-échange. Il s’exprime une véritable haine de la Nation et de la Démocratie dans ce courant et dans ces pratiques quotidiennes.

Cependant, une telle alliance implique un programme clair et des dirigeants qui sachent faire taire leur sectarisme. En tant que citoyens nous pouvons, dans différents clubs, contribuer à ce programme. Nous pouvons aussi faire en sorte que les sectarismes se désarment et que les préventions contre « l’autre » ne soient pas irrémédiables. Mais, il ne faut pas se cacher qu’il y a et qu’il y aura du travail…

L’un des arguments les plus souvent opposés aux thèses néo-keynésiennes ou protectionnistes vient de la nouvelle écologie radicale, dont les thèses sont actuellement en vogue, pour laquelle la crise est en premier lieu écologique. Ils affirment que l’épuisement en cours des ressources naturelles est incompatible avec toute idée de relance par la consommation. Que leur répondre ?

La dimension de crise par épuisement des ressources naturelles est incontestable. Dans le même temps, la financiarisation des marchés de matières premières explique dans une large mesure leur instabilité.

Je suis parfaitement conscient que ce n’est pas à une simple relance de la consommation que nous devons procéder mais bien à un basculement vers des consommations à la fois plus collectives et plus économes en matières premières et en CO2.

Mais, comment appliquer de telles mesures quand :

- Les prix de l’énergie varient en quelques mois de 4 à 1 (de 147 USD le baril à 37 USD) ?

- Certains pays, et non des moindres, refusent d’appliquer un accord international comme le protocole de Kyoto ?

- L’Europe soumet les infrastructures (dans la distribution de l’énergie, dans les transports) à la logique de la concurrence et du découplage (unbundling) ce qui empêche des grandes politiques publiques ?

On voit bien que pour qu’une véritable politique fondée sur la taxe carbone puisse se mettre en place, il faut que les prix de l’énergie soient stables et régulièrement croissants. Pour ces derniers, si nous avions 5 contrats au futur pour un contrat réellement exécuté en 1997, nous en avons 20 pour 1 aujourd’hui. Les marchés des matières premières, et pas seulement le pétrole mais aussi les produits agricoles, sont devenus des « marchés financiers ». Il faudra bien que l’on s’entende avec les pays producteurs pour sortir ces produits de la logique de la financiarisation et pour en réguler les prix.

Pour qu’une véritable politique des transports se mette en place, il nous faudra révoquer les directives européennes sur les transports ferroviaires et sur l’énergie. Comment taxer nos entreprises si celles des pays voisins ne le sont pas ? Il faut rappeler que la Suède, que tout le mode se plait à citer en exemple, n’applique pas la taxe carbone à ses principales industries. Or ces dernières sont largement plus polluantes que la consommation des ménages…Veut-on imiter la Suède ? Mais alors quelle sera l’efficacité de cette politique ?

Enfin, sur l’énergie, la politique actuelle a déjà provoqué des désastres (en Californie et en Italie) et elle nous conduit à surpayer l’électricité « privée » issue des parcs d’éolienne. On a ici soumis ce qui devrait être du niveau du long terme à la logique du marché, soit celle du court terme. Il nous faudra ici aussi révoquer ces directives stupides et reconstituer des monopoles nationaux qui sont les seules entités réellement capables de penser dans le long terme (25 ans) une politique de l’énergie.

L’Europe « verte » est un leurre, au même titre que l’Europe « sociale ». Les écologistes commencent à le comprendre. Lors des manifestations des producteurs de lait à Bruxelles, on a vu José Bové mais pas Daniel Cohn-Bendit. Cette alliance entre les deux courants est purement conjoncturelle. Elle est de plus contre nature (et contre la nature).

En réalité, c’est bien un Keynésianisme « vert » que j’appelle de mes vœux, mais il faut comprendre qu’il ne se fera pas dans le cadre du libre-échange, de la libre circulation des capitaux, et qu’il impliquera un réinvestissement par l’État de nombre de secteurs dont il s’est retiré.

Les thèses que vous défendez sont au service d’un idéal de gauche  (transformer le capitalisme, assurer une répartition plus juste des revenus, desserrer les contraintes actionnariale et concurrentielles qui pèsent sur le salarié…) D’un autre coté, elles mettent en avant des solutions plutôt classées à droite comme le retour à la nation ou l’exigence de souveraineté. Cette ambivalence peut expliquer pourquoi ces thèses ont tant de mal à percer dans le débat public. Aujourd’hui, le discours de souveraineté nationale est surtout porté par l’extrême droite avec des relents identitaires, et le discours de contestation de l’ordre néolibéral n’est porté que par l’extrême gauche mais celle-ci reste attachée à son internationalisme, ce qui rend la contestation stérile. Peut-être que ces idées seraient plus lisibles dans le débat public si elles pouvaient être résumée par un vocable simple et identifié. Quelle appellation proposeriez-vous ?

Je suis profondément persuadé que la souveraineté est une valeur de gauche et non de droite. Tout d’abord parce qu’elle est essentielle à la démocratie. On peut avoir la souveraineté sans la démocratie, mais on a JAMAIS eu la démocratie sans la souveraineté. La démocratie implique la souveraineté car il faut bien préciser qui est responsable de quoi. Je constate que la gauche fut par ailleurs autrefois très attachée à la Nation.

Je constate aussi que la gauche et l’extrême gauche se retrouvent sur les positions de « souveraineté alimentaire ». Mais qu’est-ce que la souveraineté alimentaire, si ce n’est un élément d’un tout global que l’on nomme souveraineté ?

La question de l’internationalisme de l’extrême gauche me semble relever du faux problème. L’internationalisme consiste à reconnaître que, par delà les frontières, nous partageons avec « l’autre » les mêmes problèmes. Ce constat est vrai et j’y suis très attaché. Mais dire que l’on partage les mêmes problèmes ne signifie pas que l’on peut élaborer ensemble des solutions nécessairement communes. Les cadres politiques, les institutions, sont des créations de l’histoire et elles spécifient les espaces nationaux comme des espaces politiques particuliers. Ce sont dans ces espaces politiques particuliers qu’il nous faut trouver des solutions.

Guizot, qui fut un grand historien au début du XIXème siècle (et par ailleurs Ministre de Louis-Philippe) écrivait que la « lutte des classes » était la source des institutions de l’Europe. On connaît la formule, elle fut reprise par Marx. Mais, ce que Guizot ajoutait, c’est que cette lutte des classes avait besoin d’espaces de souveraineté. Le passage de la ville à l’État-Nation a permis ainsi d’ouvrir des espaces plus considérables à ce processus, et nous en avons tous bénéficié. John Commons, l’un des pères du courant institutionnaliste américain, souligne lui aussi ce que les institutions doivent à ce qu’il appelle la « conflictualité sociale » soit la lutte des classes. Il souligne que le processus d’extension des institutions, qui le fait passer du niveau local au niveau national est un processus indispensable.

Alors, pourquoi ne peut-on avoir un processus identique au niveau européen et au niveau mondial ? Et bien, et tout simplement, parce que ce mouvement d’extension des institutions du local au national a été dans le même temps le processus de constitution historique des États, qui leur a donné leur singularité propre. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, le projet fédéraliste bute sur cette singularité. Il ne peut que la nier, mais ce faisant, et nous avons assez d’exemples à ce sujet, il nie la démocratie. Le fédéralisme aujourd’hui, en Europe, ne peut être qu’un projet anti-démocratique. Ce n’est pas un hasard si Hayek, quand il bascule vers la fin des années 1960 dans le conservatisme (qui n’était pas sa position initiale) se fait l’apôtre de règles conçues hors de toute démocratie et in fine de nature divine, justement pour tenter de limiter le mouvement des institutions qu’implique la lutte des classes.

Le libre-échange, parce qu’il met les travailleurs en concurrence pour le plus grand profit des patrons, nie à dessein cette construction historique des institutions dans un cadre national. Il est le contraire en réalité de l’internationalisme.

La formule de Jaurès « un peu d’internationalisme éloigne de la Nation ; beaucoup y ramène » doit se comprendre comme la tension nécessaire qui existe entre la communauté des problèmes par-delà les frontières et le fait que des solutions ne peuvent être trouvées à ces mêmes problèmes que dans le cadre des espaces politiques que sont les Nations. Il faut ensuite trouver des cadres de coordination ou de négociation entre les Nations, mais le niveau du national reste le niveau principal.

La construction de cadres légaux au-delà des Nations, et donc au-delà du contrôle démocratique qui s’exprime en leur sein, a toujours signifié une régression sociale et politique. Aujourd’hui, le projet européen avance à la même vitesse que le démantèlement de la démocratie non seulement en Europe mais dans chacun des pays membres.

Pour répondre à la question que vous posez, je dirai que je suis un démocrate au sens le plus profond du terme et donc un souverainiste, même si je conçois qu’il soit des souverainistes qui ne sont pas des démocrates.

Benoit Hamon a répondu à lettre ouverte que vous lui avez adressée en affirmant que l’Euro permettrait aujourd’hui une relance par une stimulation de la demande (consommation et investissement) sans qu’il soit nécessaire de dévaluer comme au moment de la relance de 1981. Que lui répondez-vous ?

Je dois d’abord dire que sur un certain nombre de points nous sommes en accord Benoît Hamon et moi. Ceci vaut pour les politiques industrielles (point que l’on a tendance à oublier), sur le protectionnisme et, bien entendu, sur les politiques sociales. Là où nous divergeons est la question de savoir ce qui est compatible avec l’Union Européenne et la zone Euro et ce qui ne l’est pas.

Aujourd’hui, une politique de double relance – dont je ne conteste pas la nécessité, bien au contraire – va se heurter aux règles de la zone Euro, comme le Pacte de Stabilité et le financement du déficit public, mais aussi à l’Euro lui-même à travers sa surévaluation. Il faut savoir que toute surévaluation de l’Euro de 10% à partir du niveau de 1,15 Dollar pour un Euro est l’équivalent d’une hausse de 1% des taux d’intérêt. Nous sommes actuellement à 1,47 USD, soit une hausse de 27%. Le taux « réel » de la BCE n’est donc pas de 1% (ce qui est déjà élevé face au 0,25% de la Réserve Fédérale) mais de 3,7%. C’est ce taux réel qu’il convient de comparer au taux de la Réserve Fédérale, ou de la Banque du Japon (0,10%), et l’on voit que cela fait une différence TRÈS significative.

Dans ces conditions, la question qui se pose est : avons-nous la capacité d’imposer à la BCE et à nos partenaires une réforme de la gestion de la zone Euro dans un délai relativement court incluant des mesures qui seraient à même de faire baisser le cours de l’Euro face au Dollar. Si on pense que oui, il faut dans ces conditions rester dans l’Euro. Mais, une telle solution peut aussi apparaître comme irréaliste, et je pense que tout le monde en conviendra.

Dans ces conditions, seule une sortie de la zone Euro nous permettra de retrouver les marges de manœuvre nécessaire pour la double politique de relance que suggère Benoît Hamon.

Il faut ici préciser que cela ne servirait à rien de sortir de la zone Euro si cela devait être pour continuer la même politique. L’intérêt d’une sortie de l’Euro est justement de mener une politique réellement différente, avec la combinaison de politiques industrielles et de politique des revenus que j’ai suggéré auparavant, mais aussi des contrôles de capitaux et un financement d’une partie de la dette publique par la Banque Centrale.

Notons ici que l’Euro ne nous a protégé, en en partie seulement, de la tempête monétaire que parce que nous sommes en convertibilité de compte de capital (Capital-Account convertibility). Si nous ré-instituons des contrôles sur les capitaux et sur les changes, une politique qui fut menée dans les années 1950 à 1970 avec succès comme en témoigne notre rythme de croissance de l’époque qui était supérieur à celui de l’Allemagne, notre monnaie ne connaîtrait aucun risque. Nous serions alors en mesure de déterminer notre taux d’intérêt sans avoir à tenir compte du taux d’intérêt allemand. C’est l’ouverture progressive de notre marché des capitaux, réalisée à partir de 1974 et couronnée par les réformes de Bérégovoy dans les années 1980, qui nous a rendu dépendant du taux d’intérêt allemand, et qui a rendu nécessaire le passage à une monnaie unique, aux conditions politiques imposées par l’Allemagne.

Cette « nécessité » ne s’est cependant manifestée comme telle qu’en raison des choix que nous avions faits (ou plus exactement que n’avions pas faits) depuis 1981. Elle n’existe que dans le cadre d’une certaine politique. Que l’on en change, et cette « nécessité » disparaîtra d’elle-même.

Ceci ne résoudra pas la question monétaire internationale. Nous avons besoin, et aujourd’hui encore plus que hier, d’une véritable réforme du système monétaire international. Il faut oublier les rêves d’en revenir à l’étalon-or. Les solutions, dans un premier temps, ne pourront être que régionales. C’est pourquoi l’Euro avait une place à jouer, non pas comme une monnaie unique mais comme une monnaie commune venant s’ajouter aux monnaies nationales existantes. C’est ce que je décris dans mon article de 2006, et cela correspond au « BANCOR » de Keynes, appliqué à l’Europe.

Jacques Sapir.

Propos recueillis par Malakine

Article repris sur le site "Pour un protectionnisme européen" sous le titre "Protectionnisme européen ou national?"
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6 décembre 2009 7 06 /12 /décembre /2009 03:34


Crise systémique : la vérité sur la bourse
http://goudouly.over-blog.com/article-crise-systemique-la-verite-sur-la-bourse-40137027.html

Gilles BONAFI

Sur le Grand Soir


Personne ne comprend pourquoi la bourse, alors que tous les indicateurs sont dans le rouge (dont le plus important est le chômage) continue de progresser, ce que les médias nomment « la reprise ». La Banque mondiale avait d’ailleurs estimé la baisse du PIB mondial à 3% pour 2009. Source : Baisse de 3% du PIB mondial en 2009 - - le JDD.fr

Or Le Dow Jones est passé de 8577 points le 15 octobre à 10 000 points le 14 octobre 2009 soit plus de 16% en pleine crise. Nous avons donc -3% pour l’économie réelle et + 16% pour la bourse, bizarre, non ?

Une petite explication (un peu technique) s’impose donc.

I. Les rats quittent le navire

Les Insiders, c’est à dire les responsables des entreprises US quittent le navire. Ils vendent à tour de bras leurs actions !

Pour masquer cela, Goldman Sachs qui représente à elle seule plus du tiers des volumes des titre négociés du NYSE truque les marchés à l’aide du trading "quantique" ou algorithmique. Ces échanges s’effectuent à fréquence élevée sur de petit blocs négociés en permanence entre un nombre restreint de fonds quantiques et de programmes de trading.

Laurent Useldinger, président d’Ullink, une société fournissant des solutions de trading et de connectivité FIX (Financial Informations Xchange) explique le trading quantique ainsi : « On estime qu’un trader équipé d’outils algorithmiques traite dix fois plus d’ordres que manuellement »

Tout ceci est du vent, bien sûr, déconnecté de toute réalité économique !

II. La vérité sur la bourse

Le NYSE, New York Stock Exchange que l’on nomme "Wall Street" ou Bourse de New York », est la plus grande bourse mondiale. En juillet 2009, Goldman Sachs représentait un tiers des volumes d’échanges (program trading) et les 3 acteurs principaux (Goldman Sachs, Credit Suisse et Morgan Stanley) représentaient quant à eux 63,6 %. La preuve (le graphique « la vérité sur la bourse ») sur mon blog : http://gillesbonafi.skyrock.com/.

Bien sûr, tout ceci est du trading "quantique"une aberration de marché. Philippe Béchade dans la chronique Agora donne une excellente analyse. Source : Programmes de trading et manipulation de cours

« Pour ceux qui nourrissaient encore quelques doutes, le comportement robotique du marché prouve de façon éclatante qu’il n’existe plus aucun contre-pouvoir réel face aux machines. Les programmes de trading automatisés règlent avec une précision de géomètre l’angle de progression du canal ascendant. Une fois verrouillé le rythme de la hausse du sous-jacent (actions, indices, matières premières), un champ d’opportunités infinies s’ouvre aux opérateurs. Ils peuvent arbitrer en temps réel sur l’ensemble des catégories de dérivés : options, warrants, CFD, contrats sur indices.

L’effondrement de la volatilité consécutif à la disparition de toute correction technique — là encore, un phénomène qui démontre que toute trace de psychologie humaine est impitoyablement gommée par les ordinateurs — tendrait à démontrer que les opérateurs affichent une confiance absolue dans un contexte où cours de Bourse et conjoncture sont totalement déconnectés."

De plus, le 30 juin 2008 , l’OCC (Comptroller of the Currency, l’autorité gouvernementale de tutelle des banques) déclarait que les USA possédaient 182 100 milliards de dollars de produits dérivés (des métastases), or, il y a quelques mois, le dernier rapport fait état de 200 000 milliards de dollars (contrôlés par 5 banques). A l’heure où l’on parle de réguler la finance, 20 000 milliards de dollars ont donc été créés en 1 an, soit 1,5 fois le PIB des USA. Source : http://www.occ.gov/ftp/release/2009-114a.pdf (tableau page 12).

La crise systémique actuelle, qui est le chant du cygne de notre système économique, nous démontre que les théories économiques sont obsolètes.

Paul Krugman qui a un métro de retard se demande encore comment les économistes ont fait pour se tromper à ce point ?

C’est pourtant simple, les théories économiques n’ont pas évoluées au rythme de la finance. Celle-ci, à l’aide des mathématiques et de pressions politiques a su créer un gigantesque casino planétaire avec des montants dépassant 10 fois le PIB mondial. Pire que tout, la plupart de ces dizaines de milliers de milliards de dollars sont directement liés à des dettes.

Toutes les théories économiques volent donc en éclat : celles sur la valeur, la relation capital/travail, etc, etc.

"Il était inévitable que des choses très graves se produisent" déclarait Benoît Mandelbrot, mathématicien et inventeur des fractales car ce système est mathématiquement condamné. Il est en train de mourir en ce moment même et le temps d’un nouveau paradigme est venu, une nouvelle vision du monde en effet qui doit exclure les « seigneurs féodaux » qui tentent de verrouiller définitivement le système à leur profit.


Gilles BONAFI

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16 novembre 2009 1 16 /11 /novembre /2009 03:09

tribune-fdg-fdg


Je ne sais si 'est la meilleure déclaration qu'il pouvait être faite, mais c'est celle là que je vais suivre avec le plus d'attention...en attendant un sursaut.
Dominique

http://goudouly.over-blog.com/article-declaration-du-front-de-gauche--38381420.html

Nous voulons mettre la dynamique du Front de Gauche au service du rassemblement unitaire de toutes les forces et plus globalement de toutes les citoyennes et les citoyens et les acteurs du mouvement social qui aspirent à rendre majoritaire une alternative à la logique du système capitaliste, du libéralisme et des modèles productivistes. Nous leur disons que le Front de Gauche peut être leur outil. Nous affirmons notre disponibilité à des listes larges réunissant des partis qui tout en n'étant pas dans le Front de Gauche, convergent sur cette démarche et ces objectifs.

Dans ce but, nous nous adressons aux organisations présentes dans ce groupe de travail pour conclure un accord national.

Nous avons déjà des acquis. Nous avons dressé un certain nombre de considérants qui nous ont permis de constituer un cadre politique national de discussion commun en vue de vérifier la possibilité d'aller ensemble aux régionales.

