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20 mars 2008 4 20 /03 /mars /2008 03:23


“L’idéologie sociale de la bagnole” est le texte fondateur d’André Gorz, publié dans la revue Le Sauvage en septembre-octobre 1973.

L’idéologie sociale de la bagnole

Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villa sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. A la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.

 

La chose est assez communément admise, s’agissant des villas sur la côte. Aucun démagogue n’a encore osé prétendre que démocratiser le droit aux vacances, c’était appliquer le principe : Une villa avec plage privée pour chaque famille française. Chacun comprend que si chacune des treize ou quatorze millions de familles devait disposer ne serait-ce que 10 m de côte, il faudrait 140 000 km de plages pour que tout le monde soit servi ! En attribuer à chacun sa portion, c’est découper les plages en bandes si petites — ou serrer les villas si près les unes contre les autres — que leur valeur d’usage en devient nulle et que disparaît leur avantage par rapport à un complexe hôtelier. Bref, la démocratisation de l’accès aux plages n’admet qu’une seule solution : la solution collectiviste. Et cette solution passe obligatoirement par la guerre au luxe que constituent les plages privées, privilèges qu’une petite minorité s’arroge aux dépens de tous.

 

Or, ce qui est parfaitement évident pour les plages, pourquoi n’est-ce pas communément admis pour les transports ? Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cycliste, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’ « Etat » qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

 

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? La réponse doit être cherchée dans les deux aspects suivants de l’automobilisme.

 

1. L’automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise au niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement « les autres », qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agressif et compétitif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quotidien, d’un comportement universellement bourgeois (« On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là », me disait un ami est-allemand, consterné par les spectacle de la circulation parisienne).

 

2. L’automobile offre l’exemple contradictoire d’un objet de luxe qui a été dévalorisé par sa propre diffusion. Mais cette dévalorisation pratique n’a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : le mythe de l’agrément et de l’avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La persistance de ce mythe s’explique aisément : la généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (« culturelle ») pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l’attendre de la classe dominante (de droit ou de gauche).

 

Voyons maintenant ces deux points de plus près.
Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches un privilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne, jusque-là, n’y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que vous fussiez riches ou pauvres ; la calèche du seigneur n’allait pas plus vite que la charrette du paysan, et les trains emmenaient tout le monde à la même vitesse (ils n’adoptèrent des vitesses différenciées que sous la concurrence de l’automobile et de l’avion). Il n’y avait donc pas, jusqu’au tournant du dernier siècle, une vitesse de déplacement pour l’élite, une autre pour le peuple. L’auto allait changer cela : elle étendait, pour la première fois, la différence de classe à la vitesse et au moyen de transport.

 

Ce moyen de transport parut d’abord inaccessible à la masse tant il était différent des moyens ordinaires : il n’y avait aucune mesure entre l’automobile et tout la reste : la charrette, le chemin de fer, la bicyclette ou l’omnibus à cheval. Des êtres d’exception se promenaient à bord d’un véhicule autotracté, pesant une bonne tonne, et dont les organes mécaniques, d’une complication extrême, étaient d’autant plus mystérieux que dérobés aux regards. Car il y avait aussi cet aspect-là, qui pesa lourd dans le mythe automobile : pour la première fois, des hommes chevauchaient des véhicules individuels dont les mécanismes de fonctionnement leur étaient totalement inconnus, dont l’entretien et même l’alimentation devaient être confiés par eux à des spécialistes.

 

Paradoxe de la voiture automobile : en apparence, elle conférait à ses propriétaires une indépendance illimitée, leur permettant de se déplacer aux heures et sur les itinéraires de leur choix à une vitesse égale ou supérieure à celle du chemin de fer. Mais, en réalité, cette autonomie apparente avait pour envers une dépendance radicale : à la différence du cavalier, du charretier ou du cycliste, l’automobiliste allait dépendre pour son alimentation en énergie, comme d’ailleurs pour la réparation de la moindre avarie, des marchands et spécialistes de la carburation, de la lubrification, de l’allumage et de l’échange de pièces standard. A la différence de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion l’automobiliste allait avoir un rapport d’usager et de consommateur — et non pas de possesseur et de maître — au véhicule dont, formellement, il était le propriétaire. Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance.

 

Les magnats du pétrole perçurent les premiers le parti que l’on pourrait tirer d’une large diffusion de l’automobile : si le peuple pouvait être amené à rouler en voiture à moteur, on pourrait lui vendre l’énergie nécessaire à sa propulsion. Pour la première fois dans l’histoire, les hommes deviendraient tributaires pour leur locomotion d’une source d’énergie marchande. Il y aurait autant de clients de l’industrie pétrolière que d’automobilistes — et comme il y aurait autant d’automobilistes que de familles, le peuple tout entier allait devenir client des pétroliers. La situation dont rêve tout capitaliste allait se réaliser : tous les hommes allaient dépendre pour leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole.

 

Il ne restait qu’à amener le peuple à rouler en voiture. Le plus souvent, on croit qu’il ne se fit pas prier : il suffisait, par la fabrication en série et le montage à la chaîne, d’abaisser suffisamment le prix d’une bagnole ; les gens allaient se précipiter pour l’acheter. Il se précipitèrent bel et bien, sans se rendre compte qu’on les menait par le bout du nez. Que leur promettait, en effet, l’industrie automobile ? Tout bonnement ceci : « Vous aussi, désormais, aurez le privilège de rouler, comme les seigneurs et bourgeois, plus vite que tout le monde. Dans la société de l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée. »

 

Les gens se ruèrent sur les bagnoles jusqu’au moment où, les ouvriers y accédant à leur tour, les automobilistes constatèrent, frustrés, qu’on les avait bien eus. On leur avait promis un privilège de bourgeois ; ils s’étaient endettés pour y avoir accès et voici qu’ils s’apercevaient que tout le monde y accédait en même temps. Mais qu’est-ce qu’un privilège si tout le monde y accède ? C’est un marché de dupes. Pis, c’est chacun contre tous. C’est la paralysie générale par empoignade générale. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe — à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres — au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste.

 

Rien n’y fait : tous les remèdes ont été essayés, ils aboutissent tous, en fin de compte, à aggraver le mal. Que l’on multiplie les voies radiales et les voies circulaires, les transversales aériennes, les routes à seize voies et à péages, le résultat est toujours le même : plus il y a de voies de desserte, plus il y a de voitures qui y affluent et plus est paralysante la congestion de la circulation urbaine. Tant qu’il y aura des villes, le problème restera sans solution : si large et rapide que soit une voie de dégagement, la vitesse à laquelle les véhicules la quittent, pour pénétrer dans la ville, ne peut être plus grande que la vitesse moyenne, dans Paris, sera de 10 à 20 km/h, selon les heures, on ne pourra quitter à plus de 10 ou 20 km/h les périphériques et autoroutes desservant la capitale. On les quittera même à des vitesses beaucoup plus faibles dès que les accès seront saturés et ce ralentissement se répercutera à des dizaines de kilomètres en amont s’il y a saturation de la route d’accès.

 

Il en va de même pour toute ville. Il est impossible de circuler à plus de 20 km/h de moyenne dans le lacis de rues, avenues et boulevards entrecroisés qui, à ce jour, étaient le propre des villes. Toute injection de véhicules plus rapides perturbe la circulation urbaine en provoquant des goulots, et finalement le paralyse.

 

Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution : supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de voies monumentales, de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux Etats-Unis. Ivan Illich (Energie et Equité. Ed. Le Seuil ) en résume le résultat en ces chiffres saisissants : « L’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts… A cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six km lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. »

 

Il est vrai, précise Illich, que dans les pays non industrialisés les déplacements n’absorbent que 2 à 8 % du temps social (ce qui correspond vraisemblablement à deux à six heures par semaine). Conclusion suggérée par Illich : l’homme à pied couvre autant de kilomètres en une heure consacrée au transport que l’homme à moteur, mais il consacre à ses déplacements cinq à dix fois moins de temps que ce dernier. Moralité : plus une société diffuse ces véhicules rapides, plus — passé un certain seuil — les gens y passent et y perdent de temps à se déplacer. C’est mathématique.

 

La raison ? Mais nous venons à l’instant de la voir : on a éclaté les agglomérations en interminables banlieues autoroutières, car c’était le seul moyen d’éviter la congestion véhiculaire des centres d’habitation. Mais cette solution a un revers évident : les gens, finalement, ne peuvent circuler à l’aise que parce qu’ils sont loin de tout. Pour faire place à la bagnole, on a multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché — ce qui va exiger une deuxième voiture pour que la « femme au foyer » puisse faire les courses et conduire les enfants à l’école. Des sorties ? Il n’en est pas question. Des amis ? Il y a des voisins… et encore. La voiture, en fin de compte, fait perdre plus de temps qu’elle n’en économise et crée plus de distances qu’elle n’en surmonte. Bien sûr, vous pouvez vous rendre à votre travail en faisant du 100 km/h ; mais c’est parce que vous habitez à 50 km de votre job et acceptez de perdre une demi-heure pour couvrir les dix derniers kilomètres. Bilan : « Les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail » (Ivan Illich).

 

Vous direz peut-être : « Au moins, de cette façon, on échappe à l’enfer de la ville une fois finie la journée de travail. » Nous y sommes : voilà bien l’aveu. « La ville » est ressentie comme « l’enfer », on ne pense qu’à s’en évader ou à aller vivre en province, alors que, pour des générations, la grande ville, objet d’émerveillements, était le seul endroit où il valût la peine de vivre. Pourquoi ce revirement ? Pour une seule raison : la bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendu puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles.

 

D’objet de luxe et de source de privilège, la bagnole est ainsi devenue l’objet d’un besoin vital : il en faut une pour s’évader de l’enfer citadin de la bagnole. Pour l’industrie capitaliste, la partie est donc gagnée : le superflu est devenu nécessaire. Inutile désormais de persuader les gens qui désirent une bagnole : sa nécessité est inscrite dans les choses. Il est vrai que d’autres doutes peuvent surgir lorsqu’on voit l’évasion motorisée le long des axes de fuite : entre 8 heures et 9 h 30 le matin, entre 5 h 30 et 7 heures le soir et, les fins de semaine, cinq à six heures durant, les moyens d’évasion s’étirent en processions, pare-chocs contre pare-chocs, à la vitesse (au mieux) d’un cycliste et dans un grand nuage d’essence au plomb. Que reste-t-il quand, comme c’était inévitable, la vitesse plafond sur les routes est limitée à celle, précisément, que peut atteindre la voiture de tourisme la plus lente.

 

Juste retour des choses : après avoir tué la ville, la bagnole tue la bagnole. Après avoir promis à tout le monde qu’on irait plus vite, l’industrie automobile aboutit au résultat rigoureusement prévisible que tout le monde va plus lentement que le plus lent de tous, à une vitesse déterminée par les lois simples de la dynamique des fluides. Pis : inventée pour permettre à son propriétaire d’aller où il veut, à l’heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode : vous avez beau choisir une heure extravagante pour votre départ, vous ne savez jamais quand les bouchons vous permettront d’arriver. Vous êtes rivé à la route (à l’autoroute) aussi inexorablement que le train à ses rails. Vous ne pouvez, pas plus que le voyageur ferroviaire, vous arrêter à l’improviste et vous devez, tout comme dans un train, avancer à une vitesse déterminée par d’autres. En somme, la bagnole a tous les désavantages du train — plus quelques-un qui lui sont spécifiques : vibrations, courbatures, dangers de collision, nécessité de conduire le véhicule — sans aucun de ses avantages.