La plupart des mouvements réunis ici ont fait des déclarations et des offres politiques. Nous pensons que le moment est venu de nous prononcer sur des propositions très concrètes à même de constituer les bases de cet accord national :

  • La constitution de listes au premier tour différentes de celles présentées par le PS et Europe écologie.
  • Ces listes répondront à trois objectifs indissociables : changer les rapports de force à gauche en faveur de la ligne de transformation sociale, battre la droite et rassembler une majorité autour d'un projet vraiment alternatif à la logique du système qui est en crise aujourd'hui. En particulier autour des mesures que nous pourrions porter ensemble. Elles s'engageront à défendre ce programme dans les futurs conseils régionaux. Elles affirmeront leur volonté de le mettre en œuvre à la tête des régions, partout où nous nous jugerons en situation de le faire. Il doit s'agir d'une politique de rupture cohérente, applicable dans le champ de compétences des régions, changeant réellement la vie des citoyens en donnant la priorité aux besoins sociaux, écologiques et démocratiques contres les logiques capitalistes, libérales et productivistes.
  • Nos listes s'engageront, sans ambiguïté, à faire barrage à la droite en se rassemblant avec les autres listes de gauche au 2ème tour à l'exclusion de tout accord avec le Modem.La liste arrivée en tête au 1er tour fusionnant avec les autres listes de gauche et écologique proportionnellement au 1er tour.Nous demanderons le même engagement au PS et à Europe Ecologie.

 

  • Notre volonté est de porter des projets de transformation sociale réelle dans les régions. Si les conditions en sont créées nous pourrons travailler à leur mise en œuvre jusque dans les exécutifs régionaux car la gestion des régions s'envisage comme un moyen d'atteindre nos objectifs. Notre participation est donc liée aux conditions qui la rendent possible. Il s'agit de la possibilité de mettre en oeuvre les points essentiels de notre programme et du rapport de force permettant effectivement de les appliquer.Cette hypothèse exclut toute participation du Modem ou d'une quelconque organisation de droite.
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10 novembre 2009 2 10 /11 /novembre /2009 03:44




L’après crise : retour de l’Etat ou utopie post-politique ? 

http://goudouly.over-blog.com/article-l-apres-crise-retour-de-l-etat-ou-utopie-post-politique--38261275.html

par Jean Claude Werrebrouck


Sur Contre Info

A l’encontre d’une vision simplificatrice identifiant les causes de la crise au retrait de l’Etat et se contentant d’appeler au retour de la puissance publique pour prévenir la répétition des désordres économiques, Jean Claude Werrebrouck, utilisant comme grille de lecture la dichotomie établie par F. Hayek entre ordre spontané et ordre organisé, propose d’analyser la mondialisation en terme de tensions dialectiques à l’œuvre entre ces deux ordres, de fait non exclusifs l’un de l’autre. Lue à cette aune, la réalité de la nouvelle structure économique globale est nettement moins tranchée. « Des Etats nations et leurs représentants voudront conserver leur ordre organisé tout en bénéficiant de l’ordre spontané de la mondialisation. Il est des situations où l’ordre organisé se nourrit de son contraire, » constate-t-il, en rappelant que si les USA ont bien impulsé les déréglementations ouvrant les marchés mondiaux à leurs entreprises, ils ont également pratiqué une politique monétaire résolument interventionniste qui porte une lourde responsabilité dans la crise actuelle, tout en laissant filer des déficits - relevant d’un keynésianisme inavoué - qui leur permettaient entre autres de financer leurs dépenses militaires.

 


Par Jean Claude Werrebrouck, 3 mars 2009

C’est semble t-il la question posée par Pierre Dardot et Christian Laval dans leur essai sur la société néolibérale : « La nouvelle raison du monde » (La Découverte, Janvier 2009). La question est sans doute dans l’air du temps et dans la plupart des pays on ne parle plus que du grand retour de l’Etat.

Et cette interrogation est essentielle pour qui veut comprendre en profondeur ce qui nous attend dans la gestion de la crise des années 2010 et son issue. Le diagnostic de la crise est maintenant assez bien établi. Ce qui l’est moins est le point de départ. S’est ’elle déclenchée dans un univers déréglementé, ou, au contraire, dans un univers encore très largement keynésien ?

Utilisons la grille classificatoire de F. Hayek pour répondre à cette question. Comme on le sait, ce prix Nobel de sciences économiques a construit une théorie des ordres sociaux dans laquelle il oppose classiquement les ordres où le mode de coopération dominant entre les hommes est la hiérarchie, d’une part, et les ordres où ce même mode de coopération est le marché, d’autre part.

L’irréalité des ordres purs.

Ce sont les règles fondamentales du jeu social qui distinguent ce qu’il désigne par les expressions « d’ordre organisé » et « d’ordre spontané ».

Dans le premier cas, celui de « l’ordre organisé » ces règles fondamentales sont finalisées, c’est-à-dire chargées de sens, et sont invitation, à construire un monde jugé souhaitable (construire l’égalité, la paix universelle, le socialisme etc.). C’est dire aussi que constructrices d’ordre qui est lui même une finalité précise, un souhaitable, voire un devoir, ces règles fondamentales seront aussi très prescriptives : elles précisent ce qu’il faut faire et comment il faut faire. Sans doute le droit est-il codification des gestes des hommes, mais ici ces derniers sont pris par la main et les règles les conduisent sur le chemin de la construction de l’ordre. Et puisqu’il y a un but, ces règles sont probablement émises par un pouvoir qui connait l’objectif à atteindre. L’ordre est ainsi probablement équipé d’un capitaine, qui sait où il va, et qui sait adapter les règles pour atteindre les objectifs. Ainsi ces règles ont-elles probablement été émises par un véritable centre de commandement qui contrôle leur application et qui est capable de les changer, ou de les faire évoluer, en fonction de la conjoncture.

Toute autre est la nature des règles fondamentales de l’ordre spontané. Les règles n’ont pas à dire ce qu’il faut faire, mais à l’inverse elles procurent des espaces de liberté : elles ne sont pas prescriptives, mais simplement limitatives et prohibitives. Limitation et prohibition qui ne sont que les espaces de liberté de l’altérité. Et puisque la liberté est au centre du système, les règles ne sauraient être finalisées : l’ordre n’a pas de fin, et n’est que moyen pour des fins particulières, c’est-à-dire celles de ses acteurs. Maintenant l’ordre connait un capitaine qui n’est que le serviteur des règles : il ne les domine pas et ne sont pas l’outil de son pouvoir. C’est la raison pour laquelle lesdites règles, sont probablement intangibles et qu’il ne peut les changer. On comprendra enfin que ces règles de l’ordre spontané disposent d’un socle commun : le droit de propriété perçu comme l’un des tous premiers droits de l’homme. La propriété est ainsi bouclier protecteur et règle constitutive de liberté.

Bien évidemment les ordres hayékiens sont des types purs que l’on ne rencontre dans la réalité que sous des formes bâtardes. Concrètement, une nation ou un continent sont une combinaison des deux types avec dominante de l’un d’entre eux. La mondialisation, en particulier financière, est-elle une forme d’ordre proche de l’ordre spontané ? Si tel est le cas, on pourrait interpréter la thèse à la mode du grand retour de l’Etat, comme le passage de l’ordre spontané vers un ordre organisé. Et partout, depuis le déclenchement de la crise, on entend le même discours : on ne peut faire confiance au marché qui ne peut - désormais - que fonctionner sous la férule de ce grand architecte qu’est l’Etat. Et, simultanément, on entend les libéraux dire à quel point nous sommes dans l’erreur : le catalyseur de la crise, est historiquement le trop grand interventionnisme de l’Etat américain, notamment dans la question des prêts hypothécaires. Et donc, il ne faut pas en rajouter, en demandant le grand retour d’un l’Etat qui aurait ainsi, déjà suffisamment pollué l’ordre spontané.

La réalité de la réalité : la complexité.

De fait l’humanité n’a probablement jamais connu d’ordre spontané relativement pur. Même les ultra libéraux sont obligés d’admettre que nombre de règles furent générées par une instance dont on explique qu’elle est issue du marché, mais qu’elle est elle-même un ordre organisé : l’Etat. Ce dernier, selon la pensée ultralibérale, n’est que le résultat involontaire de la coopération volontaire et marchande entre les hommes. De ce point de vue les ultralibéraux sont proches de Marx : cet ordre organisé qu’est la société incorporant un Etat, relève d’un processus d’aliénation. L’Etat reste fondamentalement une entité étrangère aux hommes. L’Etat n’était pas désiré : il est arrivé comme résultante inattendue de la coopération marchande. Au cœur de l’humanité il y aurait le marché auto- régulateur, malheureusement cette autorégulation, a débouché historiquement sur une mutation génétique engendrant l’Etat. L’objet du présent texte n’est pas de critiquer la théorie ultralibérale et d’en proposer une autre. Il est à l’inverse, de voir en quoi une telle vision du monde a pu devenir une fausse prophétie auto réalisatrice qui anime encore nombre de théories économiques, lesquelles sont présentement candidates au statut d’outil providentiel de gestion de la crise.

La mutation génétique a provoqué la naissance de l’ordre mixte : spontané/organisé. Dans la sphère juridique, sur un plan empirique, cela donne par exemple en France le dualisme droit privé/droit public. La majorité des écoles de pensées économiques, et ce même en dehors de la pensée ultralibérale, a largement mis à l’écart le pôle organisé de l’ordre mixte : théorie de la main invisible ; théorie de la faillite des marchés, public choice et anticipations rationnelles, etc. Niant ainsi, ou minimisant, ou à tout le moins critiquant, la réalité empirique : l’Etat n’a pas toujours été le complément du marché ; il édicte des règles à l’encontre du plein épanouissement de l’échange marchand et intervient sur nombre de marchés avant même la naissance de Keynes ; il limite le champ des droits de propriété et se trouve au cœur de l’échange en utilisant son pouvoir monétaire ; etc. Il faut d’ailleurs reconnaitre qu’ici, la pensée ultralibérale jouit d’une capacité explicative du réel, plus conséquente que celle d’autres écoles de pensée : l’Etat est une instance qui permet à certains groupes de briguer des objectifs privés, plus difficiles à atteindre en respectant le marché. Le politique devient un substitut du marché, et les groupes les plus divers utilisent la contrainte publique (les règles de l’ordre organisé) à des fins privées (fins jugées inaccessibles par le jeu des règles de l’ordre spontané, c’est-à-dire les règles du marché). De ce point de vue, la France fut et reste un magnifique exemple de cette demande d’Etat, voire de son accaparement, par des groupes qui par ailleurs n’hésitent pas à le vilipender en déifiant le marché autorégulateur. D’une certaine façon, il est des situations où l’ordre, qu’il soit spontané ou organisé se nourrit de son contraire. Nous reviendrons ci-dessous sur cette dernière idée.

L’ordre de la mondialisation : l’inversion de la fable du pêcheur et du phare.

Dans cette vision des choses, le passage à la mondialisation financière est la nouvelle forme d’utilisation du politique à la réalisation d’objectifs privés : les règles de l’ordre organisé sont devenues trop étroites, et si l’Etat de droit était devenu un monopole à conquérir pour conquérir des avantages privés, il faut aujourd’hui casser le monopole devenu trop étroit : le marché mondial, est devenu pour certains groupes, plus avantageux que le confinement dans l’ordre organisé antérieur. C’est, par exemple, la fin du capitalisme à la française et le passage à l’internationalisation des entreprises du CAC40.

C’est probablement de cette façon qu’il faut lire, au cours des années 80, le démantèlement des espaces monétaires nationaux, avec des marchés des changes, qui deviennent d’authentiques marchés de la marchandise monnaie, qu’il faut assurer par la finance ; avec la libre circulation du capital ; avec la fin de toute forme de contrôle des changes. Mais la mondialisation ne peut n’être qu’une œuvre de déstructuration des Etats. Répétons que l’ordre organisé, qui n’est selon la vision ultralibérale qu’un lieu où chacun est à la fois voleur et volé, est à la fois travaillé par les groupes qui veulent plus de marché libre ou réputé libre, et les groupes qui exigent le maintien ou la production de nouvelles règles organisatrices de protection, ainsi que d’avantages de toutes nature. Il est également tout aussi clair que des ordres organisés vont utiliser les règles de cet ordre spontané naissant à l’échelle planétaire - la mondialisation - pour ne pas jouer clairement le jeu des droits de propriété (refus de la complète libéralisation des mouvements de capitaux en Chine par exemple). C’est la raison pour laquelle, nous disions que la gestion de la mondialisation était aussi difficile que de construire un cercle carré. En effet, beaucoup d’acteurs, voire et surtout ces ordres organisés de plein exercice que sont les Etats, voudront goûter aux délices de la déréglementation (l’ordre spontané) planétaire, tout en conservant les avantages de l’ordre organisé qu’est l’Etat-nation. C’est probablement vrai du couple « Chimérique » déjà évoqué.

Nous retrouvons du reste ici une nouvelle version de la théorie des marchés défaillants (ordre spontané) illustrant la nécessité des biens publics (ordre organisé). Ainsi celle de la fable - que l’on trouve dans les manuels de sciences économiques - du phare (bien public émergent) et du pêcheur pressé de rentrer au port. Parce que l’ordre spontané est défaillant - les caractéristiques du produit empêchent de faire naître la marchandise lumière - un phare ne sera jamais construit, d’où l’irruption de l’ordre organisé pour le construire sans passer par le marché. Simplement, la problématique est ici renversée : ce sont des Etats qui sont à la place des pêcheurs pour demander non pas de l’ordre organisé (la réglementation de la mondialisation) mais pour exiger plus de marché (plus de liberté). Et de la même façon que les pêcheurs veulent continuer à bénéficier de l’ordre spontané, malgré l’irruption du phare en tant que bien public, des Etats nations et leurs représentants voudront conserver leur ordre organisé tout en bénéficiant de l’ordre spontané de la mondialisation. Il est des situations où l’ordre organisé se nourrit de son contraire.

On comprend mieux pourquoi la mondialisation consistait à faire émerger un cercle carré : elle est assez bien peuplée de « free riders » (passagers clandestins), qui peuvent se déclarer par ailleurs très keynésiens. On comprend aussi pourquoi la gestion de la crise financière verra l’irruption de nouvelles réglementations : il s’agit, à tout le moins, de faire reculer ce que l’on croit être l’ordre spontané planétaire. De quoi faire en sorte que l’on puisse construire un cercle sans trop passer par le carré.

Gestion inacceptable de la crise, diront les libéraux et ultralibéraux, rejoints en cela par les tenants de certains ordres organisés, qui se lovaient dans les délices de l’ordre spontané planétaire. Comme le pêcheur qui, satisfait que le phare soit finalement construit, exigeait aussi le report des charges fiscales correspondantes, sur des citoyens non pêcheurs. Concrètement, un certain nombre d’Etats, parfois très keynésiens, verront très mal un recul de la mondialisation libérale. Ce colossal ordre organisé qu’est la Chine est-il prêt à revoir sérieusement son taux de change ? Ce non moins colossal ordre organisé, revêtu des habits des ordres spontanés, que sont les USA, est- il prêt à diminuer sérieusement, ses dépenses militaires partiellement financées par la Chine ?

Retour triomphal de Keynes ou banal maintien de l’ordre public ?

Les libéraux croyaient voir dans la mondialisation le plein épanouissement de la liberté et suivaient en cela l’utopie hégélienne de la fin de l’histoire chère à Fukuyama. Ils voyaient surtout la fin du politique et de ce qu’il représentait : l’ordre organisé. Ils souffrent sans doute aujourd’hui de voir ceux d’entre-eux en charge de la gestion de la crise, c’est-à-dire des gouvernements, se transformer en dociles mécaniciens keynésiens. Souffrance accrue du fait que leur propre explication de la crise ne semble guère écoutée des nouveaux mécanos de la tuyauterie keynésienne. Pour autant, qu’ils se rassurent : le grand retour de l’Etat n’est pas celui de Keynes et les mécanos ne cherchent pour le moment, qu’à maintenir l’ordre public partout où c’est encore possible. Le processus de deleveraging est loin d’être terminé et pouvait mal se terminer : l’effondrement monétaire planétaire. Par les garanties prises dans la hâte, par les recapitalisations...peut-être par les nationalisations partielles ou totales, partout dans le monde, les mécanos ont réussi, et continuent de réussir, à empêcher le retour de la barbarie. Qu’ils en soient remerciés. Il est d’ailleurs étonnant que la littérature n’ait jusqu’ici jamais évoqué le risque de retour de la barbarie dès l’automne 2008. Les choses sont pourtant évidentes : que se passe-t-il dans un ordre spontané, donc un ordre marchand, quand l’outil assurant l’échange paisible, c’est-à-dire la monnaie disparait ? L’effondrement du système bancaire signifiait, sans les mécanos, la fermeture des banques... et les émeutes et pillages résultant de l’impossibilité d’échanger.

Aujourd’hui, même si le système bancaire s’effondre partout, les guichets des banques resteront ouverts et, au moins pour ce qui est du court ou moyen terme, la vie continuera. Les libéraux à la tâche - ceux de nombre gouvernements - ont dans la hâte veillé à l’essentiel : le maintien de l’ordre public par le maintien - même artificiel - de la ronde des échanges. Ils ne sont pas nécessairement keynésiens et rêvent encore du passage mythique des ordres organisés aux ordres spontanés. En cela Ils sont fidèles à la sagesse de Montesquieu et de son doux commerce, et savent que le maintien de la ronde des échanges est le plus sûr moyen de maintenir les hommes dans une posture relativement paisible. Le marché, lorsqu’il fonctionne bien, est un bon lieu de dressage des hommes : ils y perdent une partie de la violence naturelle qui les anime.

Simplement, les libéraux à la tâche viennent de se rendre compte que l’ordre spontané peut connaitre des défaillances et que le politique tant vilipendé car trop englué à leur goût dans le keynésianisme, était aussi le fil invisible qui pouvait maintenir l’ordre spontané.

Le retour de l’Etat n’est donc que le maintien de l’ordre public, et la nationalisation des banques ne sera là que pour rassurer les acteurs : convertir les titres préférentiels du trésor US chez Citigroup en actions ordinaires ne relève pas d’un projet économique, mais de la volonté d’ajuster un simple ratio de solvabilité jugé trop risqué car pouvant alimenter une éventuelle panique. Il ne s’agit pas de donner du sens mais de maintenir l’ordre.

L’utopie post-politique comme dépassement des ordres hayékiens.

La logique du maintien de l’ordre comme simple évitement d’un désordre aboutit, dans le monde des apparences, à extirper les dimensions idéologiques des ordres hayékiens. L’ordre spontané, quoiqu’automatique, car reposant sur les ressorts du marché, et moins chargé de sens que l’ordre organisé, bénéficiait d’une base idéologique solide : la liberté, en tant que premier des droits de l’homme, est un projet qu’il faut assurer avec cet outil essentiel qu’est la propriété. Et seul l’individu est en charge de construire son propre projet de vie.

Il semble pourtant que si l’on continue de vilipender le keynésianisme comme version civilisée des ordres organisés, la dimension idéologique des ordres spontanés disparait - ou se cache - désormais derrière les apparences de la rationalité. Il ne s’agit plus de dire que le marché libre est supérieur à la tyrannie administrative, il s’agit de rendre obligatoire le bon fonctionnement du marché : une injonction à rester libre en quelque sorte. Ce que Dardot et Laval appellent « l’ordo libéralisme ». L’économie politique s’était faite sciences économiques, elle se fait aujourd’hui simple injonction comportementale.

Bien sûr on veut, avec beaucoup de rigueur, maintenir ce bouclier de la liberté qu’est la propriété. En la matière, la stabilité monétaire est, et reste, fondamentale. Bien sûr, comme nous le disions, partout dans le monde, la planche à billets quitte déjà son grenier, mais tout est entrepris pour nier le risque d’inflation. La stabilité monétaire est le garant essentiel du respect des contrats, et s’est historiquement annoncée comme la victoire du libéralisme sur un keynésianisme honni, un keynésianisme qui, justement, n’a jamais respecté la rigueur des contrats. La stabilité monétaire est l’axiome de base de la grammaire libérale. Et si un jour - fort probable - se manifeste une nouvelle « euthanasie des rentiers », elle ne sera qu’un fort regrettable effet pervers.

Mais la stabilité monétaire, première annonce du dressage comportemental, n’est pas encore l’ordo libéralisme. Il y aura ordo libéralisme lorsqu’on légiférera sur les conséquences, souvent constatées, du fonctionnement des marchés libres, à savoir les ententes mais surtout les monopoles. Le monopole acquis, en respectant les droits de propriétés des acteurs sur les marchés n’est jamais condamné par les libéraux traditionnels qui savent que, de fait, le monopole sera toujours contesté par le marché. Et chacun sait, que beaucoup de monopoles sont aujourd’hui au cimetière. Les ordo libéraux vont plus loin et imposent la concurrence, comme naguère l’Etat pouvait imposer son monopole public. C’est évidemment le cas de la commission européenne, qui sous ses apparences libérales, impose la concurrence et plus encore impose de jouer au meccano, avec autant d’autorité qu’à l’époque des politiques industrielles. L’industrie de l’énergie en est un bel exemple.

Il y a ordo libéralisme, et donc obligation de respecter les lois du marché, lorsque constatant une rationalité trop limitée, des comportements opportunistes, des contrats incomplets, des asymétries d’informations, des relations d’agences troubles etc., se trouve mis en place tout une série d’outils propres à faire émerger la maximisation des gains à l’échange, telle que prévue dans les manuels de théorie économique. Dans le monde des apparences ces outils n’ont d’autre ambition que celle de la mise en œuvre de l’efficacité comportementale : qui pourrait raisonnablement s’opposer au projet d’aller plus loin dans la rationalité ? Et ces outils sont évidemment des règles qui viennent s’ajouter aux libres négociations qui, elles, s’appuient en théorie sur des règles simplement prohibitives, limitatives et intangibles, celles de l’ordre spontané. Ces règles, issues de la rationalité venant surplomber celles des ordres spontanés, n’ont-elles mêmes rien de spontanées. Elles ont un sens, celui d’une injonction, alors que les autres en sont dépourvues, puisqu’en théorie simple espace de liberté. Elles sous tendent par conséquent un véritable dressage des comportements, et correspondent parfois, à ce qu’on appelle le développement de la « soft law » face à la « hard law » en recul. Certaines de ces règles sont sans doute légitimes, notamment celles concernant les possibles passagers clandestins, les possibles externalités, etc.

D’autres, sans doute les plus nombreuses, posent la question de la liberté : peut-on forcer les hommes à être rationnels ? Surtout si l’on envisage le niveau politique que l’on voudrait aussi changer en marché forcé. Ainsi, peut-on adhérer aux thèses de l’école du « libéralisme paternaliste » qui avec Thaler et Sunstein propose de remplacer « le » politique par la politique des « nudges » ( les coups de pouce ou incitations) qui aurait l’avantage d’orienter les hommes, ces hommes parfois irrationnels, pulsionnels, animés de passions et affects divers, etc., vers les bonnes décisions ? L’Etat peut-il se transformer en dompteur bienveillant, sanctionnant et récompensant les bonnes décisions des citoyens ? Peut-on adhérer à nombre de thèses qui, bien qu’auréolées du prestige du prix Nobel (Hurwicz, Maskin et Myerson), en viennent à repenser le fonctionnement des marchés politiques, afin que les hommes respectent davantage les lois fondamentales de l’économie ? A-t-on le droit d’interdire la politique économique soupçonnée de polluer l’efficience des marchés ? A-t-on le droit au nom de la rationalité, d’envisager des dispositifs constitutionnels, rendant impossible le vote de budgets déficitaires par des gouvernements ? A un moment où certains - très peu nombreux - veulent encadrer le marché par une constitution économique (Jorion) la majorité des adeptes de la micro économie veulent encadrer le politique par réduction du champ de sa constitutionnalité, donc de sa légitimité.

Les thèses se fondant sur une théorie plus générale des incitations, qui peuvent parfois rejoindre aujourd’hui les sciences cognitives, sont en vogue et constituent aujourd’hui un axe essentiel de la recherche économique, recherche à vocation - on l’aura compris - normative. Nul besoin de préciser qu’elles sont déjà à l’œuvre, dans la recomposition du paysage financier d’après le désastre de la crise : les nouvelles réglementations du G20 seront largement déduites de ce nouveau paradigme. Elles sont discutables, car véhiculent l’idéologie d’un espace humain post-politique. Les hommes n’auraient plus à débattre, effectuer des choix sur des modes d’organisation, ne seraient plus des sujets citoyens, etc. et seraient simplement des acteurs, dont le comportement - grâce à un bon cocktail d’incitations - s’avère prédictible. Même les gouvernements se feraient dociles sous la férule d’une constitution simplement confectionnée de « nudges ».

La gestion de la crise des années 2010 ne sera pas aisée : le keynésianisme ne fait plus recette et ses nouveaux supporters manquent de conviction. L’ordo libéralisme peut-il prétendre à la nouvelle régulation du système, en invitant l’humanité à se déployer dans un espace post-politique ?

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7 novembre 2009 6 07 /11 /novembre /2009 03:21



Un peu de SUCRE dans un monde d’amertumes

http://goudouly.over-blog.com/article-un-peu-de-sucre-dans-un-monde-d-amertumes-38142007.html


par Maximilien Arvelaiz et Manuel Cerezal

Sur Mémoire des luttes


En moins d’un an, l’Alliance bolivarienne des peuples d’Amérique (ALBA-TCP), a conçu et mis en place un système régional de compensation de paiements, le SUCRE, associé a une valeur d’échange commune du même nom. Le mécanisme commencera à opérer courant 2010.

Confrontées au délabrement d’un modèle économique qui deviendra bientôt insoutenable, les autorités économiques internationales se contentent de le maintenir sous perfusion et cherchent vainement les recettes nécessaires pour relancer une croissance déprimée. On pourrait voir dans les efforts largement médiatisés des Prix Nobel Joseph Stiglitz et Amyarta Sen, visant à repenser ou plutôt à “recalculer” le développement, l’expression d’une certaine propension universitaire à diluer les urgences de l’actuelle récession. Une démarche aussi stérile que la promesse de certains, à la veille d`un énième sommet de G + quelque chose, de “refonder le capitalisme”.

On ne saurait s’étonner de l’intérêt, pour les élites économiques et politiques du monde, du maintien du statu quo. Surtout quand elles argumentent que la défense du libre commerce, garant de l’intensité des échanges mondiaux, est nécessaire à la préservation du niveau de vie des Occidentaux. Néanmoins les masques tombent lorsque dix-sept des vingt pays qui condamnent ensemble le protectionnisme s’empressent de protéger leurs économies nationales et leurs appareils industriels : le discours économique du G20 est bel et bien truqué. Aussi truqué que le seigneuriage des États-Unis qui relancent leur économie en laissant chuter le billet vert, continuant ainsi à aspirer les richesses du reste du monde.

Au Sud, la crise n’est pas nouvelle et ne fait qu’exacerber trois de ses grands problèmes :

  • l’asymétrie entre, d’un côté, les centres technologiques à haute valeur ajoutée du Nord et, de l’autre, les pays du Sud, condamnés à fournir les premiers en produits de base, ce qui les prive de la possibilité de satisfaire leurs besoins fondamentaux ;
  • l’extrême difficulté des Etats du Sud à développer des appareils productifs solides, contribuant à la création d’emplois dignes et au bien-être de leurs populations. Une conséquence, là encore, des recettes néolibérales de croissance basée sur les exportations ;
  • et, finalement, le carcan monétaire à peine desserré par le FMI qui, pour atténuer les incohérences d’un monde intoxiqué de dollars mal répartis, a récemment opté pour une attribution généralisée de droits de tirage spéciaux (DTS). Des DTS qui, quand ils sont liquidés, vous renvoient aussitôt à des négociations de vos politiques avec un FMI rajeuni par les “bienfaits” artificiels du G20.

 

S’inscrivant en faux contre la prétendue résignation des peuples à continuer à subir l’insoutenable, et en guise de réponse modeste, mais bien concrète, à ces trois cancers qui rongent les économies du Sud, l’ALBA [1] a créé, le 16 octobre dernier, le Système unitaire de compensation régionale de paiements (SUCRE) [2]lors de son septième Sommet de chefs d’Etat.

Ce mécanisme commencera par compenser les flux commerciaux encore modestes [3] entre la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela, le Nicaragua et Cuba. Le SUCRE s’émancipera ainsi symboliquement d’autres systèmes internationaux de paiements en utilisant une valeur d’échange commune, le sucre. Comme autrefois l’écu en Europe, le sucre sera composé d’un panier de monnaies nationales. Il ne servira initialement qu’à la compensation entre banques centrales des valeurs des flux de commerce international, et non pas aux transferts de capital. Ces sucres ne seront cependant pas si virtuels que cela, puisque chaque unité émise et attribuée à un pays aura comme contrepartie son équivalent en monnaie nationale, déposé au Conseil monétaire régional, organe suprême du SUCRE.

Il s’agit là d’une manière originale de moins utiliser le dollar dans les échanges entre pays proches et amis. Il reste que les débuts du Système seront nécessairement affectés par l’omniprésence de la devise qui sert de référence pour convertir les monnaies nationales entre elles, qui constitue toujours le moyen de paiement préféré des agents commerciaux, et qui reste l’unité de réserve s’imposant encore aux banques centrales. Après chaque semestre d’opérations libellées en sucres, Il faudra donc que les banques centrales convertissent leurs positions en dollars afin oxygéner leurs balances des paiements. Cette opération sera aussi et surtout un moyen de maintenir une politique d’émission fixe, gage de confiance contre d’éventuels risques de spéculation.

À mesure que le commerce intra-régional s’intensifiera, le sucre gagnera en poids et en crédibilité. En espaçant progressivement les liquidations en dollars dans le temps, on pourra en faire un moyen de paiement alternatif interne à l’ALBA, voire l’étendre aux services ou encore l’utiliser avec d’autres blocs monétaires en construction.

S’émanciper du dollar implique que les autorités commerciales des pays membres du SUCRE remplissent le contrat de consolider leurs relations commerciales… De là découlent les deux objectifs de court et moyen terme :

  • d’abord une expansion équilibrée du commerce. Les premiers chiffres seront symboliques : ils ne dépasseront pas l’équivalent d’un milliard de dollars afin de tester le système sans risques. Progressivement, ces montants s’amplifieront. S’il sont aujourd’hui insignifiants, il suffira qu’il croissent au rythme des échanges de ces dernières années (de 17 à 26 % par an depuis 2005) pour devenir consistants. La particularité du SUCRE sera de répondre en premier lieu aux nécessités fondamentales des pays membres, et à s’intéresser au commerce “complémentaire”, réaffirmant ainsi le rôle de l’Etat dans la planification des échanges ;

 

  • l’investissement croisé entre pays membres, centré sur la consolidation de leurs appareils productifs et l’application du principe de solidarité entre excédentaires et déficitaires chroniques [4]. Il s’agit d’intéresser les uns au développement des autres afin de réduire les asymétries commerciales et productives.

Si le système s’amorce correctement, alors, à la fin de l’année 2010 - et c`est en tout cas ce que souhaitent les présidents des Etats membres – la transformation d’une fraction des positions déficitaires en investissements productifs pourrait commencer à concrétiser les efforts communs visant à consolider le potentiel productif des ces nations riches en ressources et en main d’œuvre. L’intermédiaire de ces opérations croisées sera le Fonds de réserve et de convergence commerciale (FRCC) qui, à l’instar de la Chambre centrale de compensation, sera géré par la Banque de l’ALBA [5].

L’orchestration de ces efforts complémentaires incombera au Conseil monétaire régional, le CMR, qui, à différence d’une Banque centrale supranationale, ne se limitera pas à un ou deux objectifs macroéconomiques ni ne se contentera d’émettre des orientations de politique économique supranationale. Le CMR définira les variables et paramètres du système de paiements, de la monnaie, et il servira de relais en matière d’information commerciale et de politique d’investissement.

Encore beaucoup de “si”, certes, et de gros efforts à accomplir au-delà de l’installation du Système en 2010. Mais, déjà, cinq signatures présidentielles donnent tout leur poids aux premiers grammes de SUCRE déposés sur le plateau d’une économie réelle et constructive. En face : l’arrogance académique et l’amer projet d’hégémonies qui ne seront pas éternelles…


Notes

[1] L’ALBA, l’Alliance bolivarienne des peuples d’Amérique, est née en décembre 2004 en réaction symbolique à l’ALCA, connue en francais sous le nom de ZLEA (Zone de libre échange des Amériques). L’ALCA fut définitivement enterrée lors du Sommet des Amériques tenu à Mar del Plata (Argentine) en novembre 2005 en présence de George Bush. Le président bolivien, Evo Morales, a proposé d’ajouter a l’acronyme de l’ALBA la mention TCP (Traité de commerce des peuples), en réaction directe aux traités de libre commerce (TLC) qui ne sont rien d’autre que les versions bilatérales d’une ALCA discréditée.

[2] En référence au nom du Libertador José Antonio de Sucre, et à l’ancienne monnaie de l’Equateur, dont l’économie a été dollarisée en l’an 2000. Lire http://www.medelu.org/spip.php ?article211.

[3] Actuellement, le volume des échanges intra-régionaux entre membres du SUCRE représente à peine 5 % de leur commerce global. 

[4] Une idée développée par John Maynard Keynes dans le plan qui l’opposa à celui de Harry Dexter White, chef de la delegation américaine à la conférence de Bretton Woods.

[5] La Banque de l’ALBA dispose d’un statut juridique depuis septembre 2009.

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31 octobre 2009 6 31 /10 /octobre /2009 03:35

A la « Catho », hommage au cardinal putschiste de Tegucigalpa et à l’ancien directeur général du FMI

http://goudouly.over-blog.com/article-le-sabre-le-goupillon-et-la-salle-des-marches-37774057.html

par Bernard Cassen
        Secrétaire général de Mémoire des luttes, président d’honneur d’Attac


On aurait aimé que ce soit un canular, mais c’est une information vérifiée : le 24 novembre prochain aura lieu à Paris une cérémonie dont le casting est proprement ahurissant au regard de l’actualité française et internationale.


Ce jour-là, le cardinal archevêque de Tegucigalpa, Oscar Rodriguez Maradiaga, et l’ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI), Michel Camdessus, recevront les insignes de docteur honoris causa de l’Institut catholique de Paris. Et leur panégyrique (Laudatio) sera prononcé respectivement par Monseigneur Hippolyte Simon, archevêque de Clermont, et Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne (BCE).


Il faut vraiment croire que les puissances invitantes, à savoir le cardinal André Vingt-Trois, et le recteur de l’Institut, Pierre Cahné, vivent sur une autre planète pour oser mettre en scène publiquement cette nouvelle alliance du sabre, du goupillon… et de la salle de marchés.


On ose espérer que l’invitation au cardinal Maradiaga reposait sur l’image « progressiste » que le prélat avait su se donner ces dernières années, notamment lors de sa candidature à la succession de Jean-Paul II. Mais les autorités de l’Institut catholique auraient dû se renseigner et lire ses déclarations après le coup d’Etat du 28 juin dernier au Honduras. Non seulement, comme d’ailleurs les autres membres de la Conférence épiscopale hondurienne et, dit-il, avec le plein soutien du Vatican, il n’a pas dénoncé le putsch, mais il l’a au contraire légitimé en déclarant que « les documents prouvent que les institutions ont correctement fonctionné et que la Constitution a été respectée ». Il n’a pas condamné ni même évoqué les assassinats, les tortures et les arrestations massives dont s’est rendu coupable le gouvernement de facto. Pas non plus un mot sur la suppression de toutes les libertés civiques, sur la fermeture de tous les moyens de communication qui n’avaient pas fait allégeance aux putschistes, en particulier la station de radio des Jésuites, Radio Progreso. Le goupillon du cardinal a aspergé d’eau bénite le sabre putschiste.


 Voilà le récipiendaire du doctorat honoris causa de l’Institut catholique dont l’archevêque de Clermont s’apprête à célébrer les qualités. Le gouvernement de Nicolas Sarkozy, qui a condamné le coup d’Etat et continue de reconnaître officiellement le président Zelaya, devrait logiquement refuser le visa d’entrée en France à ce prélat considéré comme putschiste par le gouvernement légal.

Les états de service dont peut se prévaloir Michel Camdessus sont d’un autre ordre : il n’a certes jamais trempé dans une action armée, mais les politiques qu’il a impulsées à la tête du FMI, de 1987 à 2000, ont été infiniment plus coûteuses en détresse et en vies humaines que celles de la soldatesque hondurienne. Sa trajectoire est l’inverse de celle du cardinal de Tegucigalpa : il pose volontiers aujourd’hui à l’adepte de la mondialisation « à visage humain », alors que pendant des années, il a imposé d’impitoyables plans d’ajustement structurel aux malheureux pays qui avaient recours à son « aide ».


Grâce aux « recettes » du FMI, il a à son actif, si l’on peut dire, la création ou l’aggravation d’une dizaine de crises financières majeures, de celle du Mexique en 1994 à celle du Brésil en 1999. Fanatique du marché et de la libéralisation financière qui, pour lui, « demeure le but final correct », il s’est toujours désintéressé des conséquences sociales des mesures qu’il imposait. Après les émeutes de la faim qu’elles provoquèrent en 1997 en Indonésie, et la violente répression qui s’ensuivit, ce catholique pratiquant expédia ainsi ses regrets aux familles des victimes : « Je n’avais pas prévu que l’armée allait tirer sur la foule »


Il n’y a certainement aucun pays du Sud où une institution universitaire accorderait une distinction à Michel Camdessus. Tout porte même à croire que sa venue dans un établissement d’enseignement supérieur provoquerait des troubles. Est-ce cette persévérance dans l’erreur, à peine compensée par des bribes tardives de repentance, que va récompenser l’Institut catholique ?


Que Jean-Claude Trichet ait été sollicité pour faire le panégyrique de l’ancien directeur général du FMI complète un tableau franchement caricatural. Le président de la BCE partage avec le récipiendaire une absolue certitude des bienfaits de l’orthodoxie monétaire et un souverain mépris des instances élues. Avec eux, les salles de marchés font leur entrée officielle dans les hauts lieux du savoir. La finance n’a que faire des franchises universitaires qui, pourtant, s’imposent encore à la police…


Tout cela fait beaucoup pour une seule journée. Certainement, le 24 novembre à 19 h, on refusera du monde à la « Catho »…

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24 octobre 2009 6 24 /10 /octobre /2009 03:25


La Gauche peut-elle sortir de l’économie ?
À propos de « Décroissance : le poids des mots, le choc des idées » (3)
http://goudouly.over-blog.com/article-la-gauche-peut-elle-sortir-de-l-economie---37230791.html
Serge Latouche

Sur La revue du MAUSS


Je n’ai pas pour habitude de répondre directement aux critiques, ni de participer aux controverses et moins encore aux polémiques. On peut en général trouver la réponse aux questions soulevées dans ces débats dans mes livres et publications. Il en est ainsi en ce qui concerne les remarques des collègues Alain Beitone et Marion Navarro. Les deux contributions qui seront publiées dans le prochain numéro de la revue du MAUSS (n°34, 2° semestre 2009 NDLR), « Oublier Marx » et « La décroissance comme projet politique de gauche », en particulier, contiennent tout ce que j’ai à dire sur le sujet.

Toutefois, pour compléter les remarques de Fabrice Flipo, je peux ajouter, en avant première, deux courts extraits de mon prochain livre (le premièr sur le mot, le deuxième sur la sortie de l’économie) et un bref ajout aux deux articles du Mauss, à propos du rapport à Marx.