 

Et pourtant, direz-vous, les gens ne prennent pas le train. Parbleu : comment le prendraient-ils Avez-vous déjà essayer d’aller de Boston à New York en train ? Ou d’Ivry au Tréport ? Ou de Garches à Fontainebleu ? Ou de Colombes à l’Isle Adam ? Avez-vous essayé, en été, le samedi ou le dimanche ? Eh bien ! essayez donc, courage ! Vous constaterez que le capitalisme automobile a tout prévu : au moment où la bagnole allait tuer la bagnole, il a fait disparaître les solutions de rechange : façon de rendre la bagnole obligatoire. Ainsi, l’Etat capitaliste a d’abord laissé se dégrader, puis a supprimé, les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et leur couronne de verdure. Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. L’aérotrain, qui aurait pu mettre les côtes normandes ou les lacs du Morvan à la portée des picniqueurs parisiens du dimanche, servira à faire gagner quinze minutes entre Paris et Pontoise et à déverser à ses terminus plus de voyageurs saturés de vitesse que les transports urbains n’en pourront recevoir. Ça, c’est du progrès !

 

La vérité, c’est que personne n’a vraiment le choix : on n’est pas libre d’avoir une bagnole ou non parce que l’univers suburbain est agencé en fonction d’elle — et même, de plus en plus, l’univers urbain. C’est pourquoi la solution révolutionnaire idéale, qui consiste à supprimer la bagnole au profit de la bicyclette, du tramway, du bus et du taxi sans chauffeur, n’est même plus applicable dans les cités autoroutières comme Los Angeles, Detroit, Houston, Trappes ou même Bruxelles, modelées pour et par l’automobile. Villes éclatées, s’étirant le long de rues vides où s’alignent des pavillons tous semblables et où le paysage (le désert) urbain signifie : « Ces rues sont faites pour rouler aussi vite que possible du lieu de travail au domicile et vice versa. On y passe,, on n’y demeure pas. Chacun, son travail terminé, n’a qu’à rester chez soi et toute personne trouvée dans la rue la nuit tombée doit être tenue pour suspecte de préparer un mauvais coup. » Dans un certain nombre de villes américaines, le fait de flâner à pied la nuit dans les rues est d’ailleurs considéré comme un délit.

 

Alors, la partie est-elle perdue ? Non pas ; mais l’alternative à la bagnole ne peut être que globale. Car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transports collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile — à pied ou, à la rigueur, à bicyclette. Aucun moyen de transport rapide et d’évasion ne compensera jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable, de n’y être chez soi nulle part, d’y passer seulement pour travailler ou, au contraire, pour s’isoler et dormir.
« Les usagers, écrit Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. » Mais, précisément, pour pouvoir aimer « son territoire », il faudra d’abord qu’il soit rendu habitable et non pas circulable : que le quartier ou la commune redevienne le microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, où les gens travaillent, habitent, se détendent, s’instruisent, communiquent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune. Comme on lui demandait une fois ce que les gens allaient faire de leur temps, après la révolution, quand le gaspillage capitaliste sera aboli, Marcuse répondit : « Nous allons détruire les grandes villes et en construire de nouvelles. Ça nous occupera un moment. »

 

On peut imaginer que ces villes nouvelles seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins — et notamment les « écoliers » — passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leur déplacements quotidiens, ils disposeront d’une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne : bicyclettes municipales, trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d’automobiles communales sera à la disposition de tous dans les garages de quartier. La bagnole aura cessé d’être besoin. C’est que tout aura changé : le monde, la vie, les gens. Et ça ne se sera pas passé tout seul.

 

Entre-temps, que faire pour en arriver là ? Avant tout, ne jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence : un endroit pour travailler, un autre endroit pour « habiter », un troisième pour s’approvisionner, un quatrième pour s’instruire, un cinquième pour se divertir. L’agencement de l’espace continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Il coupe l’individu en rondelles, il coupe son temps, sa vie, en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais il ne vous vienne à l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose : l’unité d’une vie, soutenue par le tissu sociale de la commune.

 

André Gorz,

L’idéologie sociale de la bagnole,
Le Sauvage,
septembre-octobre 1973.

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18 mars 2008 2 18 /03 /mars /2008 03:40


Pourquoi plus d’un milliard d’êtres humains n’ont-ils pas accès à l’eau ?

par Marc Laimé
sur Carnets du Diplo

En dépit des engagements répétés de la communauté internationale, l’accès à l’eau n’est toujours pas assuré pour des quantités croissantes d’êtres humains. Si rien ne change, la moitié des habitants du monde risque de manquer d’eau dans 20 à 30 ans. Symbolisant cruellement les inégalités qui déchirent la planète, l’accès à l’eau sera l’un des enjeux majeurs pour l’humanité au 21ème siècle. Les solutions existent. Mais le capitalisme dominant n’a que faire de la pauvreté et de l’accès à l’eau. Jamais peut-être la démonstration n’en aura été aussi aisée à établir.

 

A l’approche de la Journée mondiale de l’eau, qui se tiendra le jeudi 20 mars 2008, et non le 22 mars comme c’était l’usage depuis 1993, la communauté internationale va renouveler ses engagements de « tout faire » pour apporter des réponses à un scandale mondial majeur : le manque d’accès à l’eau et à l’assainissement, qui affecte respectivement 1,1 et 2,6 milliards d’êtres humains. Ceci d’autant plus que 2008 a aussi été consacrée par l’ONU « Année internationale de l’assainissement ».

 

Mais sous les discours empreints de compassion affleure une autre « vérité qui dérange ». Loin de se résumer à l’humanitaire, la question de l’eau est d’abord politique. Elle renvoie directement aux inégalités qui déchirent la planète. Ce sont les choix et les arbitrages auxquels procèdent gouvernements et collectivités qui sont à la source de ce véritable déni d’humanité qu’imposent sur toute la planète les dominants aux dominés.

 
  Ressources, consommations, pertes : une inégalité d’accès structurelle 
 

Cette précieuse ressource semble pourtant abondante. Environ 40 000 km3 d’eau douce s’écoulent chaque année sur les terres émergées. La consommation en eau s’élevant à environ 30.000 km3 par an, il devrait être possible de fournir 7000 mètres cubes d’eau à chacun des 6 milliards et demi d’individus vivant sur Terre. Il faut toutefois noter que l’intégralité de ces ressources ne sont pas mobilisables car cela s’effectuerait au détriment des milieux aquatiques, qui jouent un rôle fondamental pour la qualité des milieux ou l’épuration.

 

Par ailleurs, ces réserves sont réparties de façon très inégale à la surface du globe. Neuf pays seulement se partagent 60 % des réserves mondiales d’eau douce : le Brésil, la Russie, le Canada, la Chine, l’Indonésie, les Etats-unis, l’Inde, la Colombie et le Pérou. L’Asie, qui concentre près de 60 % de la population mondiale, ne dispose que de 30 % des ressources disponibles en eau douce.

 

En fait les ressources moyennes par pays et par habitant varient par exemple dans une proportion de 1 à 20 000 entre les Emirats du Golfe et l’Islande. Le manque d’eau est structurel dans le vaste triangle qui s’étend du Maroc au Soudan et au Pakistan, soit plus de 20 pays d’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Chaque habitant y dispose en moyenne de moins de 1 000 mètres cubes d’eau douce par an, une situation dite de "pénurie chronique".

 

Par ailleurs le gaspillage croît avec le niveau de vie des populations, les nombreux équipements qui apparaissent dans les foyers facilitant l’usage de l’eau. Les Européens consomment aujourd’hui 8 fois plus d’eau douce que leurs grands-parents pour leur usage quotidien. Un habitant de Sydney consomme en moyenne plus de 1 000 litres d’eau potable par jour, un Américain 600 litres, et un Européen de 100 à 200 litres... alors que dans certains pays en développement, la consommation moyenne par habitant n’atteint qu’une vingtaine de litres par jour.

 

Il faudrait aussi impérativement réduire les pertes considérables enregistrées sur les réseaux des pays pauvres, quand ils existent, pertes qui peuvent atteindre jusqu’à 50% de l’eau mise en distribution ! Aujourd’hui, seuls 55 % des prélèvements en eau sont réellement consommés. Les 45 % restants sont soit perdus, par drainage, fuite et évaporation lors de l’irrigation, ou par fuite dans les réseaux de distribution d’eau potable.

 
L’accès à l’eau : une question politique
 

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié en janvier 2008 les résultats d’une étude réalisée par deux de ses chercheurs, qui propose un nouveau chiffrage des investissements qui devraient être effectués à l’échelle de la planète, d’ici à 2015, afin de fournir de l’eau potable et des services d’assainissement à la moitié de la population mondiale qui en est encore privée. Soit respectivement la moitié des 1,1 milliards d’êtres humains qui n’ont pas accès à l’eau potable, et la moitié des 2 ,6 milliards d’habitants qui ne disposent pas d’un service d’assainissement de base.

 

Cette nouvelle étude est particulièrement intéressante à plus d’un titre. Elle souligne ainsi d’emblée que « le manque de données à jour sur la dépense réelle réalisée par les gouvernements et les ménages pour l’approvisionnement en eau et l’assainissement dans les pays en développement, ne permet pas de fournir d’ estimation du financement actuel au niveau international. »

 

C’est dire s’il convient de relativiser le déluge de chiffres et de promesses accompagnant désormais de manière rituelle les messages émis chaque année lors de la « Journée mondiale de l’eau ».

 

L’eau figure, depuis une dizaine d’années, au tout premier plan de l’agenda international. Depuis lors un lancinant bruit de fond fait désormais figure de mantra : « Tant de milliards d’êtres humains n’ont pas accès à l’eau, tant en meurent chaque année, si rien ne change ils seront plus nombreux l’an prochain, il faudrait chaque année mobiliser x milliards de dollars pour en finir avec ce scandale, etc. »

 

Ce message finit par anesthésier toute réflexion, toute remise en perspective réelle, et toute prise de conscience du caractère éminemment politique de la question de l’eau, qui n’est pas soluble dans de lénifiantes approximations humanitaires.

 

La nouvelle étude de l’OMS fournit les éléments de cette remise en perspective. Elle souligne donc l’absence de données fiables sur les dépenses effectives réalisées par les gouvernements et les ménages (pour l’accès à l’eau et à l’assainissement) dans les pays en voie de développement.

 

Quant on sait que le budget militaire du Pakistan est près de 50 fois supérieur à celui de l’eau et de l’assainissement, on voit poindre l’explication du manque de données fiables...

 

Plus largement, si les données fiables semblent aussi faire défaut quant aux dépenses annuelles mondiales dans le domaine de l’eau, on estime généralement qu’elles se situeraient dans une fourchette comprise entre 500 et 800 milliards de dollars US. Un montant qui englobe toutes les dépenses relatives à l’eau dans le monde, tant en fonctionnement qu’en investissement.

 

C’est bien à cette aune qu’il convient d’apprécier les évaluations, au demeurant mouvantes, de l’effort que « devrait » accomplir la communauté internationale pour financer l’accès à l’eau et à l’assainissement dans le monde entier.

 

Or, étrangement, cette corrélation qui tombe pourtant sous le sens, n’est jamais effectuée. Sans doute parcequ’elle fait apparaître crûment une « vérité qui dérange »...

 

Comparés à ces 500 à 800 milliards de dollars de dépenses annuelles mondiales déjà effectives dans le secteur de l’eau, dans un contexte de surexploitation et de gaspillage outrancier de ressources qui s’épuisent, tant les financements concrets de l’accès à l’eau pour les populations les plus pauvres de la planète, que les « plaidoyers » et les annonces de « promesses d’engagements financiers », toujours en faveur des plus pauvres, sont au final absolument dérisoires. Pire, obscènes.

 
Le capitalisme et les pauvres
 

En 2004, comme l’annonçait le quotidien français Libération le 12 mars 2008, « le bénéfice cumulé des entreprises composant l’indice phare de la Bourse de Paris, le CAC 40, était de 66 milliards d’euros. En 2005, de 84,5 milliards. En 2006, de 97,7 milliards. Pour 2007, la hausse devrait être limitée (de l’ordre de 2 %). Mais pour la première fois, la barre symbolique des 100 milliards devrait être franchie.