I. Sur le slogan de décroissance

La résistance, au sens psychanalytique du terme, au projet de la décroissance, se cache souvent à travers un ergotage sur le mot. Ce ne serait pas un mot d’ordre porteur, ce qu’il évoque est ambigu (comme si ce n’était pas le cas pour les « mots valises », progrès, croissance, développement et surtout développement durable…), de plus il est négatif, ce qui est impardonnable dans une société où il faut coûte que coûte « positiver ». Bref, la décroissance, ce n’est pas sexy. Tout cela n’est pas faux, aussi serai-je tenter de dire que c’est sûrement le pire des mots pour qualifier le projet de la démocratie écologique, mais après tous les autres. En réalité, dans les milieux écologiques ou de la gauche radicale, ce sont l’incompréhension et le refus viscéral de « sortir de l’économie » qui sont à l’origine de cette allergie.

En tant que slogan, le terme décroissance est une trouvaille rhétorique plutôt heureuse parce que sa signification n’est pas totalement négative, en particulier en français. Ainsi, la décrue d’un fleuve dévastateur est une bonne chose. Étant donné que le fleuve de l’économie est sorti de son lit, il est éminemment souhaitable de l’y faire rentrer. Ça fonctionne assez bien dans les autre langues latines : Decrescita (italien), Decrecimiento (espagnol), Decreiscment (catalan). La dénotation est la même, les connotations sont assez proches. Pour décroître, il faut « décroire » et la proximité du vocabulaire de la croyance et de la croissance s’y retrouvent. En revanche, sa traduction dans les langues germaniques pose de redoutables problèmes. L’impossibilité où nous nous sommes trouvés de traduire « décroissance » en anglais est symétrique en quelque sorte de celle de traduire croissance ou développement dans les langues africaines (mais aussi naturellement, décroissance...). Elle est très révélatrice de l’imaginaire culturel, en l’espèce la domination mentale de l’économisme.

II. Sortir de l’économie

L’analyse de « l’école » de l’après-développement, cette spécificité française, se distingue des analyses et des positions des autres critiques de l’économie mondialisée contemporaines (mouvement altermondialiste ou mouvement de l’économie solidaire), en ce qu’elle ne situe pas le cœur du problème dans le néo ou l’ultra-libéralisme, ou dans ce que Karl Polanyi appelait l’économie formelle, mais dans la logique de croissance perçue comme essence de l’économicité. En cela, le projet des « partisans » de la décroissance ou des « objecteurs de croissance » est radical. Il ne s’agit pas de substituer une « bonne économie » à une « mauvaise », une bonne croissance ou un bon développement à de mauvais en les repeignant en vert, ou en social, ou en équitable, avec une dose plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la logique du don et de la solidarité, mais de sortir de l’économie. Cette formule, généralement est incomprise car il est difficile, pour nos contemporains, de prendre conscience que l’économie est une religion. Quand nous disons que, pour parler de façon rigoureuse, nous devrions parler d’a-croissance comme on parle d’a-théisme, c’est très exactement de cela qu’il s’agit. Devenir des athées de la croissance et de l’économie. Bien sûr, comme toute société humaine, une société de décroissance devra organiser la production de sa vie et, pour cela, utiliser raisonnablement les ressources de son environnement et les consommer à travers des biens matériels et des services, mais un peu comme ces sociétés d’abondance de l’âge de pierre, décrites par Marshall Salhins, qui ne sont jamais entré dans l’économique [1]. Elle ne le fera pas dans le corset de fer de la rareté, des besoins, du calcul économique et de l’homo œconomicus. Ces bases imaginaires de l’institution de l’économie doivent être remises en question. La frugalité retrouvée permet de reconstruire une société d’abondance sur la base de ce qu’Ivan Illich appelait la « subsistance moderne ». C’est-à-dire « le mode de vie dans une économie post-industrielle au sein de laquelle les gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché, et y sont parvenus en protégeant – par des moyens politiques – une infrastructure dans laquelle techniques et outils servent, au premier chef à créer des valeurs d’usage non quantifiées et non quantifiables par les fabricants professionnels de besoins » [2].

Nous avons écrit que la société de décroissance, en tout cas telle qu’elle pourrait se construire à partir de la situation actuelle (mais aussi bien, en cas de malheur, à partir des ruines ou des décombres de la société de consommation), n’abolira nécessairement ni l’argent, ni les marchés, ni même le salariat. Mais, en même temps, elle ne sera plus une société dominée par l’argent, une société du tout marché, une société salariale. Sans avoir supprimé expressément la propriété privée des moyens de production et moins encore le capitalisme, elle sera de moins en moins capitaliste en ce qu’elle aura réussi à abolir l’esprit du capitalisme et, en particulier, l’obsession de croissance (des profits, mais pas seulement). Bien sûr, la transition implique des régulations et des hybridations ; et, en cela, les propositions concrètes des altermondialistes et des tenants de l’économie solidaire peuvent recevoir un appui total des partisans de la décroissance. Si la rigueur théorique (l’éthique de la conviction de Max Weber) exclut les compromissions de la pensée, le réalisme politique (l’éthique de la responsabilité) suppose des compromis.

III. La décroissance comme projet marxiste

Paradoxalement, on pourrait présenter la décroissance comme un projet radicalement marxiste, projet que le marxisme et Marx lui-même aurait trahi. Tout, ou presque, se trouve dans la fameuse formule curieusement citée et commentée (et finalement reniée) par nos amis : « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! ». « L’essence du capitalisme, commentent-ils fort justement, réside dans l’accumulation du capital, rendue possible par l’extorsion d’une plus-value aux salariés. ». Ils ajoutent en note : « Dégager un profit suffisant est une condition de l’accumulation qui n’a elle-même comme fin que la réalisation d’un profit encore plus grand. Cette logique s’impose aux capitalistes individuels, ceux qui voudraient adopter une autre logique sont éliminés par la concurrence entre les capitaux comme le soulignait déjà Marx ». Parfait, sauf que ce profit plus grand doit à son tour être accumulé. Si bien que dire que la croissance ou accumulation du capital est bien l’essence du capitalisme, sa finalité est tout aussi juste que dire qu’il se fonde sur la recherche du profit. La fin et les moyens sont ici interchangeables. Parler dès lors d’une bonne croissance ou d’une bonne accumulation du capital, d’un bon développement, comme, par exmple la mythique « croissance mise au service d’une meilleure satisfaction des besoins sociaux » de la page 6, c’est dire qu’il y a un bon capitalisme (et par exemple vert, ou soutenable/durable). A la question posé par les auteurs : « Pour répondre à la crise qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital, de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. Ce point ne fait pas débat ici. Cela signifie-t-il néanmoins que nous devons adhérer à la thèse de la décroissance ? » La réponse devrait être : « « Sans aucun doute » et non « Sans doute pas ».

Quoiqu’il en soit, on ne peut que se réjouir de voir que les partis de gauche se posent la question.

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23 octobre 2009 5 23 /10 /octobre /2009 03:58


Décroissance : le poids des mots, le choc des idées (2)
http://goudouly.over-blog.com/article-decroissance-le-poids-des-mots-le-choc-des-idees-2--37213551.html
Fabrice Flipo


Sur La revue du MAUSS

Alain Beitone a eu la gentillesse de m’envoyer son texte courant août. J’étais alors en route pour Delhi, je lui avais fait une réponse un peu télégraphique, avec les moyens disponibles, coincé dans une guesthouse pour cause de taxi noyé par les eaux célestes de la mousson en revenant de l’aéroport. Maintenant que je suis installé, je reprends cette réponse en la structurant mais en ne modifiant guère le fond, pour l’essentiel.

 

La thèse que nous défendons est contraire à celle d’Alain [Beitone], sur certains points. Nous sommes pourtant d’accord sur l’essentiel. Tout en restant modeste sur la capacité de cette « trouvaille » qu’est le mot « décroissance » à engendrer un changement social d’une ampleur suffisante pour qu’on puisse à nouveau parler « d’émancipation », nous montrons d’une part que les ambiguïtés du mot sont aussi fécondes, et pas seulement stériles, et ce n’est pas rien en l’état actuel du vide de propositions alternatives au développement-non-durable, et d’autre part que la décroissance n’est en rien contraire aux idéaux progressistes, bien au contraire car à notre sens c’est la thèse croissanciste qui désormais ne peut conduire qu’à la régression. Par souci de clarté nous avons suivi un plan proche de celui proposé par Alain, et, sommes restés sur le mode de la réponse.

Première partie : la décroissance, un terme ambigu, un projet critiquable

Ce que la décroissance dit clairement

Le terme « décroissance » est ambigu, en effet. Il dit néanmoins clairement plusieurs choses qui sont essentielles, que les autres ne disent pas. Cela déjà mérite qu’on s’y intéresse un peu, même si c’est pour s’inscrire en faux ensuite.

La première est que nous n’avons plus rien à espérer d’une croissance supplémentaire des économies occidentales, sinon une aggravation des inégalités globales, en particulier sur le plan écologique. La thèse de la « croissance verte » est fallacieuse, un examen attentif des choix techniques disponibles (énergie, agriculture etc.) montre qu’il n’y a pas de combinaison qui permette d’augmenter la quantité de production (mesurée par le PIB) en améliorant la qualité de façon à la rendre compatible avec les écosystèmes. La corrélation PIB / empreinte écologique est solide, aucune forme de développement connue ne l’a jamais réfutée. Les économistes peuvent bien reprendre leurs calculettes, le fait est là : pour produire mieux (en qualité), il faudra produire moins. Produire moins et moins vite parce que les écosystèmes, contrairement aux stocks fossiles, donnent moins et moins vite que ce qu’on cherche à prendre.

Est-ce une catastrophe ? Les partisans de la décroissance soutiennent que non, car, si on résume le propos dans des termes marxiens, on ne saurait confondre la richesse bourgeoise avec l’émancipation. Ce dont nous souffrons aujourd’hui c’est d’un trop de choses qui appauvrissent les liens. Le « moins » souhaité résulte d’un « trop » perçu, ce qui est, on en conviendra aisément, le monde à l’envers pour n’importe quel économiste car s’il y a bien une chose sur laquelle se fonde l’économie c’est que vouloir plus est rationnel. Le désir est certes infini mais il ne saurait sans se perdre sombrer dans le fétichisme de la marchandise qui nous fait prendre des biens pour des relations humaines, dans le domaine de la production sans doute, le marxisme l’a bien expliqué, mais aussi dans le domaine de la consommation, et là c’est plutôt à Baudrillard ou Marcuse qu’il faut s’en référer.

Ceci aura évidemment d’importantes conséquences sociales, qui sont habilement masquées par les thèses croissancistes qui laissent à croire que cette question peut être évitée par la seule technique. La décroissance nomme adéquatement le contexte social qui serait celui de politiques vraiment écologiques, c’est-à-dire vraiment cosmopolitiques, vraiment pour une solidarité mondiale, là où la majorité de la classe politique et des divers commentateurs s’accordent désormais tous pour vouloir « sauver la planète » - en commençant par demander au voisin d’en payer le prix. Enfin, soyons sérieux : le mode de vie des pays développés n’est pas universalisable, tout le monde le sait, et ce qu’on nous propose en guise d’universel serait davantage de croissance ? Quel tour de passe-passe ! La décroissance nomme adéquatement cet enjeu, quand « l’écologie politique », « le développement durable » etc. ne le nomment pas, pour ne rien dire de la « croissance verte » évidemment. La décroissance ne se paie pas de mots, elle ne parle pas pour chercher un consensus mou ou une position de compromis permettant une victoire électorale, laissant croire par exemple que l’écologie c’est la bobo attitude, le mieux-être, le yoga et la diététique dans des centres bioclimatiques. La décroissance pose un problème éminemment sérieux à la collectivité, et entend qu’on en débatte.

La seconde est que toutes les mesures prises pour relancer la croissance ont peu de chances de produire autre chose que des bulles spéculatives. En effet l’économie réelle n’a plus guère de marges de manœuvre, en premier lieu en raison du pétrole et des matières premières. Les économistes ont souvent des difficultés à comprendre l’aspect physique de l’économie. Les biens et les services, c’est de la matière et de l’énergie. Comme l’explique Jean-Marc Jancovici, chaque habitant des pays développés dispose en moyenne de 100 esclaves énergétiques. Quand l’énergie se raréfie son prix augmente, l’esclave et l’économie ralentissent. Là encore pour le percevoir il faut avoir une connaissance approfondie des choix techniques qui sont à notre disposition et ne pas se contenter de croire que la technique « miracle » (comme la fusion froide) nous est cachée par les capitalistes (version marxiste) ou que la flambée des prix fera apparaître la technologie adéquate permettant de continuer de croître (version néoclassique – la « backstop technology »). Cela ne marchera pas car ce qui est en jeu ce n’est pas une technique mais une infrastructure entière. Même avec une technique « miracle », c’est-à-dire une technique qui trouverait un gisement de ressources inépuisables (autrement dit le mouvement perpétuel) il faudra donc compter le temps que la technique « miracle » se diffuse, se généralise. Cette voie est une impasse. Les ressources sont quasiment toutes exploitées et la plupart proches de la surexploitation. La plupart des techniques « miracle » se contentent de déplacer les consommations sans les réduire. L’économiste doit se faire ingénieur et s’intéresser à tous ces débats « techniques » dans lesquels les mouvements écologistes sont profondément impliqués – OGM, nucléaire etc. Qu’on nous permette d’en venir directement à la synthèse : il n’y a pas, aujourd’hui, dans les divers secteurs de l’économie, de solution technique qui permette à la fois de consommer moins sur le plan écologique et de consommer plus sur le plan économique. La croissance économique se traduit inévitablement par des prélèvements écologiques supplémentaires, qui ne sont pas toujours perceptibles car ils concernent des matériaux qui sont souvent payés à bas prix dans le Tiers-monde. Les flux de matière engendrés par certains pays « développés » comme la Suisse peuvent apparemment être relativement faibles, en réalité ils sont tout aussi élevés que les autres pays développés, tels les Etats-Unis, car les pays comme la Suisse importent les produits qu’ils consomment sous une forme manufacturée. Matière et pollution sont donc comptabilisés au pays exportateur. Un tel modèle n’est pas généralisable. Et « pas généralisable » implique que l’horizon d’émancipation, d’égalité ne puisse absolument pas être atteint par ces moyens-là.

Rien à faire, la sobriété est à l’ordre du jour, et s’il y a bien une chose qui n’est ni technique ni économique, c’est bien celle-là. La sobriété, ce n’est jamais que l’autre face de la liberté des autres. Un problème politique, donc.

De ce fait en aucune manière la croissance de l’économie ne peut plus être compatible avec l’émancipation. Le terme « décroissance » dit un engagement : celui d’aller vers des sociétés de décroissance, et pas seulement de croissance verte ou de croissance responsable etc. qui sont sinon des oxymores du moins des termes encore plus ambigus, pour ne rien dire du « développement durable ».

Sur l’ambiguïté du terme

Sur d’autres points, le terme de « décroissance » est ambigu. Mais cette ambiguïté est fertile, nous allons ici le prouver par quelques exemples.

Le premier porte sur la définition de l’économie. On entend souvent dire que les mouvements de la décroissance parlent de « l’économie » sans faire la distinction avec « l’économie capitaliste » ou avec « le développement ». Sur le premier point on peut répondre en deux temps. Le premier est historique : les économies socialistes réelles ont toujours été des économies de croissance. Le second temps est conceptuel : du côté socialiste, personne ne propose de théorie « économique » de la décroissance, ou même de la non-croissance. Une telle théorie d’ailleurs ne serait probablement plus une « économie ». Ne nous payons pas de mots : la « décélération de la croissance » proposée par le livre du conseil scientifique d’Attac sur le développement joue au niveau du détail [1] - quand on est à 1-2% de croissance, que signifie de décélérer encore sans engager la question d’une décroissance ? On pinaille. Une décroissance « sélective », comme le propose notamment par Jean-Marie Harribey [2] ? C’est soit une évidence, du point de vue politique, des mouvements de la décroissance dont aucun ne soutient la décroissance aveugle de tout et n’importe quoi, soit c’est une question, et non une réponse, sur le plan de la théorie économique, car tout le monde sait d’une part que les secteurs sont interdépendants et qu’on ne peut pas faire son marché ici et là comme on a cru pouvoir le faire en URSS sans provoquer de désorganisation, et d’autre part cela ne dit absolument rien du lien social qui serait à la base d’une telle réorganisation. D’où viendraient ces « choix » ? De lois ? A quel niveau ? Quel serait le statut de l’initiative privée ? La perspective de la décroissance ouvre des questions qui ne sont abordées quasiment nulle part – si tel n’est pas le cas alors que l’on nous détrompe à ce sujet.

La question d’une croissance zéro a bien été posée mais rarement celle d’une décroissance. Une décroissance ce n’est pas une stabilisation mais une réduction, pour aller vers une stabilisation qu’il reste à préciser. Après 150 ans de croissance continue dans nos pays il convient de mesurer toute la nouveauté de cette réflexion – une réflexion que les opposants comme Harribey ou autre se gardent bien d’engager, préférant des termes bien plus ambigus. Répartir les « gains de productivité » pour réduire le travail ? Il y a là plusieurs objections à faire, et nous espérons que l’on prendra un peu le temps d’y penser avant de les récuser en bloc sur le mode de la polémique. Premièrement si ces « gains de productivité » existent c’est parce qu’il existe aussi un système technique productiviste qui les produit, tout ça ne sort pas de nulle part. Pour continuer de les partager, on doit donc supposer que l’on maintient ce système technique – donc que l’on maintient l’économie à des niveaux insoutenables. Deuxièmement réduire le travail humain ne changera guère le résultat final, ou alors il faudrait un peu le chiffrer. On travaille déjà assez peu par rapport à d’autres pays, comment pourrait-on encore réduire de beaucoup sans avoir à faire face non pas à un ralentissement de la même machine productive mais à une reconfiguration totale de la machine productive ? Ce qui dans ce cas-là n’exclut pas de réduire le travail humain, mais, et c’est là un troisième point, la réduction du temps de travail est une mesure simplement négative : elle ne débouche sur rien de positif, aucun nouvel élan. C’est le « mauvais infini » de Hegel : à un terme en est opposé un autre, il manque la négation de la négation qui permet leur dépassement. En outre l’élection de Nicolas Sarkozy a montré que la RTT n’était pas porteuse sur le plan politique, il convient, loin de tout dogmatisme, de se demander pourquoi.

Les mouvements de la décroissance répondent à cette interrogation en prenant le problème dans l’autre sens. Ils estiment pour une large part que la réduction du temps de travail est à court terme moins prioritaire que la critique du productivisme et en particulier du consumérisme car c’est ce dernier qui obère tout soutien populaire à une réduction du temps de travail, entretient le productivisme et le « travaillisme ». Ceci conduit à interroger le concept de travail plutôt que de vouloir simplement en réduire l’importance dans la journée de vie. Le productivisme a défini le travail comme une « relation à la nature » réputée hostile. Il y a des besoins tyranniques et des matériaux pour les satisfaire par l’intermédiaire de l’effort : tel serait notre lot. Pourtant il n’y a pas de « relation à la nature » qui soit donnée sans médiation symbolique. Définir le travail comme une « économie de temps » comme le fait Jacques Bidet par exemple [3] implique forcément une anthropologie des besoins croissants. Dans bien des activités on ne peut tout simplement pas « gagner de temps » car cela se fait au détriment de la qualité. L’enjeu de la discussion est là.

Vous dites que les partis politiques hésitent à utiliser le terme car il n’est pas populaire. D’accord. Cependant la croissance est populaire et cela n’en fait pas pour autant une solution en termes d’émancipation. Un programme qui ne serait composé que de mesures populaires pourrait être plus populiste qu’émancipateur – autrement dit la difficulté que rencontrent des politiques comme Yves Cochet pour porter ce message ne prouvent rien sur leur qualité intrinsèque ni même sur leur potentiel à venir. Trotsky dans son Histoire de la révolution russe ne s’arrête pas au fait que les masses n’ont pas encore compris le socialisme ; les libéraux ne s’arrêtent pas davantage sur le fait que l’homme économique est une totale abstraction pour le commun des mortels. De plus on ne peut pas penser uniquement en termes de stratégie de parti politique – et encore moins de stratégie pour un parti politique dominant. La décroissance vient avant tout de la société civile, d’un monde plutôt associatif, elle crée un rapport de force avec les partis, qui ne feront rien sans cela.