 

« Les entreprises industrielles n’ont pas été atteintes par la conjoncture. Certaines en ont même profité. Tel Total qui occupe, comme pour 2006, la première place de ce Top 40 des profits. Avec 12,2 milliards de profits, la major pétrolière a bénéficié de la hausse des prix du brut. Les tensions sur le marché énergétique ont aussi profité à Suez (+ 9 %), et à Gaz de France (+ 7,6). Quant à ArcelorMittal (+ 30 % de résultat, à 7,5 milliards), il a pu augmenter ses prix grâce à une demande mondiale en acier toujours poussée par la croissance chinoise et indienne. Massivement présentes sur ce continent, d’autres multinationales ont surfé sur la bonne santé économique de l’Asie. C’est le cas du secteur du luxe et des produits cosmétiques : L’Oréal fait + 29 %, PPR + 35 % et LVMH + 8 %.

 

(...) « Deux entreprises, enfin, ont connu une année exceptionnelle. La vente de son pôle biscuit a permis à Danone d’afficher une hausse de son résultat de 300 %. Quant à Peugeot, son bénéfice a été multiplié par cinq, après une mauvaise année 2006, grâce aux premiers effets du plan initié par son PDG, Christian Streiff. Face à ces océans de profits, les trois entreprises déficitaires font mauvais genre, mais ne représentent pas grand-chose. Deux sont dans le secteur des équipementiers en électronique (Alcatel-Lucent et STMicroelectronics). Quant à EADS, sa perte doit être relativisée : les comptes du groupe sont affectés par son plan de restructuration et la baisse du dollar, tandis que ses commandes battent tous les records.

 

(...) « Les actionnaires se frottent déjà les mains. Le taux de distribution (le pourcentage du bénéfice réparti aux actionnaires) devrait augmenter par rapport à l’année dernière. Et c’est plus de 40 milliards d’euros qui devraient leur revenir sous forme de dividendes. »

 

Ainsi, en toute rigueur mathématique, la moitié seulement des dividendes distribués aux actionnaires des seules plus grandes entreprises françaises pour 2007, soit une vingtaine de milliards d’euros, suffiraient à financer l’accès à l’eau et à l’assainissement de la moitié des milliards d’êtres humains qui en sont aujourd’hui privés. Et qui en meurent par millions.

 

On mesure mieux à cette aune pourquoi les palinodies rituelles en matière de financement d’accès à l’eau des plus pauvres demeurent cantonnées dans le registre de l’humanitaire, alors que la question est politique.

 

Le manque d’accès à l’eau symbolise impitoyablement les inégalités qui déchirent la planète. Sous cet angle chaque état, chaque collectivité sont donc directement responsables s’ils ne permettent pas à leur population d’accéder à ces services essentiels. Le prix à payer pour un modèle de société qui procure des dividendes somptuaires aux privilégiés de la planète doit aussi s’apprécier à l’aune des "dégâts collatéraux" qu’il suscite.

 
La nouvelle étude de l’OMS sur le financement de l’accès à l’eau et à l’assainissement
 

Adoptés à New-York en 2000 par l’Assemblée générale de l’ONU, les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), s’étaient fixés comme 10ème cible de « réduire de moitié, d’ici à 2015, le pourcentage de la population qui n’a pas accès de façon durable à un approvisionnement en eau de boisson salubre et à des services d’assainissement de base ». En raison de son impact sur une série de maladies, cette dixième cible entretient évidemment un lien étroit avec la santé publique.

 

L’objectif de ne réduire que « de moitié » le pourcentage de la population qui ne dispose pas d’un accès à l’eau et à l’assainissement corrects a très souvent été critiqué, mais force est de constater qu’il a désormais quasiment acquis force de loi pour la communauté internationale, et que toutes les estimations effectuées à ce jour en matière de financement de l’accès à l’eau s’inscrivent dans ce cadre de référence.

 

L’étude a estimé la population à couvrir pour atteindre cette cible en analysant les données existantes sur l’utilisation par les ménages de sources d’eau et d’assainissements améliorés en 1990 et 2004, et en tenant compte de la croissance de la population.

 

Les chercheurs ont supposé que cette estimation avait été atteinte par incréments annuels de l’année de référence 2005 jusqu’en 2014. Puis ont appliqué les coûts d’investissement et de fonctionnement par habitant. Les données nationales disponibles ont été agrégées pour les 11 sous-régions de développement de l’OMS, et pour l’ensemble du monde.

 

Pour ce qui concerne l’évaluation des besoins financiers, elle prend en compte les coûts de fonctionnement, de maintien et de remplacement de la couverture existante, ainsi que les coûts de nouveaux services et les coûts programmatiques. Et le rapport souligne que des études de coûts au niveau national sont nécessaires pour guider le secteur.

 

L’analyse effectuée permet donc de présenter les investissements qui devraient être effectués chaque année de 2005 à 2014 pour atteindre la cible 10 des OMD, sachant que l’investissement annuel pour l’eau (50,2%) est un peu plus élevé que celui de l’assainissement (49,8%).

 

L’étude estime donc que les dépenses globales à réaliser dans les pays en voie de développement d’ici à 2014, simplement pour y raccorder la moitié de la population qui ne l’est pas aujourd’hui, conformément à la cible 10 des OMD, se chiffrent à des montants de 42 milliards US $ pour l’eau, et à 142 milliards US $ pour l’assainissement.

 

Soit, au total, pour l’eau et l’assainissement, un équivalent annuel de 18 milliards US $ (12,4 milliards d’euros), pour raccorder la moitié de la population des pays pauvres qui ne l’est pas aujourd’hui.

 

Mais elle souligne dans le même temps que le maintien des services existants nécessite déjà, à lui seul, 322 milliards US $ supplémentaires pour l’approvisionnement en eau, et 216 milliards US $ pour l’assainissement. Soit un total de 538 milliards de dollars US pour la période de 2005 à 2014.

 

Et donc 54 milliards US $ par an (35,8 milliards d’euros), pour l’entretien des installations existantes, majoritairement présentes dans les pays développés, ou qui bénéficient aux minorités les plus aisées des pays en voie de développement.

 

Si l’on additionne les deux postes, soit la création ex-nihilo de nouvelles infrastructures pour les pays pauvres, et l’entretien des infrastructures existantes, surtout dans les pays développés, l’étude chiffre donc à 70 milliards de dollars US (48,2 milliards d’euros), les montants qui devront, selon l’OMS, être dépensés annuellement de 2005 à 2014 pour l’eau et l’assainissement.

 

Elle met aussi en exergue le fait que les dépenses effectuées pour étendre la couverture bénéficieront principalement au ruraux (64 %), tandis que celles consacrées au maintien de la couverture déjà existante profiteront largement aux urbains (73 %).

 

De plus il apparaît qu’une mise en œuvre efficace du programme imposerait un « supplément de dépenses de 10 à 30 % pour couvrir des coûts administratifs en dehors du point de délivrance des interventions. »

 

Ces évaluations pourront être critiquées. Elles ont le mérite de permettre une mise en perspective bienvenue, quand les messages régulièrement émis par la communauté internationale conduisent, par défaut, à circonscrire la question de l’eau à une dimension humanitaire, et non politique.

 
Changement climatique et aide au développement
 

Par ailleurs, si l’on considère que l’investissement mondial annuel dans l’infrastructure de l’eau représente 500 milliards de dollars, celui-ci est aujourd’hui réalisé en fonction de l’hypothèse, déjà dépassée, selon laquelle le cycle de l’eau oscillerait dans les limites relativement étroites constatées dans le passé.

 

Or de nombreuses études scientifiques attestent que le changement climatique a déjà radicalement modifié le cycle de l’eau et que les évolutions déjà identifiables marquent le début d’une crise de la ressource.

 

De nouveaux modèles vont devoir être mis en œuvre pour anticiper les inondations et les sécheresses, déterminer la taille des réserves d’eau et décider de l’allocation de la ressource entre les usages domestiques, industriels et agricoles.

 

A cet égard le risque est grand de voir les pays du Nord préférer « la Corrèze au Zambèze. » Vu sous cet angle, le déluge de propagande humanitaire qui accompagne désormais rituellement chaque « Journée mondiale de l’eau » ne parviendra plus très longtemps à dissimuler que le changement climatique, dont l’impact affecterait tout autant les pays riches du nord que les pays pauvres du sud, risque très sérieusement de restreindre encore davantage l’aide publique au développement.

 

Si les pays du Nord érigent la lutte contre le réchauffement climatique au rang de priorité absolue car elle menacerait désormais la sécurité internationale, et celle de chacun des pays développés qui n’entendent pas renoncer à leur modèle de croissance, comme vient de le proclamer M. Javier Solana devant le Conseil des ministres de l’Union le 13 mars 2008 à Bruxelles, les égoïsmes nationaux des pays du Nord réduiront inévitablement à chiffons de papier les "engagements" de la communauté internationale à promouvoir l’accès à l’eau dans les pays pauvres du Sud.

Sources :

Hutton, G. and Bartram, J. (janvier 2008). Coûts globaux pour l’atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement pour l’approvisionnement en eau et l’assainissement.

Publié en ligne le 20 novembre 2007.

Edition papier : Bulletin de l’Organisation mondiale de la santé ; vol. 86, no. 1 ; p. 13-19., janvier 2008.

Contact :

Guy Hutton, Programme eau et assainissement (WSP), Banque mondiale au Cambodge.

ghutton@worldbank.org

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3 mars 2008 1 03 /03 /mars /2008 03:20



La région de Liège, en Belgique, est le théâtre d’un bras de fer entre la direction d’Arcelor Mittal, les organisations syndicales et le gouvernement de la Région wallonne. Enjeu du conflit : qui doit payer les quotas de CO2 nécessaires à la remise en activité du haut-fourneau 6 de Seraing ? Le patronat ou la collectivité ? L’affaire montre clairement que la stratégie climatique basée sur les mécanismes de marché fait le jeu des employeurs et pousse le mouvement syndical dans une position de défensive aggravée.
 
TANURO Daniel
 


 


 


 
Marché du carbone : plus de quotas, pas d’emploi ?
L’affaire du haut-fourneau 6 d’Arcelor Mittal à Seraing.

Dernière minute : Cet article était déjà écrit lorsqu’un accord est finalement intervenu, le 1er février, entre la Région Wallonne et Arcelor Mittal. L’accord stipule que, sur les quelque 4 millions de tonnes de quotas de CO2, annuellement nécessaires à leur fonctionnement, le numéro 1 mondial de l’acier apportera finalement 1,4 million de tonnes ; l’Etat fédéral prendra 600 000 tonnes à sa charge, la Région wallonne, l’essentiel, avec 1,7 million de tonnes, plus une réserve de 600 000 tonnes par an. Le conflit dont il est question ci-dessous est donc clos. Il nous semble néanmoins intéressant d’y revenir, car la problématique est intéressante et pourrait se reproduire à l’avenir. Comme le disait un ouvrier : « C’est pourtant pas logique que ce soient les contribuables qui paient, alors que lui (Mittal) est plein aux as. En même temps, on ne va sûrement pas s’en plaindre » (L.L.B, 2/2/ 2008) (NDLR)

 




 

Nouveau propriétaire de l’entreprise sidérurgique wallonne Cockerill-Sambre (jadis publique à plus de 50%) Arcelor décide en 2005 de fermer le haut-fourneau 6 de Seraing (HF6). Deux ans plus tard, face à un déficit momentané de la production d’acier en Europe et à un renchérissement relatif de la filière électrique, le nouveau groupe fusionné Arcelor-Mittal opte pour la relance de l’outil. Problème : dans l’intervalle, content que cette fermeture l’ait aidé à réaliser sans trop de peine les objectifs climatiques fixés par la Commission Européenne, le gouvernement de la Région wallonne a distribué à d’autres ses quotas d’émission de CO2. Résultat : pour permettre au HF6 de fonctionner, il manque 3,8 millions de quotas pour les années 2008-2009, et 20 millions en tout d’ici 2012. Pas de quotas, pas d’emplois ?