Le terme est négatif ? Mais « anticapitalisme » l’est tout autant, et pourtant on ne voit guère le NPA l’abandonner, ni d’ailleurs trouver facilement de solution pour le remplacer.

Le terme ne semble pas désigner de projet de société ? Sans doute, mais qui en propose un clé en main aujourd’hui ? L’anticapitalisme ne dit rien non plus. « Socialisme » se cherche, c’est le moins qu’on puisse dire, et « communisme » est devenu synonyme d’Union Soviétique – dans le grand public. « Décroissance », comme « écologie » a l’avantage de la nouveauté. Il intrigue, qu’on soit d’accord ou pas et d’ailleurs vous en êtes d’accord quand vous dites que « cette proposition détonne dans le débat public et interroge ». Un débat sur le développement durable ne détonne plus du tout, et on se demande si ça interroge encore. Les débats publics sur la décroissance organisés par Attac réunissent habituellement 2 à 3 fois plus de personnes que les autres, événements conjoncturels (sortie d’un livre, krach d’une banque etc.) mis à part. Ils attirent des gens qui ne sont pas dans Attac, qui viennent d’horizons très différents - quoi de mieux pour sortir des chapelles et retisser le commun ? Le mot-obus réussit donc en partie à poser des débats que d’autres ne parviennent pas à poser, et je crois que ceci peut être justifié par l’expérience acquise dans ce genre de débat – mais là encore nous ne demandons qu’à être détrompé. Il faut donc le porter à son crédit. Bien sûr certains publics ne viendront jamais, pour différentes raisons, mais à ce jour aucun thème ne parvient à susciter un engouement universel. Tout en mesurant l’intérêt du débat sur la décroissance il convient donc de rester modeste par rapport à ce qui serait requis pour amorcer un véritable changement à grande échelle.

Sur la critique de la croissance

Vous dites que le PIB n’est pas un indicateur de bien-être. C’est vrai sur le plan scientifique, celui du débat entre économistes, mais c’est faux sur le plan politique et même social : le PIB est de fait utilisé comme indicateur de bien-être ou comme une condition nécessaire de tout progrès du bien-être. C’est de ce fait que part la décroissance, pas des débats de spécialistes et en particulier des débats d’économistes qui sont pour la plupart, quelle que soit leur obédience politique, hostiles à la décroissance – ce qui en soi indique quand même quelque chose d’intéressant au sujet des présupposés qui fondent la corporation ! A tous les problèmes une seule solution : la croissance. C’est contre ce fait que se mobilise la décroissance, pour arriver à briser la chape de plomb médiatique et montrer que non, la croissance au sens commun du terme c’est-à-dire la croissance du PIB ne va ni vers le bien-être ni vers l’égalité. Qui d’autre peut se vanter d’arriver à poser une telle question ? A nouveau nous ne demandons qu’à être détrompé.

Décroissance ou capitalisme vert

Vous montrez que Marx a critiqué l’accumulation, fort bien, mais outres les arguments cités plus haut à l’encontre des marxismes et des socialismes historiques la question est de savoir si Marx a proposé un critère permettant de définir à partir de quand l’accumulation devient une oppression. La réponse est non – et là encore nous cherchons encore un contre-argument valable, les pages universellement citées du Capital ou des Manuscrits telles que « la terre et le travail sont les deux sources de la richesse » sont bien trop imprécises pour vouloir dire quelque chose de concret.

Moishe Postone, dans un ouvrage dont la parenté avec la décroissance a été perçue par les observateurs attentifs [4], montre de manière convaincante que le Marx de la maturité a bien perçu que le « règne de la valeur » dépendait d’une certaine conception du travail et d’une certaine forme de richesse – en découle donc une certaine conception de « la productivité » puisque celle-ci mesure la quantité de cette richesse-là produite par heure de ce travail-là. Postone affirme que Marx avait perçu que l’abolition de la valeur exigeait l’abolition de ce travail-là et de cette richesse-là [5]. Or ce qui s’est produit historiquement est que le marxisme et les régimes socialistes ont au contraire voulu abolir la valeur tout en conservant la forme bourgeoise de richesse et de travail. Il en a résulté l’URSS. Il en a aussi résulté que les marxismes ont indéfectiblement soutenu le mouvement ouvrier, et snobé toute autre forme de lutte. Postone lui voit de l’avenir dans les mouvements féministes, écologistes etc. qui lui semblent porteurs d’une autre forme de travail et de richesse, et reposent donc sur un concept différent de la valeur.

Pour notre part nous pensons que la théorie de l’exploitation de Marx garde toute son actualité mais elle doit notamment être complétée par une théorie de l’exploitation de la nature. Une telle théorie s’ancre dans la nature comprise comme res communis, nous avons eu l’occasion de l’expliquer dans un ouvrage paru chez Parangon [6]. Marx n’aborde pas cette question, c’est un fait dont on doit tenir compte. Les marxismes ne l’abordent pas davantage. Quand ils abordent la question écologique c’est en général pour l’imputer aux excès du capitalisme. C’est un peu court, et encore une fois c’est le mauvais infini, la négation sans le dépassement. Il me semble un peu facile de se cantonner au « travail du négatif » en attendant que d’autres – l’Histoire, peut-être - retournent dialectiquement la situation ! Le problème est de savoir à quoi ressemblerait une société qui ne serait pas une société d’accumulation, et donc pas une société de croissance, ce que la décroissance se propose de rechercher.

Qu’il y ait un autre socialisme possible peut-être, cela reste à démontrer ; que le terme « socialisme » soit adapté reste tout autant à démontrer ; en tout cas toutes ces batailles sur les en-têtes de programme ne devraient pas obérer ni dispenser de réflexions plus approfondies sur le contenu. La décroissance apporte bien une posture nouvelle, qui ne peut se confondre ni avec le capitalisme de marche ni avec le capitalisme d’Etat – si par « capitalisme » on entend l’accumulation de capital, sous quelque forme de propriété que ce soit.

« Décroissance », une incantation pas un projet politique

La décroissance ne prétend pas avoir réponse à tout. Elle prétend ouvrir des débats que les autres n’ouvrent pas, et proposer des solutions que d’autres ne proposent pas, c’est différent. Vous vous demandez comment on va gérer les effets d’une forte réduction de l’usage de l’automobile ? Ce n’est pourtant que la conséquence d’une politique d’égalité mondiale menée de manière conséquente ! Ou alors expliquer par quel miracle il serait possible à l’avenir de mettre 5 ou 6 milliards de voitures en circulation, et avec quoi on les fera avancer. La question qu’il convient de se poser est plutôt de savoir pourquoi la gauche bien-pensante, sûre de sa conception du progrès, n’a jamais défendu ce genre de mesure.

A l’inverse pour notre part nous ne pouvons qu’être indignés par plusieurs propositions qui sont faites dans cette partie de votre texte, en tant qu’elles se réclament du progressisme – une qualité que nous ne leur reconnaissons pas, pour notre part. Ainsi d’après vous il faut des riches acheteurs de bananes au Nord pour que le Sud puisse vivre ? C’est un argument réactionnaire du même tonneau que celui qui veut défendre le personnel de maison pour créer des emplois. Vous n’êtes pas de ce bord mais vous devez vous rendre compte que la plupart des indignations qui sont les vôtres ici peuvent être considérées comme relevant de la défense des privilèges de nantis, sur le plan des inégalités planétaire.

Ce qu’il vous faut comprendre est qu’une réponse de grande ampleur à la crise écologique et/ ou aux inégalités passe par une décroissance. Que cela soit à la fois politiquement inédit et difficile, personne n’en disconvient ; ce qu’il faut saisir est que les autres propositions sont utopiques au mauvais sens du terme – autrement dit, elles ne vont pas vers l’émancipation.

Faut-il diaboliser le développement durable ? Non bien sûr mais comment ne pas voir que ce terme est devenu totalement flou ? « Décroissance » est ambigu, mais au moins l’est-il beaucoup moins, relativement à ce qu’il veut dire – et il n’entend pas tout dire !

Le développement, ce n’est pas la croissance ?

François Perroux est toujours cité pour argumenter sur la différence entre croissance et développement, voilà un argument classique. A cela deux remarques préliminaires. D’une part Trotsky, bien avant Perroux, et même Hegel, faisaient déjà cette distinction. Perroux, comme économiste, n’en propose qu’une version issue de l’économie comme discipline, c’est-à-dire appauvrie, sectorielle – à part la liste à la Prévert (des écoles etc.) on serait bien en mal de préciser ce que Perroux entend par « développement », quand ça commence et surtout où ça s’arrête, en termes de croissance des besoins. D’autre part le contre-argument avancé par Perroux est considéré comme non-convaincant par la majorité des mouvements de la décroissance, pour des raisons qui tiennent justement non pas à ce que Perroux a dit mais à ce qu’Hegel ou Trotsky ont pu dire bien avant lui. Pour que Perroux convainque il faudrait qu’il réponde à la question posée plutôt que de servir d’autorité morale. Relisez l’Histoire de la révolution russe. Que dit Trotstky au sujet du développement ? A quoi se réfère-t-il ? Pourquoi parle-t-il de « stades » successifs, comme Rostow, quoi qu’avec des buts très différents ? On ne peut pas utiliser les mots en ignorant leur sens. « Développement » est un terme problématique car il est très largement synonyme d’un développement économique – c’est-à-dire de la croissance. Même l’ONU en convient [7]. Le développement économique c’est la division du travail, l’évolution des techniques et la production croissante, ainsi que l’idée que toutes les sociétés finiraient un jour par connaître le même état « développé » - le nôtre, il suffit de constater quels sont les pays considérés comme « développés » à l’ONU pour s’en rendre compte. Les catégories utilisées dans l’espace international sont très claires : quand on parle de « sous-développement » ce n’est qu’en relation avec ce que sont les pays « développés ». Uniquement cela.

Bien sûr dans le détail cela fait des décennies que tout le monde s’accorde sur le fait qu’il existe des trajectoires différentes en fonction du passé et des conditions naturelles propres à chaque pays, là n’est pas le problème. Perroux, dans la citation que vous proposez, de manière significative, ne propose aucun critère permettant de dire à partir de quel seuil les « coûts de l’homme » (expression que nous n’emploierions jamais pour ma part !) sont « suffisants » - or c’est la tout le débat si on veut sortir d’une société de croissance, c’est-à-dire de croissance illimitée. A l’inverse tous les théoriciens de la décroissance tentent d’évaluer le « suffisant ». On comprend que les riches et ceux qui s’enrichissent trouvent que ce genre de réflexion est insupportable. Perroux dit qu’il peut y avoir croissance sans développement, fort bien, tout le monde est d’accord, le Cauchemar de Darwin l’illustre à merveille, mais peut-il y avoir du développement et de la décroissance ? Car il ne peut y avoir de « développement » au sens où vous l’entendez si tous les pays du monde veulent ressembler à la France, la planète n’y pourvoira pas et ce n’est pas quand cela deviendra évident, à coups de millions de morts et de réfugiés, qu’il faudra y penser. C’est là la question posée par la décroissance.

Enfin le fait que la majorité de la population mondiale ne soit pas touchée par la propagande consumériste – ce qui reste à voir - ne dispense pas d’avoir à sérieusement la remettre en cause dans les zones où elle sévit, n’est-ce pas ? Par contre le prétexte de la pauvreté peut très efficacement servir à défendre des politiques de croissance qui in fine ne profitent qu’aux riches.

Le résultat que vous proposez en conclusion de la partie 1 est sans doute juste mais ne coûte rien car il se contente de reprendre un discours qui peut tout aussi bien être celui de la croissance verte capitaliste. Pour ne prendre qu’un exemple : n’importe quel manuel de marketing évoque lui aussi la valeur d’usage comme élément requis pour que la vente puisse se faire. Marx le disait déjà, d’ailleurs. Vous restez donc totalement dans l’ambiguïté.

Seconde partie : la décroissance est-elle réactionnaire ?

L’argumentation proposée jusqu’ici répond déjà en partie aux objections qui se font jour dans cette partie. La thèse de la décroissance est que c’est le projet de croissance qui est aujourd’hui incompatible avec un projet « de gauche » ou disons plutôt « progressiste ». Sans doute un tel projet était-il compatible dans les années 1920 ou est-ce encore le cas dans d’autres pays moins développés sur le plan économique. Mais ce n’est plus le cas en France ni dans aucun autre pays développé. Et c’est à ce public que la décroissance s’adresse en priorité.

La place manque pour s’attarder sur les écrits de Jean-Marie Harribey et de Cyril Di Méo. Je n’en retiendrai ici qu’un point : les mouvements de la décroissance ne se reconnaissent généralement pas dans la présentation qui est faite de leur action, il suffit de lire leurs écrits pour voir comment ils s’estiment trahis par ce genre de littérature. Nous avons proposé ailleurs une lecture différente de ces mouvements [8]], qui a le mérite de recueillir leur assentiment. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que nous pouvons expliquer les mouvements par leur inconscient, notre rôle se borne à prendre acte de leur existence telle qu’elle se définit. Le reste est querelle politicienne et lutte de pouvoir, ce n’est pas un travail d’analyse prétendant à l’objectivité.

La première question que vous posez est celle de la pluralité du bien. La première remarque que nous ferons, en préalable, est que ce pluralisme est une exigence libérale. Le préciser a pour but de mettre votre exigence en regard de l’appel à l’autorité de Marx qui a été le vôtre plus haut. Marx n’a pas pensé le pluralisme, c’est pour cette raison qu’Habermas a écrit sa Théorie de l’Agir Communicationnel, d’une part, et que Jacques Bidet a écrit sa Théorie Générale, de l’autre : pour mettre en évidence deux autres facteurs-de-classe que sont l’inégal accès à la parole effective (acte dit « illocutoire », accompagné d’effets sur les normes communes) et l’inégale position dans l’organisation bureaucratique. Les mouvements de la décroissance pour une large part souscrivent à ces révisions qui peuvent paraître comme un infléchissement vers le libéralisme. Mais ils portent deux critiques, des critiques qui ne sont pas nouvelles mais auxquelles la décroissance donne un nouvel élan.

La première est que la décroissance souscrirait à l’objection que Rawls fait à Habermas, en ceci qu’une théorie de la justice ne peut en aucun cas être purement procédurale [9]. Toute « société » se fonde sur des valeurs partagées, dit Rawls. Et l’idée selon laquelle la croissance est forcément un bien par exemple est une idée qui repose sur des valeurs et non sur des faits. Le problème est que les sociétés modernes en ont fait un fait de science – de science économique, car l’économie n’est autre que la science de la croissance, de l’évolution « Pareto-optimale ». Une économie stable est une expression devenue synonyme d’économie de croissance stable. Et las ! Les sciences sociales ont aussi assez largement profité et défendu la croissance, en s’accordant finalement pour ne jamais revenir sur les progrès apportés par la division du travail et la « différenciation » qui caractériseraient en propre la modernité – cf. Durkheim, Tönnies, les socialistes « utopiques », la naissance de la « sociologie » etc.

Le problème est double. D’une part ces sciences n’ont guère produit de critère permettant de mettre en évidence un seuil au-delà duquel la différenciation pourrait être jugée « excessive » et « contre-productive ». En l’absence d’un tel critère la différenciation et donc la division du travail et donc la croissance ne connaissent pas de limites – sinon le « marché mondial » ou « l’abondance » dont parlait Marx de manière fort vague dans la Critique du Programme de Gotha. Diverses composantes de la décroissance tentent au contraire de montrer qu’il existe un point, un « seuil » pour reprendre les termes d’Illich au-delà duquel la différenciation échappe à la société et la détruit. Il convient tout de même de s’attarder sur cette thèse si on s’intéresse à la démocratie, à l’égalité, à l’émancipation ou même seulement à l’écologie. D’autre part ces « sciences », de par leur prétention, soustraient une théorie du bien au débat public pour la naturaliser. La modernité, qui se vit et se définit, comme vous, dans l’illusion d’une liberté purement procédurale, s’en trouve assurément choquée. Mais comment accepter que « toujours plus » (de consommation) soit un état normal ? La décroissance dénaturalise, dévoile, démasque. En fait la décroissance introduit du pluralisme au-delà de ce que peut accepter la modernité telle qu’elle est généralement définie (ce qui ne veut pas dire qu’il faille y adhérer). La modernité maintient en réalité son « pluralisme » dans les étroites limites de ce qui peut servir sa croissance. Vous avez le droit de tout désirer, de tout proposer, sauf que cela dessert la croissance. L’oppression vient donc de cette dictature du Bien, ce Bien qu’est la croissance. La décroissance n’entend donc pas faire une OPA sur le bien au détriment du juste, elle entend plutôt dénaturaliser le bien.

Un second point est à souligner. La modernité ne se définit pas seulement par la différenciation croissante mais aussi par la séparation entre privé et public. Dans la théorie marxiste les besoins sont définis par le peuple sans que soient précisées les modalités institutionnelles qui puissent le garantir. Dans la social-démocratie les choix se font à moitié par le marché et à moitié par l’Etat et le secteur public, généralement en charge des « biens publics ». Dans le libéralisme économique le marché est le lieu premier du choix. De manière schématique, trois théories et trois lignes de partage entre public et privé. Ce qui vous choque probablement dans le fait que les objecteurs de croissance proposent publiquement d’utiliser le vélo à la place de la voiture est que ce choix est réputé appartenir à l’ordre du choix privé.

Là encore deux remarques. La première est qu’une telle ligne de partage est libérale. Dans une économie socialiste on ne voit guère comment on pourrait définir collectivement les besoins de chacun s’il est interdit d’en parler car cela relève de la sphère privée. La seconde est que ces « choix » individuels, qu’ils soient considérés comme privés ou publics, ne s’exercent désormais que dans d’étroites limites physiques et idéologiques. Des limites physiques, du fait de l’omniprésence des « macrosystèmes techniques » [10] : quand vous habitez une zone pavillonnaire le vélo est exclu du choix. Des limites idéologiques, qui expliquent qu’une multiplicité de choix privés et « pluriels » aboutit quand même à de longues files devant les boutiques Orange la veille de la sortie de l’Ipod. Le fait que la pluralité théorique se réduise ainsi à un nombre de choix qui en pratique est limité et orienté dans une direction précise (celle du « développement des forces productives ») doit interroger.

Les objecteurs de croissance, comme mouvement politique font des propositions. Tous les partis proposent plus de trains, d’avions, de voitures et de vitesse. Le parti de la décroissance est le seul (avec les Verts) à en proposer moins. Evidemment si l’on croit qu’on en manque alors on trouvera cela insupportable ; par contre si on pense qu’on en a trop alors voilà enfin une offre correspondante ! Les objecteurs de croissance proposent de se réapproprier collectivement l’utile et l’inutile pour éviter que le marché et l’Etat productiviste ne décident à la place des citoyens, en nous convainquant chacun et chacun(e) individuellement du bien-fondé du « plus consommer » - mais en occultant les conséquences collectives. Quand avons-nous « choisi » de dépendre du système automobile [11] ? Et pourtant les choix « privés » et « pluriels » des citoyens sont massivement contraints par la nécessité d’avoir le permis et un véhicule. Le mouvement de la décroissance pense qu’il y a une aliénation organisée dans la société de croissance, et en cela elle reprend le flambeau du freudo-marxisme, de Baudrillard, bref des filiations qui n’ont jamais été considérées comme réactionnaires. Les mouvements de la décroissance proposent d’autres modes de consommation et aussi d’autres modes de production, vous êtes libre d’en choisir et d’en proposer d’autres mais ce qui serait intéressant serait de connaître les conséquences de vos choix et propositions sur le plan des inégalités globales, et les comparer aux justifications produites par les objecteurs de croissance dans le choix de leurs pratiques. Là on verrait qui est réactionnaire. La publicité propose à longueur de journée des modes de vie désirables et le public se croit libre de les désirer. Pourquoi aurait-elle le monopole ? Pourquoi « le social » se réduirait-il à assurer le droit de participer aux macrosystèmes techniques lorsqu’ils sont devenus obligatoires – et donc facteur d’exclusion ? La décroissance montre en actes qu’on peut désirer autre chose et qu’on peut imaginer des politiques publiques qui permettraient de faciliter ces modes de vie.

Sur le plan de l’articulation entre le bien et le juste, c’est donc l’objection de croissance qui est moderne – et c’est la modernité qui ne l’est pas !

Sans doute effrayé par l’idée d’une réduction de la consommation, que la décroissance voit comme une voie vers l’émancipation, vous citez l’ascétisme des moines cisterciens. C’est là une caricature que vous élevez en repoussoir, car aucun courant de la décroissance ne propose de reconstruire des monastères – ou alors veuillez indiquer qui porte un tel programme.

La question est de savoir ce qui vous pousse ainsi à caricaturer les propositions des objecteurs de croissance, et savoir aussi pourquoi cette caricature revient aussi souvent, surtout chez les économistes. Peut-être est-ce parce que la simple idée de limite ou de « suffisant » leur semble insupportable et en cela ils incarnent bien la modernité au sens dominant du terme ; il reste à savoir si les convictions progressistes iront jusqu’à affronter la réalité, à savoir qu’un tel refus de toutes limites rime avant tout avec la loi du plus fort. Un citoyen Français ne serait guère solidaire de l’humanité s’il maintenait de telles affirmations.

La question de l’urgence est facile à aborder. Bien sûr l’argument peut faire le lit de mesures autoritaires, mais c’est là occulter le fait que de nombreux partis brandissent l’argument de l’urgence, notamment l’urgence de favoriser les conditions d’une reprise de la croissance, sans pour autant devenir autoritaires. La question est de savoir si vous, nous, tous, nous pensons que la planète, l’égalité etc. peuvent attendre encore un peu.

Que la décroissance mette en cause l’idée de progrès telle qu’elle a été définie par le croissancisme est une évidence. Le débat s’ouvre à partir du moment où l’on accepte de ne pas fétichiser ce progrès et en faire un absolu. Les mouvements de la décroissance n’ont pas le monopole des propositions alternatives. Mais les mouvements de la décroissance sont les seuls à essayer de penser au-delà de la croissance et donc du capitalisme au sens où Marx l’avait entendu, même s’il n’en a pas développé toutes les implications.

Que cela ouvre aussi la porte à la réaction, sans doute, mais il ne faut pas tout confondre non plus, la réaction a aussi, et depuis longtemps, été anticapitaliste, pour autant on ne l’a pas systématiquement rangée avec le parti d’Alain Krivine ou celui d’Arlette Laguiller.

Vous dites qu’il faudrait mesurer toutes les conséquences d’une remise en cause radicale ? Nous disons oui, en effet, mesurons-les, c’est là le débat que veut la décroissance – qu’on adhère ou pas à ses organisations.

Vous dites que « La gauche a toujours considéré que le présent n’était pas fatal et que le retour en arrière n’était pas un idéal ». En effet par conséquent la croissance n’est pas fatale ! Et la décroissance ne propose pas de retour en arrière – sauf à occulter, encore une fois, les conséquences infiniment régressives qu’une poursuite de la croissance aurait sur l’humanité actuelle et à venir. En fait, il s’agit plutôt pour ces mouvements de ne pas adopter béatement les « progrès » apportés par le capitalisme et de ne pas non plus systématiquement dénigrer les pratiques et les techniques populaires issues de sociétés qui ne jouissent pas de notre aisance matérielle – car ces techniques ont peut-être d’autres vertus, écologiques et conviviales par exemple.

Au fond, la question à se poser, en termes marxiens, est celle-ci : avec « l’intégration fonctionnelle » des classes ouvrières dans la bourgeoisie mondiale des classes moyennes, ne confond-t-on pas, quand on assimile décroissance et régression, progrès et richesse bourgeoise ? Convenir qu’une certaine forme d’austérité est la seule compatible avec une égalité globale rejoint pourtant les revendications des organisations qui demandent de limiter l’échelle des salaires – pour porter cette revendication de l’échelle nationale à l’échelle globale, d’un pays nanti à un monde qui est loin de l’être. Ou alors si le progrès implique d’atteindre un PNB de 20 000 euros ou plus par habitant, il faut avoir le courage de dire que la majorité de l’humanité sera broyée par la minorité qui seule peut parvenir à atteindre ce but. Et revendiquer cette égalité qui fut celle de Marat n’implique pas automatiquement d’adhérer à sa stratégie qui fut celle de la guillotine.

Sur la question plus politicienne des alliances, cela reste à voir. Indéniablement la décroissance pose un problème de positionnement, néanmoins aucun parti de gauche n’est indemne de ce genre de problème de nos jours !

Sur la science

Là encore les éléments donnés plus haut constituent une première réponse. Si par « science » on désigne un corps de spécialistes chargés de déterminer le vrai, et que ce vrai implique une croissance illimitée, on voit tout de suite le problème que ça peut poser en termes de démocratie et d’émancipation. Si on voit que les projets de recherche poursuivis par « la science » peuvent généralement se caractériser par un approfondissement de la division du travail qui suppose forcément de la croissance (centrales nucléaires, OGM etc.), alors on ne peut pas se satisfaire d’une équation science = progrès. Et il ne suffit pas de faire « un usage raisonnable » de cette science-là, car son développement implique l’éradication d’autres savoirs, d’autres projets de recherche, car elle absorbe les moyens financiers et humains (en termes de formation etc.).

Vous êtes professeur d’économie donc vous savez que la différence entre la « durabilité faible et la « durabilité forte » porte justement sur l’espoir dans le progrès des sciences et techniques. Cela ne peut être une coïncidence. C’est au contraire un point clé. Et la critique des « têtes pensantes » qui font la science officielle (Claude Allègre...) au motif qu’elles pensent mal ou de manière autoritaire ne conduit pas à affirmer que le savoir n’a aucune valeur, que tout se vaut, que la croyance vaut bien le savoir. Bien au contraire, il s’agit de démocratiser la science et de refuser la séparation profane / sacré que nous propose la science dominante. Il s’agit de défendre Galilée contre l’Académie des Théologiens (de la croissance). Et combattre la Raison quand elle se fait Raison d’Etat ou dictature des savants, le Grand Récit de l’homme prométhéen étant chargé d’asseoir dans les « cerveaux disponibles » par la publicité l’équivalent du « noble mensonge » platonicien.

Les faits que vous évoquez sur Diderot, la dissection, le Vatican etc. sont sans doute exacts mais n’ont pas de rapport direct avec la problématique de la décroissance ni avec ce qui est précisément mis en cause dans la science telle qu’elle existe aujourd’hui. Ou alors il faudrait préciser. C’est un effet de style destiné à inscrire vos propos dans ce qui se présente comme le combat universel de la lumière contre l’obscurité. Sur le fond, ce n’est pas avec les batailles du passé qu’on construit celles de l’avenir. Il est bien clair que les attaques contre le savoir émancipateur ne viennent plus des mêmes endroits qu’il y a 500 ans, ni de la même manière. Il convient aussi de ne pas fétichiser « la science » et tenir pour vrai tout ce qui se présente comme tel. Ce ne serait guère honorer les Lumières et l’appel de Kant qui résume le projet : « Ose penser par toi-même ! ».

Quelques mots sur le relativisme, avant de conclure. C’est un sujet difficile qui n’est abordé dans votre texte que de manière polémique. Un fait doit pourtant être souligné : le fait que les Occidentaux se proclament les seuls détenteurs de la science et de la rationalité, et ceci en dépit du fait qu’ils ont mis en place un système social qui ne peut être universel que sur le plan formel, déclaratif, et non réel, ne peut que choquer. Si l’on accepte cette prémisse qui revient finalement à dire que l’intelligence est quand même quelque chose de partagé alors les sociétés « non-développées » doivent être regardées avec un tout autre regard que celui qui ne voit en elles que notre propre passé et ce qui lui manque pour être « dans le présent », pour être « up to date », « world class » comme on dit un peu partout.

Pour autant inverser la problématique serait tout aussi réducteur. Si nos sociétés ne sont pas les seules qui soient porteuses de l’universel, les sociétés « primitives » ou autres exemples existants ne le sont pas d’emblée non plus, en tout cas pas sans examen approfondi. On trouve parfois dans la décroissance – comme dans l’écologie du reste – un certain contre-pied qui voudrait que ce que la modernité a posé comme son contraire – la société primitive – soit, de l’Enfer, désormais devenu le Paradis. Quand il s’agit d’enfer et de paradis, on comprend que les échanges soient vifs. Dès qu’un objecteur de croissance concède quoi que ce soit aux sociétés primitives, le Moderne cherche à l’occire de ses foudres et dénonciations. Dès qu’un Moderne cherche à trouver quelque intérêt aux techniques existantes, un objecteur de croissance va procéder de même. Ces passes d’armes, qui versent de part et d’autre dans l’hubris que l’on dira bien latin, ne doivent pas occulter les enjeux eux-mêmes.

Pour autant, gageons les paris que l’opposition primitivisme / croissancisme prenne de l’ampleur dans l’avenir, car c’est elle, et elle uniquement, qui permettra de trouver une alternative qui ne soit ni le développement ni le sous-développement.

Conclusion

Finalement ce qui nous sépare n’est peut-être qu’un débat extra-économique, portant avant tout sur la modernité, d’une part, et sur les choix techniques, de l’autre. Cette lettre fut un utile point de départ pour esquisser quelques clarifications et faire progresser le débat, soyez-en remercié.

 


Notes

[1] J.-M. Harribey (dir), Le développement a-t-il un avenir ?, Mille et Une Nuits, 2004.

[2] J.-M. Harribey, « Développement ne rime pas forcément avec croissance », Le Monde Diplomatique, juillet 2004.

[3] Jacques Bidet, Théorie Générale, Paris, PUF, 1999, p. 56

[4] Le Monde des Livres, 13 février 2009.

[5] M. Postone, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et Une Nuits, 2009.

[6] Fabrice Flipo, Justice, nature et liberté, Lyon, Parangon, 2007.

[7] ONU, UN contributions to development thinking and practice, Indiana University Press, 2004.

[8] [->http://www.journaldumauss .net...

[9] J. Rawls et J. Habermas, Débat sur la justice politique, 2005.

[10] A. Gras, Les macrosystèmes techniques, Paris, PUF, 1997.

[11] G. Dupuy, La dépendance automobile, Paris, Economica, 1999.

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22 octobre 2009 4 22 /10 /octobre /2009 03:53

decroissance.gif

Décroissance : le poids des mots, le choc des idées (1)
http://goudouly.over-blog.com/article-decroissance---le-poids-des-mots--le-choc-des-idees--1--37213472.html
Alain Beitone et Marion Navarro

Sur Revue du MAUSS


Le terme « décroissance », longtemps resté confidentiel, rencontre de plus en plus de succès dans les médias et les débats politiques. Le mot (sinon l’idée) est repris de plus en plus fréquemment dans les milieux de la gauche radicale ou alternative.

La thèse que nous voudrions défendre ici est la suivante :

L’adoption du MOT « décroissance » n’est pas souhaitable, même à des fins médiatiques ou pour séduire telle ou telle composante de la mouvance écologique. Le terme comporte trop d’ambiguïtés, suscite trop d’incompréhensions.

L’adoption du CONCEPT de décroissance et des idées qui vont avec (développées par exemple dans les publications du mensuel « La décroissance » ou les textes de S. Latouche) nous semble contradictoire avec des idéaux progressistes.

« Décroissance » : un terme ambigu, un projet critiquable

1. La décroissance : un terme ambigu

Revendiquer la décroissance en ces temps où la croissance fait tant défaut est provocateur. Cette proposition détonne dans le débat public et interroge. Le choix du mot n’est d’ailleurs pas innocent : cet effet provocateur est voulu. Nombre de ses promoteurs mettent en effet en avant sa fonction de « mot obus », pour reprendre la formule de Paul Ariès. Le mot n’aurait donc pas tant d’intérêt par lui-même (à travers les idées qu’il exprime), mais aurait pour mérite d’interpeller les consciences et d’affirmer une opposition à l’idéologie de la croissance. S. Latouche lui-même précise que « la décroissance n’est pas un concept » [1], il ajoute « en toute rigueur il conviendrait de parler d’une « a-croissance » comme on parle d’athéisme, plus que d’une décroissance ».

Ce mot comporte néanmoins de nombreuses ambiguïtés et nous pouvons nous demander s’il est pertinent de l’employer, même à des fins purement médiatiques ou tactiques. J. Gadrey (dont la posture critique ne peut guère être mise en doute) explique sur son blog qu’il n’utilise jamais le terme « décroissance » en raison de ses ambiguïtés. J.M. Harribey (co-président d’ATTAC) a lui aussi pris clairement ses distances avec le thème de la décroissance, tout comme A. Lipietz et G. Duval (rédacteur en chef d’Alternatives économiques). Certains protagonistes du débat sur la décroissance se montrent sceptiques sur l’utilisation du terme. Au demeurant, ils s’emploient à le préciser en parlant de « décroissance soutenable », de « décroissance équitable » ou de « décroissance conviviale », mais en ne précisant jamais clairement ce que l’on entend par-là. Et quand, parfois, les précisions sont données, nous voyons mal en quoi cela correspond à de la « décroissance ». Par exemple, S. Latouche évoque la suppression des « externalités négatives de la croissance » (accidents de la route, médicaments contre le stress), la remise en cause de la publicité tapageuse et de l’obsolescence accélérée des produits, mais rien de tout cela n’est incompatible avec la croissance (sous réserve que l’on précise le sens de ce dernier terme). De la même façon les « 8 R » de S. Latouche (réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler) sont parfaitement compatibles avec une croissance inscrite dans un développement soutenable. Il y aurait d’ailleurs matière à des débats sérieux sur chacun de ces « R ». Ici, le slogan de la décroissance n’est plus un « mot obus », mais un « mot écran » qui crée de la division et empêche de progresser dans la formulation de propositions concrètes pour répondre à la crise écologique.

L’emploi du mot décroissance ne nous semble pas dans cette optique être une bonne idée. Ce terme est trop ambigu, n’est pas utilisé par tous dans la même perspective et n’est pas compréhensible par la plupart des gens. Si le but est simplement d’interpeller les citoyens sur les limites de la croissance au sens de l’augmentation du PIB, autant le dire directement. Prôner la décroissance alors que des milliers de travailleurs se battent pour conserver leur emploi et subissent les effets de la crise économique n’est pas une bonne stratégie. Il existe un risque important que les citoyens y voient une opposition entre écologie et social. Il est facile de montrer à l’aide d’exemples simples les limites de la croissance. La prise de conscience écologique est de plus en plus forte et l’emploi du terme de décroissance pour mobiliser les citoyens ne nous semble ni nécessaire ni opportun. Ainsi, à part à partager les idées qui se trouvent derrière le mot de décroissance (et donc à défendre le concept de décroissance), l’utilisation du mot décroissance est une fausse bonne idée. En voulant interpeller les citoyens sur les questions écologiques, nous allons les rendre hostiles.

Concentrons-nous à présent sur le fond du débat : le concept de décroissance est-il pertinent ? Un parti de gauche doit-il le reprendre à son compte ? A quoi renvoie exactement ce concept ?

2. La croissance et sa critique

La croissance est définie usuellement comme l’augmentation sur une longue période d’un indicateur du volume de la production (on utilise généralement le PIB). Voilà bien longtemps que des économistes (et non des moindres) ont mis en cause cet indicateur. Le PIB se focalise sur un champ assez restreint des activités humaines et reste aveugle à de nombreux aspects de la vie qui ont pourtant un impact important sur le bien-être. Il ne prend pas en compte les externalités sur l’environnement qui résultent des processus productifs [2], ni la façon dont les fruits de la croissance sont distribués au sein d’une société. Autrement dit, il ne mesure pas la qualité de la croissance et témoigne d’une conception purement monétaire de la richesse. Celui-ci ne peut donc pas servir d’indicateur de bien-être. Rien de bien nouveau, ces analyses ont été produites au moins depuis les années 1950. Cette critique de l’indicateur de croissance ne conduit pas nécessairement à mettre en cause la croissance [3]. Elle invite seulement à remettre en cause « la religion du taux de croissance » (Gadrey) prise au sens de l’accroissement du PIB. Le mot croissance, s’il n’est pas précisé, ne désigne rien d’autre que l’augmentation d’un indicateur. On parle ainsi de la croissance d’un enfant (sous-entendu de sa taille). Le problème ne vient ainsi pas à notre sens du principe de la croissance, mais du choix de l’indicateur qui la mesure. Nombre d’indicateurs de richesse ont été développés ces dernières années et il y a là matière à un débat sérieux sur le choix du ou des indicateurs qui pourraient fonder une politique progressiste dans le cadre d’un processus de rupture avec le capitalisme [4]]. Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice [5] notent en effet que « le choix des pondérations des diverses variables qui composent un indicateur, tout comme le choix des variables qui comptent, est un enjeu de débats publics ». Ce choix de critères n’est pas un choix technique : il s’agit de promouvoir une autre vision du monde et de la richesse.

3. Décroissance ou « capitalisme vert » : un faux débat

Aujourd’hui, beaucoup de militant(e)s adoptent la thèse de la décroissance en opposition à l’idée de « capitalisme vert ». Comme s’il s’agissait là de la seule alternative et comme si cette alternative était pertinente. Il est évident que l’idée d’un « capitalisme vert » comme d’un « capitalisme social » ou d’un « capitalisme moral » ne sont que des habillages idéologiques destinés à forger une réponse aux critiques du capitalisme et à donner l’impression que le système capitaliste [6] est en mesure d’apporter une réponse aux contradictions qu’il rencontre. L’essence du capitalisme réside dans l’accumulation du capital, rendue possible par l’extorsion d’une plus-value aux salariés. Marx a résumé cette logique par la formule humoristique « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! » [7]. Le capitalisme est marqué par une contradiction majeure entre le caractère privé de la propriété (et donc du pouvoir de décision sur le processus productif) et la socialisation croissante des forces productives (humaines et naturelles). La crise écologique est une illustration dramatique de cette socialisation des forces productives : dans les économies pré-capitalistes et même dans les débuts du capitalisme, l’utilisation qui était faite de la nature à un bout de la planète n’avait pas d’impact significatif (au moins à court et moyen termes) sur les conditions de vie et de production à un autre bout de la planète. Il n’en va plus ainsi : la pollution de l’Ouest de l’Europe provoque des pluies acides dans l’Est, la mondialisation de la production fait que nos consommations au Nord produisent le travail des enfants et des dégâts sur la santé humaine au Sud (exportations de déchets, délocalisation des activités polluantes, etc.). Or ces effets sociaux (collectifs) ne sont pas régulés (ou très mal) par des instances de décisions collectives [8]. Si cette contradiction a été un temps surmontée dans le cadre des Etats-nations par l’intervention de l’Etat-social [9], la mondialisation pose des problèmes gigantesques auquel aucun « gouvernement mondial » ne peut même tenter de répondre. Il ne peut donc pas y avoir de « capitalisme vert », car la logique de l’accumulation et de la concurrence des capitaux rend cela impossible. Bien sûr, il peut arriver que dans certaines conditions, du capital puisse se mettre en valeur dans le développement de l’énergie solaire ou dans le traitement des déchets, il peut arriver aussi que des mesures de type réglementaire soient prises (par exemple l’interdiction des CFC), mais la logique du système (saisir toutes les opportunités pour produire des valeurs d’échange, réaliser des profits, accumuler du capital, etc.), conduit au gaspillage des ressources humaines et naturelles, à la dégradation de l’environnement, à une gestion de court terme qui néglige les effets durables de certains choix technologiques ou économiques. Pour répondre à la crise qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital, de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. Ce point ne fait pas débat ici. Cela signifie-t-il néanmoins que nous devons adhérer à la thèse de la décroissance ? Sans doute pas.