 


 

Qui va payer ?

 

Le problème ne peut laisser personne indifférent dans une région durement touchée par la crise du charbon et de l’acier. En particulier à Liège, où la viabilité de la sidérurgie semble compromise sans une ligne à chaud pour alimenter « le froid »… La Région pourrait fournir les quotas pour 2008-2009 mais, au-delà, il resterait un gros déficit de 15 millions de tonnes [1]. La réserve wallonne pour les « nouveaux entrants » dans le système étant largement épuisée, il faudrait acheter des droits de polluer sur le marché du carbone. Mais qui va payer ?

 

Pour Arcelor Mittal, le gouvernement wallon n’a qu’à se débrouiller : il a renoncé aux quotas en 2005, puis affirmé qu’il trouverait une solution… Qu’il paie, faute de quoi, pas de HF6. A l’appui de ses menaces, le groupe a déjà reporté deux fois le redémarrage de l’outil, ce qui a entraîné une grève de 24 heures à l’appel du syndicat socialiste (FGTB).

 

Si elle achetait les quotas pour les donner à Arcelor Mittal, la Région se mettrait en contravention avec le droit européen en matière d’aides publiques. Les autorités wallonnes en appellent donc à la solidarité fédérale et à un geste de l’Europe en faveur d’une solution « créative ». Mais l’Etat fédéral est désargenté. Quant à la Commission, elle exclut toute concession. Bruxelles craint un précédent apportant de l’eau au moulin des forces qui mettent en question la politique des quotas. Une crainte d’autant plus vive que la demande belge coïncide avec l’ouverture du difficile débat sur la proposition du plan d’action climat de l’UE pour la période 2012-2020…

 

Du côté syndical, on ne sait trop sur quel pied danser. En fait, au-delà des formules rituelles, les organisations ouvrières, particulièrement la FGTB, tendent à ménager Mittal. Elles se tournent principalement vers le pouvoir politique au niveau fédéral, et plus encore au niveau européen. L’UE est accusée de « trahir l’Europe en transférant les pollutions dans les pays d’Afrique ou d’Asie tout en supprimant des emplois sur notre continent » [2]. Le numéro 2 du groupe sidérurgique, Michel Wurth, tient un discours similaire : « On nage en pleine absurdité. Si cet acier n’est pas produit ici il le sera ailleurs dans des conditions plus polluantes » [3]. Cette convergence de vues ne tombe pas du ciel : les syndicats ont cru bon de s’allier à la direction locale d’Arcelor Mittal pour plaider la cause du HF6 auprès de la direction générale. Non sans faire valoir le climat de paix sociale, la productivité du travail ainsi que la bonne volonté des travailleurs.

 


 

Le cadeau des quotas

 

Pour comprendre l’affaire, il faut rappeler que l’Union Européenne, dans le cadre du Protocole de Kyoto, s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 8% au cours de la période 2008-2012. L’objectif a été réparti entre les Etats membres. La contribution de la Belgique, fixée à 58,5 Mt CO2 (7,5% de réduction par rapport à 1990), a été ventilée entre les régions : Wallonie -7,5%, Flandre -5,2% et Bruxelles +3,5% ; le solde (2,4 Mt de CO2) est à charge du fédéral.

 

Afin de faciliter les réductions d’émissions, l’UE a notamment décidé de recourir à un des « mécanismes de flexibilité » prévus par le Protocole : la création d’un système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE). L’idée est que l’achat et la vente de quotas (un quota = le droit d’émettre une tonne de CO2) constitue le meilleur moyen de respecter souplement l’objectif global, car les entreprises qui n’auront pas utilisé tous leurs quotas vendront leurs excédents à celles qui n’auront pas respecté leurs obligations.

 

La Commission a donc dressé une liste des secteurs gros émetteurs de CO2 : la production d’électricité, la sidérurgie, le verre, la céramique, les papeteries et les cimenteries. Ensemble, ces secteurs sont responsables de la moitié environ des émissions de CO2 de l’UE. Au-dessus d’une certaine taille, les entreprises concernées ont reçu des quotas distribués par les Etats membres. La réduction des émissions est assurée par le truchement des « plans nationaux d’allocation » que les gouvernements soumettent à la Commission Européenne. De la sorte, Bruxelles veille à ce que chaque Etat remplisse sa part de l’effort de réduction [4]. Les volumes d’émissions sont vérifiés par les administrations des Etats membres. Chaque année, les entreprises concernées doivent remettre à celles-ci un nombre de quotas correspondant au tonnage émis. Celles qui n’en ont pas assez sont tenues d’en acheter sur le marché du carbone.

 

Un point clé à souligner est que, pour lancer ce système au cours de la première phase 2005-2007, l’UE a décidé que les quotas seraient gratuits. Les Etats membres ont donc négocié avec les entreprises pour fixer les objectifs d’émission de celles-ci, sur base des projections de production fournies par les employeurs. Ceux-ci ont évidemment eu tendance à gonfler leurs chiffres. Quant aux administrations, elles se sont montrées compréhensives, pour ne pas nuire à la compétitivité de « leurs » entreprises. Trop de quotas ont donc été alloués. Ce « couac » a trois conséquences combinées, qui révèlent le fossé entre la théorie et la réalité du marché climatique :

 

1°) le prix de la tonne de CO2 a chuté brutalement début 2005, de 30 à 10 Euros/tonne ;

 

2°) les patrons ont préféré acheter des droits de polluer plutôt que d’investir dans des technologies propres ;

 

3°) les entreprises disposant de trop de quotas ont réalisé un bénéfice exceptionnel en vendant leurs surplus sur le marché du carbone.

 


 

Les sidérurgistes ont eu leur part

 

La sidérurgie ne fait pas tache dans ce tableau, loin de là. Au terme de l’année 2005, les maîtres de forges disposaient de 39Mt de CO2 excédentaires [5]. La vente des quotas correspondants leur a rapporté près de 480 millions d’Euros de bénéfices exceptionnels, soit 0,7% du chiffre d’affaires (1% dans le CA de la filière fonte, 0,1% dans le CA de la filière électrique) [6].

 

Si les patrons avaient une once de responsabilité par rapport au climat, ils auraient investi ces surprofits dans les technologies propres. Mais ce n’est pas le cas. En 2005, Arcelor, qui était pourtant le meilleur élève de la classe, ne consacrait que 0,42% de son chiffre d’affaires à la recherche-développement, Mittal beaucoup moins. Le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) estime que les technologies existantes permettraient de réduire les émissions sidérurgiques de 24% d’ici 2010. Financé à 50% par des fonds publics, un programme de recherche européen (ULCOS, Ultra Low Carbon Steelmaking) vise à atteindre 30% de réduction en 2020. Or, d’ici 2012, les 48 producteurs d’acier qui participent à ULCOS n’y injecteront ensemble que 45 millions par an. Mittal, avant la fusion avec Arcelor, ne faisait même pas partie de ce consortium [7]…

 

Les sidérurgistes, on l’a vu, dénoncent la politique climatique de l’UE qui, disent-ils, les expose à la « concurrence déloyale » des pays en développement. Ceux-ci, en effet, ne sont pas soumis (jusqu’à présent) à des obligations de réduction de leurs émissions. On agite donc des menaces de délocalisation. Arcelor Mittal évoque la fermeture de deux outils en Europe si l’UE continue à durcir sa politique climatique [8]. 595 emplois seront supprimés d’ici 2009 à l’aciérie de Grandrange (Moselle). A Liège, la relance du HF6 va de pair avec une offensive visant à accroître encore la compétitivité : il en coûterait au moins 450 emplois dans le chaud et 412 dans le fer blanc, selon certaines sources [9].

 

Dans leur concert de lamentations sur les « distorsions de concurrence », les employeurs omettent soigneusement de préciser qu’ils sont implantés dans les pays en développement et en transition. Cette implantation leur permet non seulement d’orchestrer la compétition entre travailleurs des divers pays et de profiter des largesses de l’UE dans la distribution des quotas, mais aussi de tirer parti des deux autres « mécanismes flexibles » prévus dans le cadre de Kyoto : le « Mécanisme de Développement Propre » (MDP) et la « Mise en Oeuvre Conjointe » (MOC). Voyons cela de plus près.

 


 

Les bonnes affaires du « développement propre »

 

Le MDP et la MOC sont deux systèmes similaires concernant respectivement les pays du Sud et les pays de l’Est (dits « en transition »). Principe commun aux deux systèmes : les entreprises du Nord qui réalisent dans ces deux catégories de pays des investissements permettant de réduire les émissions (par rapport à un « scénario de base » hypothétique…) acquièrent des droits de polluer au prorata des tonnages de carbone que ces investissements sont censés avoir permis d’éviter. Dans le système du MDP, les projets doivent être soumis à un organe de contrôle mis en place par les Nations Unies (MDP Executive Board) et les réductions d’émissions doivent être certifiés. On distingue donc les « Réductions d’Emission Certifiées » (REC) dans le cas du MDP et les « Unités de Réduction d’Emission » (URE) dans le cas du MOC. Quand elle a créé son SCEQE, l’Union Européenne a décidé de le lier au MDP et à la MOC, afin de donner encore plus de flexibilité aux entreprises. Il en découle que, sauf exceptions, un quota européen équivaut à une réduction d’émission certifiée du MDP ou à une unité de réduction d’émission de la MOC [10]. En d’autres termes, les REC et les URE sont négociables sur le marché européen des quotas.

 

Cette liaison SCEQE-MDP-MOC ouvre d’énormes opportunités au capital, en particulier aux multinationales. Celles-ci peuvent en effet présenter les investissements de leurs filiales dans des pays en développement ou en transition comme des contributions au « développement propre » de ces pays. Dans la mesure où ces investissements auraient été faits de toute façon, on peut considérer que les droits de polluer qui en découlent sont gratuits, à l’instar des quotas dans le cadre du SCEQE [11]. Mais leur utilisation est encore plus profitable. En effet, soit ils servent à justifier les émissions des filiales dans l’UE, soit ils sont vendus sur le marché européen du carbone. Dans le premier cas, les entreprises respectent leur quota grâce à investissements dans le tiers-monde (qu’elles auraient généralement faits de toute façon), ce qui leur permet d’éviter les dépenses d’investissement plus coûteuses liées à la réduction des émissions sur le Vieux Continent. Dans le deuxième cas, elles peuvent faire un surprofit supplémentaire en jouant sur l’importante différence de prix entre les crédits de carbone bon marché des systèmes MDP-MOC et les crédits de carbone plus chers, issus du SCEQE [12].

 

On va voir à travers quelques exemples que le groupe Arcelor Mittal est idéalement placé pour exploiter toutes ces opportunités à son plus grand avantage, grâce notamment à ses 70 sites de production répartis à la fois dans l’UE (anciens et nouveaux Etats membres), dans les pays émergents et dans les pays en transition.

 


 

Pologne, Tchéquie, Brésil, Afrique du Sud, Kazakhstan…

 

De ce côté de l’Atlantique, Arcelor Mittal possède notamment des entreprises en Tchéquie, en Pologne, en Roumanie, au Kazakhstan et en Europe occidentale. En Pologne, le groupe a si bien mené la négociation de ses quotas que sa filiale locale a accumulé en 2005 un excédent de 7,8 millions de tonnes de carbone, ce qui représente un surprofit potentiel de 170 millions de dollars environ [13]. Lorsque Varsovie a élaboré son Plan National d’Allocation pour la deuxième phase du SCEQE (2008-2012), le secteur sidérurgique a tellement protesté contre une première version du texte que les autorités ont revu leur copie et lui ont octroyé 550.000 quotas supplémentaires. Mittal Steel s’en est félicité publiquement [14].

 

La satisfaction patronale est d’autant moins surprenante que rien n’oblige le groupe à utiliser ses quotas : il peut aussi bien décider de les vendre, ou les capitaliser pour les utiliser plus tard, ou pour les vendre plus tard. Le cours du carbone est indépendant de celui de l’acier, ce qui offre beaucoup d’opportunités. L’exemple de la Tchéquie est instructif à cet égard : Martin Pecina, directeur de l’organisme officiel de lutte anti-trust (UOHS) de ce pays a accusé Mittal Steel de baisser sa production locale au profit de ses usines au Kazakhstan (qui ne fait pas partie du SCQE), afin de pouvoir vendre plus de quotas tchèques en Europe de l’Ouest [15].

 

Comme le note l’étude réalisée pour le compte de la Confédération européenne des Syndicats (avec la collaboration notamment du Wuppertal Institute), le SCEQE et, d’une manière générale, les mécanismes de marché mis en place par Kyoto, ont notamment pour résultat que le CO2 n’est plus un déchet : c’est un sous-produit dont les possibilités de valorisation co-déterminent la stratégie industrielle des groupes, à l’échelle internationale [16]. Ce sous-produit, Arcelor Mittal en possède des stocks suffisants pour rallumer le HF6. Le problème est que ces stocks ne sont pas à donner : ils sont à vendre. La logique capitaliste est ici à la fois révoltante et imparable. Révoltante parce que les quotas ont été offerts gracieusement aux entreprises. Imparable parce que ces quotas s’échangent aujourd’hui sur un marché et que, sur ce marché, le nombre de quotas nécessaire à la relance du HF6 vaut la bagatelle de 260 millions d’Euros, environ. Pour Mittal, donner les quotas au HF6 reviendrait à renoncer à ces 260 millions, donc à renchérir l’acier liégeois de 50 Euros/tonne par rapport à la production d’autres sites [17]. L’éthique commande de refuser ce raisonnement… mais cela implique de remettre en cause les lois du marché.

 

Du point de vue de la production de quotas comme activité nouvelle, les pays en développement, avec leurs projets MDP, constituent pour les multinationales un marché en plein développement, à ne pas manquer. Le Nord, pour le moment, ne peut recourir aux unités de réduction MOC-MDP que dans une mesure relativement limitée [18]. Or, cela risque de changer : en effet, au plus les gouvernements se résigneront à admettre que la protection du climat requiert des réductions d’émissions beaucoup plus importantes que celles qui ont été décidées à Kyoto, au plus la pression capitaliste s’accroîtra pour étendre le MDP, voire pour supprimer toute entrave à son utilisation. Cette tendance s’exprime très clairement dans le rapport que Nicholas Stern a consacré à l’économie du changement climatique, dans lequel il plaide pour multiplier par quarante le volume du marché MDP.

 

C’est dans ce genre de perspective à moyen terme que s’inscrit Arcelor Mittal. Son usine de Tubarao, au Brésil, est la première entreprise sidérurgique du monde dont un projet de MDP ait été reconnu par l’instance de gestion du système. Techniquement, le projet est banal : il s’agit simplement de récupérer des gaz de hauts-fourneaux et de les brûler afin de produire de l’électricité. Mais l’impact sur les émissions est non négligeable. En consacrant une somme modique à un investissement qui aurait sans doute été fait de toute manière, parce qu’il réduit la facture énergétique, Arcelor Mittal générera en dix ans 430.000 tonnes de crédit de carbone échangeables (fin 2006, il en avait déjà accumulé 210.000).

 

Tubarao est loin d’être un cas isolé. Dans une autre région du Brésil, le groupe espère acquérir 640.000 unités de réduction en substituant des barges géantes aux camions dans le transport de matières. Dans une autre encore – c’est le pompon - l’usage du charbon de bois comme combustible, en remplacement du coke, générerait 10 millions de tonnes de crédit carbone entre 2008 et 2015 [19]. D’autres projets sont en route, en Afrique du Sud notamment.

 


 

Arcelor Mittal, producteur de droits de polluer

 

Mais la toute grosse affaire du MDP, c’est la Chine. Notamment pour les sidérurgistes. Car la Chine n’est pas seulement le premier producteur mondial d’acier : c’est aussi le pays où le potentiel de réduction des émissions sidérurgiques est le plus important. La production d’une tonne d’acier (filières fonte et électrique confondues) y entraîne l’émission de 3,4t de CO2, contre 1,4t en moyenne dans l’UE (1,7t en Amérique latine et 2t en moyenne mondiale). La comparaison des performances donne donc une idée très approximative, mais néanmoins instructive, de la quantité maximum de crédits de carbone qui pourrait être moissonnée par le MDP. En 2004, la Chine produisait 273 millions de tonnes d’acier. Si cette production était réalisée en émettant 1,4tCO2/t, comme dans l’UE, les émissions chinoises passeraient de 928 à 382 millions de tonnes, soit une réduction de 546 Mt. Il faut évidemment tenir compte d’une foule de facteurs qui jouent en sens divers (par exemple : les efforts chinois dans le domaine de l’efficience, d’une part, l’augmentation de la production - 25%/an ces dernières années, d’autre part), mais on comprend qu’il s’agit d’un très gros marché pour l’investissement technologique. Donc aussi, accessoirement, pour la production de crédits de carbone [20].

 

Une proportion importante des émissions chinoises est due à la mauvaise qualité du matériel et des réseaux électriques, au faible recyclage des déchets, à la petite taille des installations, à la faible efficacité de la conversion thermique, etc. Ce sont des problèmes qui peuvent être résolus à bas prix. Selon certaines estimations, la part des émissions chinoises pouvant être supprimée pour un coût de réduction inférieur à 10 dollars/tonne serait de 38MtCO2 d’ici 2020. Pour être sûr de ne pas rater le coche, Mittal a décidé de sponsoriser très généreusement un plan du PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement) consistant à investir 1,7 millions de dollars afin de créer des « centres techniques du MDP ». But de l’opération : drainer les projets de développement propre dans pas moins de 12 provinces [21]. Un investissement modeste si on songe aux juteux surprofits découlant de la vente des crédits de carbone.

 

Arcelor Mittal, en fait, n’est plus seulement un producteur d’acier mais aussi, dans une certaine mesure, un producteur de droits de polluer. Créée de toutes pièces du fait de la stratégie capitaliste de réponse au changement climatique par des mécanismes de marché, cette activité annexe promet de devenir de plus en plus rentable dans les 30 à 40 années qui viennent. Pour ne pas rater de bonnes affaires, le groupe ne se contente plus de faire du lobbying pour obtenir gratuitement des quotas excédentaires pour ses usines (comme en Europe), ou d’investir dans des procédés techniques générateurs de crédits MDP quasi-gratuits (comme au Brésil et ailleurs). Il semble en outre vouloir opérer à un niveau supérieur, peser sur la structuration même du marché du carbone, comme l’indique son soutien à l’opération du PNUD en Chine.

 


 


 

En guise de conclusion...

 

L’affaire des quotas de CO2 nécessaires au rallumage du haut-fourneau 6 de Arcelor Mittal à Liège montre de façon assez évidente et concrète que les mécanismes de marché décidés à Kyoto et mis en oeuvre par l’UE offrent au patronat de nouvelles opportunités de faire des (sur)profits et de se renforcer encore face au monde du travail.

 

Les employeurs pestent contre la politique climatique mais celle-ci leur procure de coquets bénéfices, acquis grâce à des droits de propriété qu’ils n’ont pas achetés mais qui rapportent gros (droits de propriété sur le cycle du carbone, donc en fin de compte sur l’air !). Les maîtres de forge dénoncent la concurrence des « pollueurs du tiers-monde », mais ils en profitent de deux manières au moins : directement à travers leurs investissements, et indirectement grâce au marché du MDP qui en découle. La politique libérale-climatique leur permet en plus de dissimuler leur propre responsabilité, car ils peuvent imputer à une prétendue obsession politique pour l’environnement un ensemble de pratiques qui découlent en fait, très classiquement, de la guerre de concurrence propre au système capitaliste.

 

Quant aux gouvernements, alors que le soutien à la compétitivité des entreprises est clairement le fil rouge de leur action, y compris en dernière instance de leur politique climatique, ils ont beau jeu de se présenter comme les défenseurs de l’intérêt général, du « compromis nécessaire entre le social, l’environnemental et l’économique ». Le partage des rôles est remarquable, et pour le moins mystifiant.

 

Dans cette situation générale, l’affaire de Seraing montre à suffisance que le mouvement ouvrier et la gauche en général ont un urgent besoin de réflexion stratégique fondamentale. Le fait que les rapports de forces sont défavorables ne peut pas être invoqué pour éviter le débat.

 

Cet article n’ayant pas la prétention de remplacer un travail d’élaboration collectif, on se contentera de quelques considérations, dans l’espoir de stimuler une discussion plus large.

 

Il nous semble que le mouvement ouvrier commettrait une erreur stratégique majeure en se rangeant d’une manière ou d’une autre dans le camp des sceptiques face au changement climatique. La perturbation du climat est une réalité et ses conséquences menacent de devenir catastrophiques. Les travailleurs et les pauvres en sont et en seront les principales victimes. On ne protégera pas l’emploi dans un secteur comme la sidérurgie en banalisant le risque, ou en le mettant en doute. Ce serait contraire à la démarche globale du mouvement ouvrier. Ce serait d’ailleurs une voie sans issue, tant les constats scientifiques sont devenus incontournables.

 

Il est vrai qu’une fraction de plus en plus importante de la classe dominante et de son personnel politique utilise le thème du changement climatique pour faire accepter au monde du travail de nouveaux sacrifices, ou pour justifier ceux-ci dans une opinion publique large, et stigmatiser ainsi la résistance des salariés. Le cas du HF6 est exemplaire de ce point de vue : plus de quotas, pas d’emploi… sauf si les travailleurs paient la note. Mais on peut lutter contre cette tendance en mettant en lumière les faux-semblants, les insuffisances, les incohérences et les hypocrisies de la réponse néolibérale au changement climatique, comme nous avons tenté de le faire ici. Plutôt que d’accuser une « hystérie » ou une « frénésie » environnementaliste « d’étouffer notre économie », il serait plus indiqué de changer de perspective. C’est possible, en partant du constat qu’une lutte efficace pour le climat nécessite un changement de cap radical : planification démocratique, revalorisation du secteur public et de l’action industrielle publique (pourquoi a-t-on privatisé Cockerill-Sambre ?!), investissement massif dans les transports publics, plan public de rénovation/isolation des logements, plan public de transfert des technologies propres vers les pays du Sud (comme alternative au marché du MDP), etc.

 

Si l’on abandonne un instant le dogme néolibéral, on s’aperçoit immédiatement qu’il y a dans ce pays et dans cette région, comme ailleurs, d’énormes possibilités structurelles de réduire radicalement les émissions de gaz à effet de serre. Sans productivisme, mais aussi sans culpabilisation des gens. En améliorant considérablement la qualité de vie, le revenu et la santé de la majorité de la population. Et en donnant du travail et du temps à tous et toutes, notamment aux sidérurgistes. Si la volonté politique d’exploiter ces possibilités était présente, le problème du HF6 ne se poserait même pas. C’est dans ce sens-là que nous proposons d’élaborer une alternative digne de ce nom.

 

Les travailleurs luttent pour l’emploi, et ils ont mille fois raison. C’est leur rendre un mauvais service que de les dresser contre « la Chine qui pollue » ou contre « la dictature du CO2 » et de chercher sur cette base, au nom du réalisme et de l’urgence, un accord avec la direction d’Arcelor Mittal. L’histoire montre à suffisance que cette orientation de repli régional, voire sous-régional, ne peut mener qu’à livrer les travailleurs pieds et poings liés au patronat. Arcelor Mittal a une stratégie mondiale, le mouvement syndical doit plus que jamais en construire une autre, à la base.