4. « Décroissance », une incantation pas un projet politique

Si les habitants des pays riches mettaient en oeuvre le mot d’ordre décroissantiste de « grève générale de la consommation », les ouvriers des usines chinoises ou indiennes de produits textiles, de jouets, de matériels électroniques se trouveraient au chômage comme les producteurs de bananes, de mangues, d’ananas, etc. Certes on peut considérer qu’à long terme, on reviendrait à une agriculture vivrière, plutôt qu’à une agriculture de rente [10]., mais à court et moyen terme, les dégâts sociaux et politiques (voire militaires) seraient considérables. Le discours décroissantiste n’est pas un programme politique dans la mesure où il ne donne aucune indication sur la façon de résoudre les contradictions qui naîtront inévitablement de l’application des mots d’ordre des « objecteurs de croissance ». Les décroissantistes ne disent pas comment on peut, dans une société démocratique, faire prévaloir la décroissance. La « simplicité volontaire » ou la « frugalité », voire le retour à la traction animale (Le Monde diplomatique d’août 2009) ou la disparition de la télévision (évoquée dans des textes de V. Cheney), comment les traduisons-nous en acte ? Comment surtout en gérer les conséquences : la disparition du transport aérien (évoquée par V. Cheney et S. Latouche), la fin de l’automobile (et donc entre autres de l’industrie du pneumatique), comment va-t-on en gérer les effets ? [11] On dira sans doute qu’il s’agit là d’objectifs lointains, mais les contradictions apparaissent dès aujourd’hui : quand certains partis de gauche (le PCF notamment) défendent l’industrie et voient dans la tertiarisation de l’économie une menace, comment articule-t-on cela avec le projet de la décroissance ? Quand on lutte pour la défense de l’emploi dans l’automobile, l’industrie électrique, l’industrie chimique, etc., quel lien fait-on avec la décroissance ? Quand on propose une « relocalisation générale » de la production agricole et quand on ironise sur le coût énergétique des bananes antillaises, va-t-on interdire la consommation des bananes en dehors de leur territoire de production ? Et que diront les producteurs de bananes privés de débouchés et leurs salariés privés d’emploi ?

Il n’est pas douteux que le monde est confronté à une crise écologique majeure qui appelle des réponses de très grande ampleur, mais le thème de la décroissance, parce qu’il repose sur de nombreuses confusions, parce qu’il relève davantage d’une pratique incantatoire que d’un projet politique, n’est pas un point d’appui solide pour traiter des questions écologiques, économiques et sociales. Surtout, l’orientation « décroissantiste » est incompatible avec la posture [de tout parti [12]] qui se propose d’être un parti de gouvernement. Peut-on envisager une politique décroissantiste seulement en France ? Doit-on adopter une logique autarcique ? Doit-on adopter des mesures coercitives pour convaincre ceux qui n’en sont pas convaincus spontanément qu’il faut se convertir à une alimentation végétarienne, etc. ? Un programme de réponse aux enjeux écologiques et sociaux actuels suppose d’adopter une stratégie visant à infléchir les comportements en faisant appel aux outils que sont la taxation, la réglementation et les mécanismes de marché. Cela suppose aussi que l’on articule les questions environnementales et la démocratisation de la vie sociale. L’idée de « planification écologique » est potentiellement féconde, mais il faut beaucoup travailler pour lui donner un contenu et il faut se montrer beaucoup plus précis sur le lien entre cette planification et l’objectif de décentralisation et d’autogestion locale.

5. Faut-il diaboliser le développement durable ?

Les partisans de la décroissance voient dans le développement durable une proposition qui relève de la volonté d’instaurer un capitalisme vert. Une position anticapitaliste n’impose pourtant pas de rejeter le développement durable. S’il est vrai que cette idée a été reprise par les tenants d’un capitalisme vert, elle a été reprise d’une façon particulière et rien n’impose de suivre cette voie. Si une idée est juste, il faut la défendre, y compris contre ceux qui la reprennent pour la déformer.

La « durabilité » ou la « soutenabilité » renvoie à une idée simple qui est au cœur de la préoccupation des décroissantistes : la question de l’arbitrage intertemporel. Dans les décisions que nous prenons aujourd’hui, nous devons tenir compte des conséquences pour aujourd’hui et pour demain (dans 10 ans, dans 1000 ans). C’est généralement difficile : quand on limite ou on interdit la pêche à la baleine ou la pêche du thon rouge de méditerranée, on porte atteinte à la satisfaction des consommateurs de sushis, aux utilisateurs de graisse de baleine et à toute une filière d’activité économique (pêcheurs, conserveries, etc.) donc à l’emploi (voir les conflits entre les pêcheurs de méditerranée et Greenpeace, il ya quelque temps). Quiconque s’intéresse à la crise écologique doit donc raisonner en terme de soutenabilité parce qu’il n’est pas possible d’échapper à cet arbitrage intertemporel.

Mais, disent les décroissantistes, le problème ne vient pas du mot « durable » mais du mot développement. Bien avant d’adhérer aux thèses de la décroissance, S. Latouche s’est consacré à la critique du développement qui est pour lui un mirage et un processus « d’occidentalisation du monde ». Le développement serait donc mauvais par nature et il est parfois assimilé à la croissance. Au point que même l’expression « alterdéveloppement » ne trouve pas toujours grâce aux yeux des partisans de la décroissance. Le concept de développement a été notamment construit par l’économiste F. Perroux [13]. Il distingue soigneusement la croissance (aspect quantitatif) et le développement (aspect qualitatif). Pour Perroux, il y a développement quand il y a une amélioration de la « couverture des coûts de l’homme », c’est-à-dire si les besoins alimentaires, sanitaires, éducatifs, sont mieux assurés pour tous les individus [14]]. C’est pourquoi il peut y avoir croissance sans développement, notamment quant on assiste à une « croissance appauvrissante » (J. Bhagwati). Le développement n’est donc pas la croissance pour la croissance, mais la croissance mise au service d’une meilleure satisfaction des besoins sociaux.

Bien évidemment ces besoins sont susceptibles d’être affectés par la logique de la « filière inversée », par la publicité, par la programmation de l’obsolescence des objets, par une logique de distinction et de démonstration qui est utilisée pour pousser les individus à consommer davantage. Ce sont là les critiques bien connues de la société de consommation articulée au productivisme. Comme le soulignent certains décroissantistes, il y a là un « imaginaire » qui est mis au service d’une production croissante de valeurs d’échange [15]. Mais il n’empêche que la majorité de la population mondiale n’est pas aujourd’hui victime de la société de consommation (pas directement en tout cas) mais vit dans le dénuement et formule une demande qui n’est pas solvable [16]. Dès lors est-il sérieux d’inviter cette population à « opter pour la frugalité » et la « simplicité conviviale » ?

Si le système a imposé une vision du monde selon laquelle les activités qui sont valorisées sont celles qui conduisent à la production profitable de valeur d’échange, la position progressiste consiste évidemment à exiger la croissance de la production de valeur d’usage. Cette idée s’applique à de nombreux domaines : une grande partie de la population mondiale est sous alimentée, n’a pas accès à l’eau potable, aux soins médicaux de base [17]], etc. Ainsi par exemple, nous devons exiger la hausse de la production de médicaments même quand cette dernière n’est pas rentable car destinée à des malades non solvables. Nous ne pouvons donc pas prôner de façon raisonnable un arrêt de la croissance et se focaliser sur une simple meilleure répartition des richesses. Nous devons promouvoir le développement économique tout en l’ancrant dans une logique anticapitaliste. L’idée d’un développement durable nous semble être ainsi une idée à défendre.

La question n’est pas de produire moins (la décroissance) mais de produire plus (pour répondre aux besoins sociaux), autrement (en rompant avec l’hégémonie de la logique du profit, avec le productivisme agricole et donc en refusant la logique capitaliste), autre chose (des biens et des services choisis en fonction de leur valeur d’usage), en prenant en compte les droits des générations futures (soutenabilité des choix technologiques, économiques et environnementaux).

II. La décroissance : un projet contradictoire avec les valeurs de gauche

Les thèses de la décroissance sont certes diverses, et il y a sans doute au sein de ce courant des idées folkloriques (comme partout). Mais au-delà de ces positions folkloriques, nous avons le sentiment en consultant les sites et la littérature écologique Par exemple l’ensemble des éditoriaux de P. Ariès dans le Sarkophage (http://www.lesarkophage.com/), les documents rassemblés par le dossier du net (http://www.dossiersdunet.com/rubriq...), le site de l’IEESDS ( http://www.decroissance.org/), etc. d’une orientation globale qui est en contradiction avec les valeurs et les combats de la gauche depuis deux siècles. Il faut peut-être jeter par-dessus bord tout ou partie de ces valeurs (pas de tabou dans le débat démocratique), mais alors il faut le dire et en débattre ouvertement [18].

1. La gauche, la décroissance et la liberté individuelle

Ce qui frappe à la lecture des textes décroissantistes, c’est que leurs auteurs savent, avec certitude, ce qui est bon pour l’homme (et la femme ?). Ils savent ce qui est utile et ce qui est inutile, ce qui est conforme aux besoins et ce qui ne l’est pas [19] : ils sont contre la mode, la consommation de viande, la télévision, les téléphones portables, la publicité, les supermarchés, etc. et défendent la frugalité, la convivialité, la vie rurale [20] le petit commerce, etc. Paul Ariès, par exemple, dénonce les consommations qui ne correspondent pas à des besoins matériels. Tous ceux et toutes celles qui n’ont pas les comportements que les décroissantistes jugent bons, sont soient de pauvres individus manipulés par la pub et qu’il faut rééduquer, soit des riches qui pillent la planète [21]. Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que de la bonne vieille distinction entre le nécessaire et le superflu qui est au fondement de la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Dès lors qu’il existe une élite éclairée qui sait ce qui est bon pour l’homme, cette élite est fondée à imposer les bons choix à la masse aveuglée sur ses véritables intérêts. Plus fondamentalement, les décroissants sont du côté de ceux qui affirment la priorité du bien [22] : ils savent ce qui est juste et bon et considèrent les amateurs de cassoulet ou de filet de bœuf aux morilles comme de dangereux déviants. L’anti-libéralisme proclamé, n’est donc pas seulement la dénonciation (légitime) du capitalisme et la critique des excès du tout marché, mais aussi le rejet de la pensée politique libérale liée à la Modernité, à la philosophie des Lumières, à l’affirmation de la souveraineté et de l’émancipation individuelles qui est contestée. Là encore on retrouve la critique de l’individualisme qui a été pendant très longtemps le fond de commerce de l’idéologie réactionnaire : on en appelle à la communauté contre l’individu, à la soumission à des valeurs communes et au contrôle de la communauté sur le respect de ces valeurs communes. Bref, c’est la tonalité habituelle des communautés religieuses, qui en appellent elles aussi à la frugalité (voire à l’ascétisme), au détachement des biens de ce monde, au retrait dans des forêts profondes loin du monde urbain source de perversion et de dérèglement moral. Rien de bien nouveau depuis les moines cisterciens et les disciples de François d’Assise. Il y a en Iran une police religieuse qui pourchassent celles et ceux (surtout celles !) qui n’ont pas une tenue islamique. Aura-t-on demain une police écologique qui prendra des sanctions contre ceux qui suivent la mode, qui fréquentent les supermarchés, qui consomment de la viande, qui n’utilisent pas des toilettes sèches, etc. ?

La question ne relève pas de la vaine polémique ou de la caricature. Au sein même du mouvement écologique, le débat sur le risque d’un « éco-fascisme » a été mené périodiquement depuis les années 1970. La question de fond qui est posée est la suivante : puisque la décroissance est présentée comme la seule solution et puisque cette thèse n’est partagée que par une très petite minorité de la population, il n’existe que deux solutions :

- Ou bien on attend d’avoir convaincu pacifiquement et démocratiquement l’ensemble de la population de se rallier à la décroissance. Mais cela risque de prendre beaucoup de temps, or les décroissantistes ne cessent de souligner qu’il y a urgence à répondre à la crise écologique.

- Ou bien au nom de l’urgence on impose par la contrainte la seule conception du bien qui est légitime : la décroissance, la frugalité, etc.

On voit donc que la décroissance est aux antipodes du mouvement historique de la Modernité auquel la gauche s’est toujours identifiée : la libération de l’individu à l’égard des formes de contraintes traditionnelles, religieuses, communautaires. Cette approche nous place aussi devant une alternative intenable (la survie de la planète ou le libre choix individuel). Une autre voie est possible, celle du développement durable justement qui combine démocratie, lutte contre les inégalités, progrès technique, réorientation de la production, responsabilité collective, etc. Dans ce cadre la liberté individuelle reste possible ceux qui veulent devenir végétalien le peuvent, ceux qui veulent consommer de la viande accepteront d’en payer le prix qui résultera de sa production dans le cadre d’une agriculture non productiviste [23].

2. La gauche, la décroissance et le progrès

Le discours décroissantiste met en cause explicitement ou implicitement l’idée de progrès. Ce que l’on nomme ainsi serait pure illusion. Il faudrait donc, d’après J.P. Besset « ne plus être progressite…sans devenir réactionnaire » [24]. D’après certains textes on comprend mieux que les auteurs ont la nostalgie de la société pré-industrielle. Mais la gauche s’est constamment battue pour le progrès contre la réaction. Ce sont les forces conservatrices et religieuses qui se sont constamment opposées au progrès et qui ont plaidé pour le retour en arrière : pour la Restauration de la monarchie absolue, pour la défense de la famille traditionnelle contre le divorce, la contraception, pour le « retour à la terre » contre l’industrie. [25]. La Droite a toujours voulu revenir à un passé considéré comme stable et harmonieux ou, au mieux, maintenir le statu quo. Aujourd’hui toute la Droite américaine s’oppose à la création aux Etats-Unis d’une assurance santé pour tous, Ferry, Darcos et Sarkozy veulent « siffler la fin de la récréation » et revenir à l’école d’avant Mai 68, la Droite cherche partout à revenir en arrière à propos des droits sociaux, des droits des femmes, des droits des homosexuels. La Droite s’est battue pour défendre la ségrégation raciale aux Etats-Unis et c’est la gauche qui a milité pour l’égalité des droits, c’est la Droite qui s’est battue pour défendre l’apartheid en Afrique du Sud, c’est la Droite (en France, en Espagne, au Portugal, etc.) qui s’est battue pour maintenir le colonialisme aux prix de guerres atroces. La gauche a toujours considéré que le présent n’était pas fatal et que le retour en arrière n’était pas un idéal. La droite était contre l’accouchement sans douleur parce que la souffrance était le fait de la nature et d’une malédiction divine. En bref, il y a toujours eu un parti de l’ordre et un parti du mouvement, ceux qui se fondent sur le respect des traditions et le retour en arrière et ceux qui pensent que les hommes peuvent agir consciemment pour améliore leur sort et lutter contre la fatalité de la nature (les maladies, les famines, etc.) et la fatalité de l’ordre social (le pouvoir des nobles, des riches, des puissants). Les diatribes contre le progrès des décroissantistes, si elles devenaient majoritaires à gauche, conduiraient donc à une remise en cause radicale dont il faut mesurer les conséquences : c’est la gauche qui plaiderait contre le changement et pour le retour à un état antérieur de l’ordre social et la droite à laquelle on abandonnerait l’idée de progrès, d’action volontariste pour changer le monde. Mais la Droite adhère au progrès de façon sélective. Elle est pour le progrès compatible avec la loi du profit et la domination des puissants, elle est libérale d’un point de vue économique, mais conservatrice d’un point de vue social [26]. Il ne s’agit donc pas d’accepter tout changement comme un progrès, ni de se laisser abuser par le terme de « modernisation » qui cache le plus souvent la précarisation de l’emploi, mais il s’agit de revendiquer le progrès en soumettant les choix technologiques, sociaux, écologiques, etc. à des décisions démocratiques.

3. La gauche, la décroissance et la science

Une autre constante du discours décroissantiste est la remise en cause de la science (rebaptisée souvent « technoscience »). La science ne produirait pas des connaissances objectives mais serait totalement inféodée à la logique du capital et du productivisme, etc. Un contributeur du site « décroissance.info », n’y va pas de main morte et parle de « crever les yeux à la science ». Il est vrai que les décroissantistes sont pour l’occasion en bonne compagnie. R.M. Jennar (désormais au NPA) dénonce sur son blog « ceux qui cultivent la religion du progrès scientifique et technique comme instrument du progrès social » [27]]. Là encore observons l’histoire : l’Eglise condamne Galilée, elle interdit la dissection des cadavres pour empêcher le progrès de la médecine, elle met à l’index l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, elle condamne le darwinisme, etc. Aujourd’hui même, le Vatican et l’Episcopat italien s’efforcent d’empêcher la mise en vente en Italie de la pilule RU 486 [28]. Le catholicisme n’a pas le monopole de cette lutte contre la science. Aujourd’hui encore les fondamentalistes protestants combattent toujours l’enseignement de la théorie de l’évolution et leurs homologues juifs ou musulmans ne sont pas en reste. Les religieux ont toujours considéré que la science rendait l’homme arrogant face à Dieu : il faut donc combattre la science (et la Raison) ou les soumettre à l’autorité prééminente de la Foi [29]. Face aux ennemis de la raison et de la Science, la gauche a historiquement toujours défendu la liberté de l’investigation scientifique, les effets bénéfiques de la connaissance scientifique, la libre confrontation des arguments, la démarche expérimentale, le doute méthodique. Victor Hugo, dans son formidable discours contre la loi Falloux a magnifiquement exprimé la posture de toujours de la gauche, la défense de la raison contre l’obscurantisme, de la science contre l’orthodoxie religieuse. S’adressant au « parti clérical » il déclare : « Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures » [30]].

Remettre en cause le lien historique entre la gauche et la science, entre la gauche et la diffusion du savoir rationnel sur le monde naturel comme sur le monde social, est un choix important qui mérite un débat. Affirmer que la raison se résume à la raison instrumentale et qu’elle est nécessairement au service du capital et du productivisme, c’est accepter la défaite de la raison. Dès lors sur quoi fonder la critique sociale ? A partir de quoi argumenter pour convaincre ? Si l’on ne peut faire appel à la raison va-ton se fonder sur le sentiment ? La séduction ? La contrainte ? Ce serait pour la gauche une réorientation majeure.

Les décroissantistes ont cependant raison sur certains points :

- Il est vrai que la science est parfois transformée en scientisme pour empêcher tout débat démocratique sur les choix scientifiques comme sur les choix sociaux et politiques ;

- Penser que tous nos problèmes écologiques vont spontanément être résolus par le progrès scientifique, sans mobilisation collective, ni choix politique est une illusion dangereuse ;

- Les découvertes scientifiques donnent lieu parfois à des applications technologiques dangereuses, surtout quand elles ne font pas l’objet d’un débat démocratique ;

- L’activité scientifique subit à la fois la pression des logiques marchandes et capitalistes et des contraintes bureaucratiques et politiques.

Mais face à tous ces périls et toutes ces dérives, faut-il « Sauver la recherche » ou renoncer à la recherche ? Faut-il défendre le droit à l’esprit critique ou considérer que tout esprit critique est une illusion ? Faut-il défendre la liberté de la recherche scientifique ou considérer que toute recherche scientifique est au service du pouvoir ? La gauche jusqu’ici a toujours été du côté de la science, de la recherche, des chercheurs, de la raison, de l’esprit critique, etc. Faut-il renoncer à cette posture au nom de la décroissance ?