 


 

Cet article était déjà écrit lorsque le quotidien Le Soir (1/2/08) a publié un entretien avec Michel Wurth. Tout en refusant d’apporter 1,4 millions de quotas (sur 20 millions) pour faire vivre le HF6, le N°2 d’ArcelorMittal présente le groupe sous un jour très favorable. A l’en croire, le leader mondial de l’acier serait une sorte de mécène amoureux de Liège. « Nous n’étions pas demandeurs de cette relance (du HF6), dit-il, mais nous avons répondu à une sollicitation très forte en provenance de nombreux acteurs en Wallonie ». Touchant…

 

M. Wurth reconnaît par ailleurs avoir vendu 1,5 millions de quotas reçus gratuitement de la Belgique, au cours de la première phase du SCEQE (2005-2007). En plus de cela, dit-il « fin 2007 nous avions un excédent de quotas, mais leur transfert nous a été interdit par la Commission Européenne pour couvrir la période 2008-2012 ». En effet, ce report de quotas de la première à la deuxième période a été interdit. Mais c’est la moindre des choses : puisque les entreprises avaient gonflé leurs chiffres pour obtenir un surplus de quotas, autoriser le report, cela aurait été légitimer l’arnaque. M. Wurth, lui, trouve normal que la collectivité donne gratuitement aux entreprises des droits de propriété surabondants, qu’elles peuvent ensuite vendre à leur profit exclusif. « Ces quotas ne sont pas un sujet de négociation, dit encore M. Wurth : nous ne sommes pas preneurs d’un partage des sacrifices. » Mais qui parle de sacrifices ? C’est de bénéfices qu’il s’agit, notamment des bénéfices extra qu’Arcelor a réalisés en vendant des quotas qui ne lui avaient rien coûté !

 

Il faut d’urgence faire savoir à M. Wurth que de très nombreux acteurs, en Wallonie, trouveraient normal que cet argent, qu’ArcelorMittal n’a pas gagné, revienne à la collectivité. Avec son tempérament de mécène, nul doute que le n°2 d’ArcelorMittal se laissera convaincre… A moins que le mécène ne soit en réalité une sangsue ?

Daniel Tanuro



- Source : Europe solidaire sans frontière www.europe-solidaire.org

[1] La Libre Belgique, 8/1/2008

[2] Tract FGTB-SETCA pour la grève du 21 janvier en faveur de la relance du HF6

[3] Le Soir, 10/10/2007.

[4] Comme le note La Libre Belgique, le Plan belge d’allocation pour la période 2008-2012 a été avalisé par la Commission « moyennant une réserve de taille : l’obligation de réduire de 7,6% supplémentaires les émissions ». Les Régions doivent s’être réparties ce nouvel effort (4,8 Mt/an) d’ici le 28/2/2008 (LLB, 11/1/2008).

[5] Ces 39Mt correspondent à 24% du total alloué, ce qui montre bien que les négociateurs n’ont pas distribué les quotas avec le dos de la cuillère !

[6] La filière fonte (60% du tonnage d’acier produit en Europe) est la principale émettrice de gaz à effet de serre : 1,93 tonne de CO2 par tonne d’acier produite, contre 150kg à peine dans le cas des aciéries électriques.

[7] (« Impact sur l’emploi du changement climatique et des mesures de réduction des émissions de CO2 dans l’Union Européenne à 25 à l’horizon 2030 », Etude CES, 11/7/2007.

[8] International Herald Tribune, 7/1/2007.

[9] LLB, 16/11/2007.

[10] Les exceptions concernent notamment les droits d’émission générés par des projets de plantations d’arbres (« puits de carbone ») : ces REC ne sont pas échangeables dans le cadre du SCEQE.

[11] Dans le cas du MDP, il faut toutefois déduire les frais de certification, qui sont à charge du gestionnaire de projet (celui-ci choisit aussi l’instance de certification, d’où une fraude et une corruption considérables dans le MDP en général).

[12] Cette différence était de 47% environ à la mi-2007. Un analyste de Fortis avait alors déclaré que les entreprises européennes disposant de crédits de carbone générés par le MDP pourraient faire un « énorme profit » en les vendant sur le marché européen des droits. Il évaluait ce profit à 1 milliard de dollars par an. (International Herald Tribune, 3/7/2007).

[13] Communication de Mittal Steel reproduite sur le site Steelguru, 24/08/2006.

[14] « The Polish Power Sector an dits Lobbying for Allocation in the Nap », juin 2006, étude réalisée pour le WWF par le consultant ESC.

[15] « Profiting from Pollution », Till Janzer and Jan Szyska, Finance New Europe (en ligne).

[16] cf. note (7).

[17] LLB, 6/12/2007.

[18] Au cours des deux premières phases du SCEQE, le recours aux unités MDP ou MOC était plafonné à 6% de l’objectif européen de réduction des émissions. Pour la troisième phase, qui commencera en 2012, la Commission propose un plafonnement à 3% par an.

[19] « Steel Industry should Avoid 10 Million Tons of CO2 », Antonio Gaspar, DiarioNet, http://invertia.terra.com.br. La combustion de charbon de bois n’accroît pas la quantité de carbone dans l’atmosphère, puisque la source n’est pas fossile. Le système n’est pas pour autant écologique : il implique la transformation de vastes régions en gigantesques monocultures d’arbres à croissance rapides, comme les eucalyptus. Mittal dispose pour ce faire d’une filiale spécialisée : Arcelor Mittal Brazil Forests.

[20] Ministère de l’écologie et du Développement Durable, RF, Direction des Etudes Economiques et de l’Evaluation Environnementale, « Des accords sectoriels dans les engagements post-2012 ? », Aurélie Vieillefosse.

[21] AFP, 2/5/2007.

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2 mars 2008 7 02 /03 /mars /2008 03:18


 L’économie verte…un avenir pour qui ? 
 
 Je ne savais par quel bout prendre ces deux dépêches diffusées par l’ONU  à 3 jours d’intervalles 

(voir en dessous).
 Ces deux déclarations qui semblaient différentes ont en fait un lien direct. 
 Et encore je vous fais grâce de la dépêche annonçant la mise en place d’un prix de 25 millions de 

dollars lancé par Richard Branson patron de Virgin pour la création « d’un conseil de guerre »

concernant l’environnement.
 Avant de lire ces deux dépêches il faut savoir quelques menus détails :  
 - « Un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)

explique aujourd’hui que la facture mondiale des importations alimentaires s’alourdit en raison

principalement de la forte demande sur les biocarburants […] » 8 juin 2007 FAO
 - « On estime que le panier d’importations alimentaires pour les pays les moins avancés (PMA)

en 2007 coûtera en moyenne 90% de plus qu’en 2000 … par rapport aux nations

développées, qui ne subiront qu’une hausse de 22 % de leurs factures d’importations au

cours de la même période, l’écart est saisissant » Adam Prakash, économiste à la FAO
 - « La concurrence pour les céréales entre les 800 millions d’automobilistes du monde qui 

veulent maintenir leur mobilité et les 2 milliards de personnes les plus pauvres qui essayent

seulement de rester en vie est en train de devenir une affaire homérique. »

Lester Brown agronome.
  Cessons là…  
 Une guerre est déclarée, Branson ne s’y est pas trompé, annonçant une nouvelle lutte des classes : 

la classe de ceux qui ont un véhicule contre celle de ceux qui n’en n’ont pas.

Le trait est un peu fort, mais permet de marquer les esprits.

Tout un programme, que franchi l’ONU en choisissant ouvertement son camp.
 Et pendant ce temps nous revoyons apparaître les grandes famines, « Loin de diminuer, le nombre de

personnes affamées dans le monde est en train d’augmenter – au rythme de 4 millions par an » :

Jacques Diouf, directeur général de la FAO.
 La production céréalière mondiale a enregistré un taux record en 2007. 
 Mais où est donc passée la différence de production ? 
 Dans les agro carburants et ceci afin de maintenir notre niveau de vie de « motorisés », ressource 

inespérée de substitution aux hydrocarbures.
 Et qu’est-ce que cela entraine ? 
 Une véritable bataille est engagée, une guerre, entre l’OPEP et les agro semenciers. 
 C’est un pan de l’économie que nous devons sérieusement surveiller car cela aura certainement 

(et cela en a déjà) des conséquences en termes de conflits.
 Mais de quoi est-il exactement question au fond pour l’ONU : créer les opportunités économiques 

nécessaires à l’accompagnement du changement climatique.
 Ou 
 Tout en tenant compte de la réalité écologique, comment transformer les désastres écologiques 

accomplis pour 1/10ème de la population mondiale en avantages économiques (pour une minorité de

possédants) sans toucher « au niveau de confort » de ces 1/10ème.
 L’ONU a inventé l’économie verte et a choisi son camp : la finance. 
 Normal.  
 Mais qui finance l’ONU ?  
 Dominique 
 
 ***************************** 
 A CHICAGO, BAN KI-MOON BAT LE RAPPEL POUR L'ÉCONOMIE VERTE
 New York, Feb 8 2008 12:00PM
 Il faut ouvrir la voie à une nouvelle « économie verte », a lancé le secrétaire général 

de l'ONU à des centaines de chefs d'entreprise réunis hier soir à Chicago, insistant sur

le fait que faire front aux changements climatiques doit représenter une opportunité de

croissance, pas un coût.
 « Nous avons connu plusieurs transformations économiques : la révolution industrielle,

la révolution technologique, notre ère moderne de la mondialisation. Nous sommes

maintenant au seuil d'une nouvelle révolution, celle de l'âge de l'« économie verte »,

a déclaré Ban Ki-moon aux participants à la conférence au Club Économique de Chicago.
 Répondre au défi des changements climatiques signifiera sûrement modifier l'avenir 

économique du monde, a-t-il dit, « pour cela, l'ONU est votre partenaire ».
 Le Secrétaire général a cité un rapport du Programme des Nations Unies pour 

l'environnement (<" http://www.unep.org/french/ ">PNUE) qui estime que les

investissements mondiaux pour l'énergie `propre´ atteindront 1,9 billions de dollars

d'ici à 2020.
 « Si elle est bien menée, notre guerre contre le changement climatique sera une 

opportunité économique, pas un coût », a déclaré le Secrétaire général.
  2008-02-08 00:00:00.000
  
 **********************
 CHANGEMENTS CLIMATIQUES : TECHNOLOGIES ET FINANCEMENT, LES DÉFIS MAJEURS POUR LES PAYS 







EN DÉVELOPPEMENT
 New York, Feb 11 2008 6:00PM
 Yvo de Boer, Secrétaire exécutif de la Convention-cadre des Nations Unies sur les 

changements climatiques, a déclaré aujourd'hui que l'accès aux technologies et le

financement représentaient les deux thèmes les plus importants pour les pays en

développement dans leur combat contre les effets des changements climatiques.
 « Le programme produit lors de la Conférence de Bali en décembre est incroyablement 

ambitieux », a rappelé aujourd'hui Yvo de Boer, lors d'une conférence de presse au

siège de l'ONU, à New York. « Nous devons, en moins de deux ans, élaborer l'accord

international le plus complexe de tous les temps », a-t-il souligné.
 Le plan d'action de Bali est composé de quatre blocs, a-t-il rappelé, l'adaptation, 

la réduction, les technologies et le financement.
 Pour les pays en développement, comme ceux d'Amérique latine et des Caraïbes qui ont, 

selon lui, « le plus à perdre, et le plus à gagner », le défi le plus important réside

dans l'acquisition de technologies et de finances suffisantes.
 Avant la réduction des émissions, avant la question de l'adaptation, ce sont les 

technologies et le financement qui doivent tout d'abord les préoccuper, a déclaré Yvo

de Boer. Récemment, il avait déjà insisté sur la nécessité d'adopter des instruments

financiers et techniques pour appuyer et promouvoir les initiatives des pays en

développement, en particulier ceux d'Amérique latine et des Caraïbes

(dépêche du 01.02.2008).
 « Les technologies et le financement sont le ciment qui permettra de lier les pays 

développés et les pays en développement dans la lutte contre les effets des changements

climatiques et pour un développement durable », a-t-il déclaré.
 Selon le Secrétaire exécutif de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les 

Changements Climatiques (<" http://unfccc.int/2860.php ">CCNUCC), la prochaine

réunion qui aura lieu à Bangkok, en Thaïlande, du 31 mars au 4 avril, permettra de

fixer un calendrier de travail. Il espère également y voir l'engagement des parties les

plus importantes au Protocole de Kyoto.
 Côté financement, Yvo de Boer a indiqué que le Mécanisme de développement propre 

prélevait une taxe de 2% destinés au Fonds d'adaptation.







« Il s'agit d'une première étape d'auto-financement », a-t-il expliqué,

avant d'ajouter qu'il existait d'autres sources de revenu potentielles comme

une taxe sur la Mise en oeuvre conjointe ou sur l'Echange des droits d'émissions.
 La Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques qui s'est tenue à Bali,

en Indonésie, du 3 au 15 décembre 2007, sous l'égide de la Convention-cadre a constitué

un tournant décisif dans la lutte contre ces changements. La feuille de route et le

plan d'action adoptés à Bali offrent les outils nécessaires pour négocier un accord

général et mondial d'ici à la fin de 2009 (dépêche du 16.12.2008).
 
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12 février 2008 2 12 /02 /février /2008 03:52
Contribution de l’alimentation à l’exposition des enfants des villes aux pesticides : la preuve par le « bio » ?

Dosages des métabolites urinaires de pesticides à l’appui, une étude menée aux États-Unis, a évalué, au cours des quatre saisons, l’exposition aux pesticides organophosphorés via l’alimentation conventionnelle chez des enfants habitant en milieu urbain ou sub-urbain, à Seattle ou dans sa banlieue, en incluant une période de passage à une alimentation « bio ».

 

Cette étude, menée de 2003 à 2004, a porté initialement sur 23 enfants âgés de 3 à 11 ans, vivant dans un environnement sans utilisation domestique de pesticides avant et pendant l’étude. Ces enfants, recrutés dans trois écoles, ont eu une alimentation conventionnelle au cours de l’année d’étude, sauf cinq jours consécutifs durant, en été et en automne, où ils ont consommé des fruits, jus de fruits et légumes « bio », correspondant à ceux, « non-bio », consommés auparavant.

 

Au cours de l’année d’étude, les métabolites du malathion, du chlorpyrifos et d’autres pesticides organophosphorés ont été dosés sur des prélèvements effectués deux fois par jour sur une période de 7 jours consécutifs en hiver et au printemps, 12 jours consécutifs en automne, et 15 en été. Au total, 724 échantillons urinaires ont été recueillis en été, 516 en automne, 260 en hiver et 257 au printemps, et adressés pour dosages aux Centers for Disease Control and Prevention (CDC), et l’analyse finale a porté sur 19 enfants, pour lesquels le protocole de recueil urinaire avait été suivi.

 

La fréquence de détection urinaire variait selon les métabolites ; le métabolite du chlorpyrifos avait le taux de détection le plus élevé (91 %), venait ensuite celui du malathion (66 %), les taux des autres métabolites organophosphorés se situant entre 9 et 25 %.
Au bout des cinq jours de substitution des fruits et légumes conventionnels par des fruits et légumes « bio », les résultats montrent, que l’intervention ait eu lieu en été ou en automne, une réduction des concentrations médianes des métabolites du malathion et du chlorpyrifos, concentrations devenues alors non détectables ou quasi non détectables.
Puis, dès que les enfants ont repris une alimentation conventionnelle, les concentrations urinaires des métabolites sont revenues à leurs niveaux des jours précédant l’introduction des aliments « bio ».
Les résultats montrent aussi le rôle de la saisonnalité, correspondant à la consommation de fruits et légumes frais, seul facteur contributif aux niveaux urinaires des métabolites du malathion et du chlorpyrifos mis en évidence dans cette étude.

 

Dans un contexte où la plupart des études publiées ont porté leur attention sur l’exposition aux pesticides des enfants vivant dans des environnements agricoles, cette étude, longitudinale, qui a évalué l’exposition aux pesticides organophosphorés d’enfants d’une ville, Seattle, en répétant les dosages urinaires des métabolites spécifiques, montre que la principale source d’exposition des enfants de cette étude à ces polluants est l’alimentation.
Les auteurs précisent que leur intention n’est pas de prôner la limitation des produits frais, et rappellent l’importance des mesures diététiques, consommation de fruits et légumes  incluses, dans la prévention notamment de l’obésité et du diabète dont les prévalences vont croissant. Ils soulignent que leur propos n’est pas de promouvoir la consommation de produits « bio », « bien que », disent-ils, « nos données démontrent clairement que les aliments cultivés « bio » contiennent bien moins de résidus de pesticides ». Ils s’interrogent, sans certitude, sur les effets délétères des niveaux d’exposition aux pesticides relevés dans cette étude et concluent sur la nécessité d’efforts de recherche supplémentaires dédiés aux relations entre expositions aux pesticides et effets sanitaires chez l’enfant.



Dr Claudine Goldgewicht

Sur Journal International de Médecine : JIM


Lu C et coll. : Dietay intake and its contribution to longitudinal organophosphorus pesticide exposure in urban/suburban children. Environ Health Perspect, Publication avancée en ligne, 15 janvier 2008.
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12 janvier 2008 6 12 /01 /janvier /2008 04:06



La triste comédie de Bali
par Aurélien Bernier
 

« Les Parties ont reconnu l’urgence de la situation en matière de changement climatique et apportent maintenant une réponse politique aux alertes des scientifiques ».


Si une échelle équivalente à celle de Richter permettait de mesurer la langue de bois, aucun doute que cette déclaration de M. Yvo de Boer, secrétaire exécutif de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique, obtiendrait la note maximale. Cette affirmation d’un optimisme débordant à la sortie de la conférence de Bali est une totale contre-vérité. Le 15 décembre dernier, la clôture de la rencontre a marqué au contraire le décalage incroyable entre la gravité de la situation environnementale et la capacité des Etats à agir politiquement.


Comme on pouvait s'y attendre, rien de ce qui ressort de Bali ne permet de penser qu'un engagement chiffré et contraignant de réduction des gaz à effet de serre pourrait être accepté par les Etats-Unis ou par les pays émergeants comme la Chine et l’Inde. La première puissance mondiale tente même avec l'applomb qu'on lui connaît de contourner le cadre des Nations Unies pour négocier sur le climat. De nombreux commentateurs ont utilisé le terme de « sabotage ». Certes, le comportement des américains est une provocation, mais encore faudrait-il qu'il y ait quelque chose à saboter !


La première victoire, selon les officiels, est l'accord autour d'une « feuille de route » qui devra déboucher sur un Protocole de Kyoto bis d'ici fin 2009. Pas de quoi pavoiser lorsqu'on sait que l'intégralité du contenu du futur texte reste à écrire, et que le bilan de Kyoto se résume à dix années de perdues ! Avec ses objectifs dérisoires que de nombreux Etats n'atteindront vraisemblablement pas, le fameux protocole aurait besoin d'un succésseur qui marque une profonde rupture. Mais personne n'y croît une seconde, à juste titre. Les mêmes recettes seront conservées, comme le marché des droits à polluer – véritable aubaine pour la finance – ou les mécanismes incitatifs qui ont remplacé toute idée de réelle contrainte sur les entreprises. Avec une totale inefficacité environnementale, démontrée par les chiffres. Bali a d'ailleurs été l'occasion de constater que le transfert des technologies propres entre les pays développés et les pays en développement ne fonctionnait pas. Curieuse découverte dans un monde où le brevet s'impose jusqu'au domaine du vivant !


La question primordiale de la déforestation fut traitée avec une détermination et un courage équivalents. Que faire contre la dégradation des forêts ? Appliquer des sanctions économiques contre les Etats qui refusent d'agir ? Non, les 187 pays présents en Indonésie ont eu une bien meilleure idée : rémunérer le maintien des zones boisées. On paiera donc le fait de ne pas couper les arbres qui stockent le CO2, tout comme sera payé le reboisement. A chaque étape, la monétarisation de l'environnement s'accélère encore un peu plus.


Enfin, un fonds d'adaptation pour les pays qui seront les premières victimes du changement climatique est créé. Il sera alimenté par un prélèvement de 2% sur les projets du Mécanisme de Développement Propre (MDP). Le MDP est une disposition du Protocole de Kyoto qui prévoit de récompenser les investissements dans des pays en développement pour des projets émettant moins de CO2 que la moyenne. La récompense est constituée de « crédits d'émission », qui permettront aux industriels de continuer à polluer dans les pays développés ou de faire des profits sur le marché du carbone en les revendant. Les ressources des Etats les plus pauvres pour se protéger du changement climatique seront donc les miettes que laisseront des multinationales après s'être goinfrées du nouveau marché des MDP.


Cette fois encore, la communauté internationale a réaffirmé le choix de la voie néo-libérale pour tenter de gérer la crise climatique. En proposant la mise en place d'une « Taxe Tobin 2 » sur les flux financiers, M. Jean-Louis Borloo a joué à Bali un véritable rôle de révolutionnaire. Dans cette posture, le ministre français est aussi crédible qu'un SDF qui réclamerait mille euros aux passants, tant les négociations sont à des kilomètres de telles extrémités. Mais ce dépoussiérage de la revendication initiale d'Attac par un dirigeant de droite aura au moins le mérite de souligner à quel point les ONG sont globalement absentes ou à côté du sujet. Plus personne ne devrait sérieusement croire qu'il sera possible d'agir en matière d'environnement sans s'attaquer à la finance, au libre-échange, à cette mondialisation qui n'a jamais été que néo-libérale. Il faut le répéter : la rupture doit être économique. Puisque la comunauté internationale a déjà renoncé à l'envisager, c'est aux Etats courageux, s'il en existe, de prendre des mesures. Y compris de façon unilatérale.

 
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11 janvier 2008 5 11 /01 /janvier /2008 04:02
Faut-il brûler le Protocole de Kyoto ?

Par AURELIEN BERNIER *

sur son blog 


* Auteur de Les OGM en guerre contre la société (Attac, Mille et une nuits, Paris, 2005) et co-auteur de Transgénial ! (Attac, Mille et une nuits, 2006).


Les premiers travaux d’économie préfigurant la notion de taxe environnementale remontent à 1920, quand l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou publie The Economics of Welfare [économie du bien-être], ouvrage dans lequel il traite des « externalités » ou « effet externe » d’un acte de production ou de consommation. L’auteur prend pour exemple les escarbilles produites par les locomotives à vapeur : des morceaux de charbon incandescents qui s’échappent parfois des cheminées et déclenchent des incendies de forêts ou de champs à proximité des voies ferrées. Pigou considère qu’une taxe sur les dégâts, infligée à la société des chemins de fer, inciterait à l’installation de dispositifs anti-escarbilles et permettrait de limiter les préjudices. Ce raisonnement pose les bases de l’économie de l’environnement et du principe « pollueur-payeur ».

Quarante ans plus tard, un autre économiste britannique, Ronald Coase, critique les thèses de Pigou. Avec quelques décennies d’avance sur les négociations de Kyoto, il offre un argumentaire en or pour les firmes polluantes souhaitant échapper aux contraintes des pouvoirs publics et « laisser faire le marché ». Coase conteste l’efficacité des taxes « pigouviennes » au motif qu’elles induisent des coûts de transaction liés à l’intervention de l’Etat. D’après lui, l’optimum économique serait atteint si les victimes des incendies négociaient directement avec la société des chemins de fer. Il prétend que si une firme possédait les chemins de fer et les zones alentour, elle règlerait d’elle-même le problème par un calcul d’optimisation interne. Selon le théorème de Coase, d’un point de vue économique, la définition des droits n’a pas d’importance : il est indifférent de considérer que le propriétaire des champs ou des forêts possède le droit de ne pas être victime d’incendies, ou bien que, à l’inverse, la société des chemins de fer dispose du droit de les provoquer.