Sur ce point comme sur les précédents, une politique de gauche doit adopter une position équilibrée et offensive : pas de relativisme, mais pas de scientisme, appui à la recherche et à la liberté d’investigation scientifique, mais débat démocratique sur les choix scientifiques et technologiques.

Par contre, adopter le discours antiscientifique, hostile au progrès, relativiste, c’est rompre avec toute la tradition de la gauche. On comprend que cette interrogation importe peu aux écologistes qui ne sont ni de gauche ni de droite et qui considèrent que le clivage droite/gauche n’a plus d’intérêt. Mais ceux qui veulent à la fois inscrire leur combat dans la tradition de la gauche républicaine et socialiste, tout en prenant la mesure de l’enjeu écologique pour un socialisme du XXIe siècle se doivent de trouver une cohérence dans leur discours politique. Pour nous, prendre à bras le corps la question écologique et la question sociale implique de ne pas se fourvoyer dans la mouvance de la décroissance.

 


Notes

[1] S. Latouche, article « Décroissance » in S. Mesure et P. Savidan, Dictionnaire des sciences humaines, PUF, Coll. Quadrige (p. 242)

[2] En revanche, la production liée à la réparation des externalités environnementales négatives (par exemple le nettoyage des plages à la suite d’une marée noire) accroît le PIB.

[3] S. Latouche indique d’ailleurs que « la décroissance ce n’est pas la croissance négative ». Si les mots ont un sens cela signifie que la décroissance ce n’est pas la baisse de la production. Mais qu’est-ce alors ? Pour préciser sa pensée, Latouche précise : « On imagine quelle catastrophe engendrerait un taux de croissance négatif » (S. Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007, p. 21). C’est tout à fait juste, mais pourquoi alors parler de décroissance si cela ne signifie pas le contraire de la croissance, c’est-à-dire la baisse de la production.

[4] Voir le site du FAIR : [->http://www.idies.org/inde x.ph...

[5] Les nouveaux indicateurs de richesse, Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, La Découverte, coll. Repères, 2007

[6] Bien évidemment, pour conduire ce débat correctement, il faut éviter de confondre « capitalisme » et « économie de marché », mais c’est un autre débat.

[7] Dégager un profit suffisant est une condition de l’accumulation qui n’a elle-même comme fin que la réalisation d’un profit encore plus grand. Cette logique s’impose aux capitalistes individuels, ceux qui voudraient adopter une autre logique sont éliminés par la concurrence entre les capitaux comme le soulignait déjà Marx.

[8] Il en va exactement de même en matière financière où la recherche du profit et les prises de risques conduisent à des crises systémiques qui ont un impact sur la sphère réelle de l’économie, sans véritable régulation globale. En matière écologique comme en matière financière on nous explique que le marché assure spontanément cette régulation globale et que les acteurs de la finance comme les pollueurs sont capables de se discipliner tous seuls (sans intervention « perturbatrice » des Etats). Mais comme le disais l’économiste R. Solow, « si vous croyez cela, vous êtes vraiment prêt à croire n’importe quoi ! ».

[9] C’est ce que l’on a appelé la régulation fordiste du capitalisme.

[10] Dans le film « Let’s make Money », on voit bien que les producteurs africains de coton demandent à pouvoir exporter leur production dans des conditions qui ne soient pas faussées par les subventions de l’Etat fédéral aux producteur américains

[11] On pourrait bien sûr multiplier les exemples. Par exemple dans l’éditorial du Sarkophage n° 13, P. Ariès affirme (en critiquant le film de Y. Arthus-Bertrand) : « Il faudrait démanteler les multinationales » et « il faudrait détruire l’appareil publicitaire responsable des modes de vie destructeurs ». « Démanteler », « détruire » ? Oui mais comment ? Va-t-on imposer à toutes les entreprises françaises de vendre leurs filiales à l’étranger ? Ou bien y a-t-il un gouvernement mondial qui interdira toutes les multinationales partout dans le monde ? En quoi les entreprises capitalistes mononationales sont-elles préférables aux entreprises multinationales ? Va-t-on interdire aux journaux d’avoir recours à la publicité pour se financer ? Quid des conséquences sur l’emploi de telles mesures ? etc. Sans compter qu’il y a dans ces propositions un petit parfum totalitaire. Il faut un Etat tout-puissant qui interdise aux individus (qui ne savent pas où est leur véritable intérêt) de voir de la publicité, de regarder la télévision, d’acheter du vin californien, de manger des mangues, etc.

[12] Ndlr.

[13] Les partisans de la décroissance habitués à citer l’ancien jésuite I. Illitch et le protestant J. Ellul, devraient se trouver en pays de connaissance avec le catholique Perroux (l’un des inspirateurs de l’encyclique Popularum Progressio). Perroux se montrait très critique à l’égard de la théorie économique néo-classique, il plaidait pour la prise en compte d’une dimension humaine et humaniste dans l’analyse des questions économiques. L’institut de recherche qu’il a fondé a été dirigé après sa mort par un économiste marxiste (G. Destanne de Bernis).

[14] On est évidemment loin du compte aujourd’hui. Faisant le point en 2009 sur les « Objectifs du millénaire pour le développement » (échéance 2015), la Banque mondiale écrit : « Quelque 75 millions d’enfants en âge de scolarisation primaire n’allaient pas à l’école ; 190 000 enfants étaient emportés chaque semaine par une maladie évitable ; 10 000 femmes mouraient chaque semaine de complications de la grossesse qui auraient pu être traitées ; plus de 2 millions de personnes mourraient du sida, près de 2 millions de la tuberculose et environ 1 million du paludisme chaque année ; un milliard de personnes souffraient de la faim et deux fois autant étaient atteintes de malnutrition ; et près de la moitié de la population des pays en développement n’avait pas accès à des services d’assainissement de base ». [->http://siteresources.worl dban...

[15] A. Gorz, l’un des pionniers de l’analyse écologique, opposait la production hétéronome de valeurs d’échange à la production autonome de valeurs d’usage.

[16] D’après la Banque mondiale (qui n’est pas un repère de gauchistes), 1 milliard de personnes dans le monde devraient souffrir de famine chronique en 2009. Entre 1,4 et 2,8 millions d’enfants SUPPLEMENTAIRES risquent de mourir entre 2008 et 2015 si la crise économique se poursuit. En 2009, la production mondiale devrait baisser de 2,9% et le commerce mondial d’environ 10%. Le moins que l’on puisse dire c’est que cette décroissance là n’améliore pas le sort des plus pauvres dans les pays pauvres, ni le sort des salariés les plus précaires dans les pays riches.

[17] Il est particulièrement édifiant de comparer les taux de mortalité infantile dans les pays du Sud et du Nord. Des maladies éradiquées ou bénignes dans les pays du Nord, font des ravages dans les pays du Sud. Il faut donc produire plus de vaccins contre la rougeole, le tétanos, la diphtérie, etc. [Parmi les gens qui défendent la décroissance, il y en a qui dénoncent la médecine occidentale et qui combattent l’usage de la vaccination. On ne considérera pas pour l’instant ce volet de l’argumentation, considérant qu’il s’agit d’une caricature des « vraies » thèses de la décroissance.

[18] Il y aurait beaucoup à dire sur la tonalité sectaire de la littérature décroissante : tous ceux qui ne sont pas décroissants sont stigmatisés (Harribey, Duval, Di Méo, etc.), les verts sont voués aux gémonies (Conh Bendit, Jadot qui est traité de « petit technocrate vert »), Lipietz et Hulot figurent dans le bêtiser du site de l’IEESDS, le site « décroissance.org » dénonce le site « décroissance.info » (et réciproquement). Bref, personne ne trouve grâce aux yeux des gardiens du temple décroissant !

[19] Par exemple, S. Latouche écrit : « De plus en plus, la demande ne porte plus sur des biens de grande utilité, mais sur des biens de haute futilité » (Petit traité de la décroissance, p. 34). Mais ce que S. Latouche considère comme utile et comme futile doit-il s’imposer à l’ensemble des autres individus ?

[20] Sur le site décroissance.info, un contributeur qui se présente comme « anarchiste primitiviste » propose de se retirer dans la forêt guyanaise et de pratiquer la culture sur brulis itinérante !!!,

[21] C’est ainsi que le transport aérien est présenté comme l’apanage de la classe dominante. Si tous ceux qui ont pris l’avion une fois appartiennent à la classe dominante, celle-ci est beaucoup plus nombreuse que ce que l’on aurait pu penser. Assez logiquement certains décroissantistes sont opposés aux compagnies Low Cost !

[22] Ils s’opposent en ce sens à la philosophie politique libérale qui affirme la priorité du juste sur le bien à partir de la reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien. Toutes les visions religieuses du monde reposent sur la priorité du bien. Le seul problème c’est que chaque groupe défend une conception du bien différente et les catholique pourchassent les cathares (puis les protestants), les anglicans condamnent les méthodistes, les sunnites luttent contre les chiites, etc. La seule réponse à cette logique mortelle c’est d’admettre la pluralité des conceptions du bien et de mettre en place par un processus démocratique des règles communes qui permettent de faire vivre ensemble des individus qui ne partagent pas la même conception du bien. Cela s’appelle la laïcité. Bien évidemment tous ceux qui pensent que leur conception du bien est la seule légitime vont tantôt mettre en place l’Inquisition pour chasser les hérétiques, tantôt organiser un procès de Moscou contre ceux qui trahissent les intérêts de la classe ouvrière, tantôt imposer l’observation stricte de la Charia, etc. et demain « la frugalité conviviale » ?

[23] Bien sûr il y a des pathologies de l’individualisme pointées notamment par R. Castel (l’individualisme par excès et l’individualisme par défaut) qui peuvent miner le lien social, bien sûr aussi l’individualisme peut faire l’objet de récupérations marchandes, mais cela ne doit pas justifier une orientation politique fondée sur l’abandon de l’émancipation individuelle, le culte des appartenances communautaires et la nostalgie de la tradition et des sociétés pré-industrielles.

[24] Un paradoxe de plus, car si l’on refuse à la fois le progrès et le retour en arrière c’est que l’on est pour le statu quo, ce qui surprend de la part de ceux qui soulignent (à juste titre) les périls qui découleraient de la poursuite de la situation écologique et sociale actuelle.

[25] Souvenons nous, il y a peu du célèbre article de Sarkozy dans Le Monde combattant le PACS en affirmant : « La famille, c’est un homme, une femme et des enfants », souvenons nous de Mme Boutin brandissant la Bible dans l’hémicycle pour combattre le PACS au nom de la loi divine, souvenons des manifestations organisées par l’épiscopat espagnol contre les réforme progressistes du gouvernement espagnol (gouvernement par ailleurs parfaitement libéral sur le plan économique).

[26] Les députés de droite, à diverses époques, ont voté contre la loi Veil sur l’IVG (adoptée grâce aux voix de la gauche), contre l’abrogation de la peine de mort, contre la création du PACS, etc.

[27] [->http://www.jennar.fr/inde x.ph...

[28] En 1864 le Pape Pie IX publie la liste des « erreurs modernistes » condamnées par l’Eglise ? La dernière de cette longue liste d’erreurs est la suivante : « Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Ainsi donc le très intégriste Pape Pie IX est contre le progrès, contre le libéralisme et contre la civilisation moderne…un décroissantiste avant la lettre en quelque sorte !

[29] La conclusion du discours de Benoit XVI au Collège des Bernardins (12 septembre 2008) est de ce point de vue très éclairante : « Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable ». La Raison subordonnée à la Foi !

[30] Le texte intégral du discours est ici : [->http://pagesperso-orange.fr/u...



La réponse de Fabrice Flipo et Serge Latouche demain
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15 octobre 2009 4 15 /10 /octobre /2009 03:27


Pourquoi est-il urgent de sortir du capitalisme ! 1/2

par Guillaume Desguerriers


Inutile d’agiter les soi-disantes relances de l’économie : la crise actuelle n’en est qu’à ses débuts. Le CAC40 peut afficher de bons scores, constatons que le chômage ne cesse d’augmenter, que les entreprises sont de plus en plus rachetées suivant des crédits LBO où elles sont découpées pour être revendues sous forme parcellaire, quand elles ne mettent pas simplement la clé sous la porte. Dans ce tableau sordide, la prospérité retrouvée du CAC40 n’est là que pour illustrer le transfert d’argent public vers les comptabilités privées des banques et rappelons au passage que 10% de l’aide publique versée à BNP-Parisbas sert à payer les traders. La population, elle, trinque : attaque des retraites, privatisation de la poste et réduction des services publics, dont le système de santé. Rappelons qu’à l’heure où l’Amérique d’Obama parle de fonder un système public de santé, les tenants du néo-libéralisme en France travaillent à sa privatisation… Dans un système en perte de sens, la crise va se poursuivre par soubresauts jusqu’à l’épongement des dettes, et elles sont colossales…

Dans ce paysage pour le moins sinistre, constatons que les forces politiques de gauche ne font pas le poids et que l’engouement de la population pour la chose publique, notamment les couches populaires, est pour le moins restreint. Et pour cause : rappelons qu’aux grandes heures de sa gloire, la gauche était aux XIXe et XXe siècles le fer de lance de la construction « d’un autre monde ». Un autre monde ?! C’est à dire un monde qui proposait le dépassement du capitalisme, sa fin. Aujourd’hui, constatons que la quasi totalité du discours politique de gauche ne se fonde que sur le mode de la résistance, de la préservation ou de l’assouplissement du capitalisme. Mais si nous avons besoin d’assurer le quotidien en défendant des acquis, ce mode de discours signe l’acceptation culturelle du capitalisme. Notons qu’à la fête de l’Humanité 2009, moins de 10% des débats étaient consacrés à la sortie de crise et que tous prônaient des issues vers un retour au Trente Glorieuses, avec une rustine « teintée en vert » (écologie oblige… ). Sur le dépassement du capitalisme : rien.

Les origines éthique et culturelle d’une crise inéluctable

L’avènement de la classe bourgeoise en Europe au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle signe le renversement, sur un plan culturel et éthique, du paradigme de la noblesse de l’ancien régime par le paradigme de la bourgeoisie, l’économisme (qui pose le rendement du capital comme but ultime de tout travail et de tout existence humaine). Tout est désormais réduit à sa seule fonction économique, au travail, à la production, au gain de toujours plus d’argent. L’économisme opère un réductionnisme de la totalité de la réalité du monde à la seule sphère de l’économie, et, par là, à l’exploitation du travail salarié et du monde vivant.

Les conséquences d’une telle réduction éthique et culturelles sont notables. D’abord sur le plan de la pratique économique, une société où l’économie est gérée par un marché, devient petit à petit une société exclusivement tournée vers une seule finalité : le marché lui-même ! C’est ce passage – décrit par Karl Polanyi dans son ouvrage La Grande Transformation – qui signe le triomphe de l’économisme sur la totalité du monde. Le but de la société est désormais le fonctionnement de l’économie, donc de l’activité de production (qui implique l’exploitation) et l’accumulation du capital. Sur le plan du projet de société, l’économie impose son hégémonie à la politique et cette dernière ne devient plus que la traduction des nécessités sociales des conditions d’exploitation des travailleurs salariés et du monde vivant. D’une manière générale, elle cesse donc d’être de la politique pour devenir une série de mesures économiques, sensées répondre aux exigences de construction des sociétés.

Ensuite, sur le plan individuel, la perte de repères est considérable. L’être humain est un être sensitif, psychologique, lié à des affects qui le travaillent et le construisent. L’identité d’un individu est donc liée à des objets, des décors, des personnes, auxquels il se lie affectivement. Le changement de paradigme convertit la totalité de l’affect à l’argent : seule compte désormais, non plus l’objet de l’affect, mais la valeur monétaire d’un objet. C’est la fétichisation de la marchandise et de l’argent. Certes, le mouvement ouvrier a tenté et parfois réussi à créer une « contre culture », mais progressivement cette « contre culture » s’est transformée au fil des trahisons en acceptation des règles de vie de la société capitaliste. De fait, un certain ouvriérisme a signé, au cours du XXe siècle, la soumission au paradigme de l’exploitation, au lieu de le combattre.
De là, une perte pour la construction des identités et la génération de mal-êtres pour lesquels la moindre crise économique occasionne le basculement dans des idéologies totalisantes, brutales, propices à canaliser les errances psychologiques et le ressentiment.

Aujourd’hui, la recette est la même : la propagande publicitaire rythme les désirs, formate les besoins dans le but de vendre de l’identité au travers des marques, prouvant bien là que le capitalisme à besoin de créer du déracinement identitaire pour assurer sa survie par la consommation et l’aliénation individuelle. Mais constatons que cette consommation identitaire génère davantage de perte de soi (elle est jetable), et d’autant plus que le capitalisme produit de plus en plus le superflu au détriment du nécessaire.

Échecs et fausses alternatives ?!

Le soviétisme incarne, pour sa part, une autre soumission au paradigme bourgeois : l’impossibilité de penser hors de l’économie et finalement de reproduire l’exploitation de l’homme par l’homme. En effet, il s’agissait, en URSS, par le changement d’économie et de la possession du capital, de changer les mentalités et les individus. Autrement dit, le soviétisme avait totalement incorporé le paradigme de l’ère industrielle et notamment l’idée que l’individualité est réductible à sa force de production : il s’agit bien là d’une option de l’économisme dont on a pu déjà constater l’impossibilité matérielle ! En politique, l’homme doit être pensé hors de la sphère économique, comme ce fût le cas notamment dans nombre de courants de la gauche du XIXe siècle, jusqu’à la Commune de Paris (souvent « disqualifiés » d’utopistes pour en écarter les militants de l’époque).

Enfin, dans les pays occidentaux, du fait du rapport de force, à la fin de la seconde guerre mondiale, favorable aux couches populaires, deux sphères ont pu cohabiter : l’une dévolue au capitalisme « pure », l’autre à la production d’un état et d’une société sur la base de services publics hors de la propriété privée. Mais constatons que cette seconde sphère, dans laquelle sont nés en France ces services publics, la sécurité sociale ou la retraite par répartition, n’avaient pas de valeurs individuelles opposables à la sphère de l’économie qui a pu ainsi coloniser les esprits grâce sa conception de l’individualité : la consommation et l’illusion d’une opulence pour tous. Notons aussi que cette cohabitation existait également aux USA (où le taux d’imposition sur le revenu montait à cette époque jusqu’à 91% ! ). Là encore, ces échecs face au capitalisme montrent que le projet d’épanouissement de l’individualité ne peut être ignoré en politique, et que le projet alternatif au capitalisme doit nécessairement reposer sur une vision philosophique de l’individu, car c’est sur lui que vient reposer la pérennité de cette alternative et de ce « vivre-ensemble » républicain qui ne peuvent être maintenus « par le haut » (« France d’après-guerre » ou soviétisme). La force du capitalisme est sa colonisation des individus sur le terrain des pratiques, donc sur le terrain idéologique, éthique et culturel. Ainsi, sans option philosophique sur le terrain de l’individualité, le paradigme bourgeois est vainqueur à coup sûr (le soviétisme ayant démontré que « le collectif » et « le travail » ne permettent pas de penser et d’épanouir toute la richesse de l’individualité).

Aujourd’hui, le paradigme de l’économisme est sans freins, sans opposants. Son réductionnisme total est donc confronté de plein fouet à la réalité matérielle du monde. Or, cette réalité ne peut être réduite à la seule sphère économique comme il prétend le faire. De fait, les mentalités et les pratiques incarnant l’économisme sont en contradiction (au sens défini par Marx) avec la réalité du monde, et de fait le système ne peut que générer des dégâts considérables sans trouver d’issues, autrement dit : il génère une crise qui le conduira à sa propre perte.

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