 

Pourtant, dès 1970, face à une pollution atmosphérique persistante, les Etats-Unis décident de fixer des normes très strictes sur les rejets de polluants et révisent à cette fin une loi fédérale dite « Clean Air Act ». Deux ans plus tard, le Club de Rome, organisation internationale réunissant scientifiques, économistes, fonctionnaires et industriels, publie un rapport intitulé « Les limites de la croissance » (1), qui prévoit un futur assez catastrophique si les humains ne prennent pas en compte rapidement la dimension environnementale. L’hypothèse d’une relation entre la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère et le changement climatique émerge ; les débats sur l’effet de serre deviennent de plus en plus présents dans la société.

Malgré cette prise de conscience, une victoire idéologique des libéraux s’amorce au début des années 90. Devant l’incapacité des zones urbaines à respecter le « Clean Air Act », le gouvernement américain, après différents assouplissements, décide de mettre en œuvre un système d’échanges de droits d’émission. Ce système s’inscrit dans un nouveau programme intitulé « Acid Rain » (pluies acides) qui fixe des objectifs de réduction des émissions de dioxyde de soufre (SO2), responsable des pluies acides. Le dispositif délivre aux cent dix installations les plus polluantes des autorisations à émettre du SO2, puis leur permet l’échange libre de ces droits sur le marché.

 

Le pari est fait que les améliorations auront lieu en priorité là où les coûts d’investissement pour les réaliser sont les plus faibles, et que les surplus d’autorisations ainsi générés seront vendus aux exploitants émettant au-delà du volume qui leur a été attribué. De très fortes amendes sont prévues pour sanctionner une firme qui ne présenterait pas en fin d’année autant d’autorisations que de tonnes de SO2 libérées dans l’atmosphère.

 

En apparence, ce système respectait les préconisations de Ronald Coase en laissant fonctionner le jeu du marché. « Acid Rain » aboutit à un véritable succès du point de vue des rejets de SO2 : l’objectif chiffré de réduction des émissions de 40 % par rapport à la situation de 1980 a été atteint et même dépassé. Pourtant, à y regarder de plus près, il serait malhonnête d’attribuer cette réussite au marché.

 

Tout d’abord, le renforcement de la règlementation auquel s’ajoutait un système de contrôle en continu des polluants en sortie de cheminées, a poussé bon nombre d’exploitants à anticiper les travaux de mise aux normes. De plus, l’industrie du charbon a développé des produits à faible teneur en soufre, moins émetteurs de SO2, qui sont devenus compétitifs. Ces deux phénomènes expliquent en grande partie la forte baisse des émissions, les échanges sur le marché n’intervenant qu’à la marge (2). Enfin, les effets secondaires sont loin d’être négligeables. Le pouvoir calorifique inférieur du nouveau charbon moins soufré impose d’en consommer une plus grande quantité… ce qui augmente mécaniquement les émissions d’un autre polluant : le dioxyde de carbone !

 

Mais les tenants de la non-intervention de l’Etat feront mine de ne retenir qu’une chose : le marché de quotas est efficace, il peut donc être généralisé. Créé en 1988 à la demande du G7, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) tente d’alerter les décideurs sur les conséquences du réchauffement climatique en publiant des rapports. En 1992, la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) est ouverte à ratification, et recevra une réponse favorable de la quasi-totalité des états. Elle affiche comme objectif de « stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l'atmosphère », sans toutefois indiquer d’objectifs chiffrés ni de moyens. Cette phase opérationnelle est renvoyée à un traité « fils », le Protocole de Kyoto, dont les premières négociations débutent en décembre 1997. Le cadre des Nations unies imposant l’unanimité, la bataille est rude entre pays industrialisés et pays en développement. Il faudra près de quatre ans pour aboutir, le 10 novembre 2001, aux Accords de Marrakech – traduction juridique du Protocole de Kyoto.

 

Le retrait des Etats-Unis, à l’issue d’un vote au cours duquel près d’une centaine de sénateurs américains se sont prononcés contre la ratification (et aucun pour…), a fait chuter à 40 % des émissions mondiales le gisement de gaz à effet de serre (GES) ciblé. L’engagement global de réduction de 5,2 % par rapport au niveau de 1990, à l’horizon 2012, contenu dans le Protocole de Kyoto, correspondait donc à une baisse de 2 % des rejets annuels de GES sur la planète. Si l’on ajoute qu’au moment où se négociaient les modalités de mise en œuvre, les émissions étaient déjà inférieures de 4,8 % à celles de 1990 (3), l’ambition réelle du Protocole se limite à une diminution de 0,16 % des tonnages de GES rejetés dans l’atmosphère ! Ce chiffre n’apparaît bien sûr nulle part dans les communications officielles tant il peut paraître ridicule comparé aux enjeux.

En contrepartie de cette minuscule concession, le lobby des plus gros pollueurs a pu obtenir des mécanismes dits « de flexibilité » dont il pourra tirer un maximum de bénéfices.

 

Le premier outil est ce fameux marché de « permis d’émissions négociables » imposé par les Etats-Unis, au prétexte que leur expérience sur le SO2 a fonctionné. Peu importe que le territoire concerné ne soit plus homogène, que le nombre de sites émetteurs soit sans commune mesure avec le nombre de centrales au charbon américaines, ou encore que le Protocole de Kyoto ne s’appuie sur aucun cadre réglementaire commun.

 

Chaque Etat inscrit à l’Annexe B (4) définira donc un plan d’allocation des quotas permettant de distribuer, comme au début d’une partie de Monopoly, le volume de droits à émettre du CO2 à ses installations les plus polluantes (5). Bien entendu, les gouvernements ne s’abaisseront pas à faire payer ces quotas aux industriels, ce qui aurait généré des recettes fiscales permettant de mener des politiques publiques ambitieuses en faveur de l’environnement. Il s’agit donc réellement de « droits à polluer », cette gratuité supposant que l’environnement appartient par défaut à ceux qui lui portent atteinte.

 

Une fois les comptes-carbone crédités, les entreprises ne sont plus soumises qu’à une obligation : restituer à la fin de la période de fonctionnement autant de quotas que de tonnes de CO2 produites. Cette « restitution » prend la forme d’une simple opération comptable. Affectées au passif des sociétés, les émissions annuelles doivent être équilibrées par le volume de quotas initialement attribué, augmenté des achats et diminué des ventes.

 

La réalisation de projets économes en gaz à effet de serre (implantation d’éoliennes, captage de méthane issu de décharges, substitutions de combustibles, développement de la filière bois, etc.) peut aussi permettre un transfert de quotas entre signataires du Protocole. Il s’agit de la mise en œuvre conjointe (MOC), dans laquelle le pays hôte cède une part de ses quotas aux investisseurs en proportion des émissions évitées.

 

Mais les pays en développement, avec à leur tête le Brésil, ont obtenu que les Etats non inscrits à l’Annexe B puissent également accueillir de tels projets, qui présentent pour eux l’intérêt d’attirer de nouveaux capitaux étrangers. Dans ce cas, puisque le pays hôte n’a pas d’engagement au regard du Protocole de Kyoto, le volume annuel de GES évité donne lieu à la création de nouveaux crédits baptisés URCE (unités de réduction certifiée des émissions). Sur le marché mondial, cette opération revient donc à augmenter la masse de monnaie-carbone. Comme pour la MOC, les crédits URCE sont attribués gratuitement par les Nations Unies aux investisseurs, qui pourront soit les utiliser pour respecter leurs engagements s’ils sont concernés par un plan d’allocation, soit les vendre sur les marchés, au même titre qu’un quota alloué par un Etat. Cette formidable idée prend le nom de « Mécanisme de développement propre » (MDP) et permet de ne plus avoir à s’inquiéter de la rareté des quotas, dont le réservoir devient extensible à souhait.

 

Enfin, les parties sont invitées à étendre ces dispositifs à des secteurs non couverts par l’allocation des quotas. Les « projets domestiques », pour lesquels le gouvernement français a fixé au printemps 2007 un cadre réglementaire (6), offrent un accès au marché à des exploitants faiblement émetteurs, privés ou publics, ainsi qu’aux secteurs agricoles et du transport, en contrepartie d’investissements contribuant à diminuer les rejets ou à absorber le dioxyde de carbone.

 

Le Royaume-Uni va plus loin, puisqu’il travaille actuellement sur un texte de loi visant à attribuer un volume de quotas à chaque personne adulte. Cette quantité de droits, créditée sur une carte à puce, serait débitée à chaque consommation d’énergie primaire : plein d’essence, remplissage d’une cuve de fuel, règlement d’une facture d’électricité… Une fois le solde épuisé, il faudrait payer au prix fort le rechargement de la carte de crédit-CO2, ou bien acheter des unités supplémentaires sur le marché.

 

Pour préparer la phase d’application du dispositif prévu dans le Protocole de Kyoto, qui concerne la période 2008-2012, l’Union européenne a lancé, dès 2005, son propre marché du carbone. Les deux premières années de fonctionnement sont très riches d’enseignements et dévoilent tous les risques encourus avec l’application de recettes aussi libérales.

 

Le marché européen du carbone est calqué sur le fonctionnement des marchés financiers. Les échanges peuvent se faire soit directement entre détenteurs de quotas (« de gré à gré »), soit sur des places financières organisées (Bourses de CO2) qui permettent de faciliter et de sécuriser les transactions. Ces dernières se font soit au comptant, soit « à terme », c'est-à-dire à une date de livraison déterminée à l’avance. Ainsi, on peut suivre l’évolution de deux prix différents pour le carbone : le prix de la tonne au comptant (dit « SPOT »), et le prix de la tonne livrée en décembre 2008 (dit “ Futures ”).

 

Après avoir oscillé entre 20 et 30 euros pendant près d’un an, le prix SPOT s’est effondré au printemps 2006, avec la publication d’un premier bilan des émissions réelles des entreprises. Ces résultats ont montré à quel point l’attribution de quotas par les gouvernements a été généreuse, ce qui n’est en rien surprenant puisque les plans se sont appuyés sur les prévisions des industriels. Courant septembre 2007, le prix du CO2 touchait le fond, à cinq centimes d’euros la tonne au comptant, ce qui couvre tout juste les coûts de transaction.

 

La logique qui sous-tend les investissements liés à l’effet de serre est clairement une logique de rentabilité. De nombreux fonds carbone sont créés pour gérer les portefeuilles de quotas, en particulier ceux délivrés via les projets MDP. La Banque mondiale est le premier gestionnaire d’actifs carbone (7). En France, la Caisse des dépôts et consignation est en même temps chargée de la tenue du registre national des quotas et gestionnaire du Fonds carbone européen, qu’elle a pris soin de loger… dans une Sicav luxembourgeoise.

 

Il n’est pas nécessaire d’effectuer de longs calculs pour comprendre pourquoi la course aux projets MDP est d’ores et déjà lancée. Compte tenu des niveaux d’équipement et des différences de coût de main d’œuvre, économiser une tonne de CO2 en Europe demande un investissement de 80 euros. En Chine, la même tonne évitée coûte en moyenne… 3 euros (8). Ce mécanisme constitue donc non seulement une formidable réserve de quotas, mais qui plus est, les soldes y ont lieu toute l’année… Dès lors, personne ne trouvera étonnant que les entreprises des pays développés préfèrent investir en Chine pour créer des activités économes en GES ou moderniser des installations existantes plutôt que de réduire leurs propres émissions. De plus, en abondant des fonds carbone avec de l’argent public, les Etats ont la possibilité d’accorder des aides déguisées aux entreprises, puisque ce sont elles qui bénéficieront au final des quotas nouvellement créés.

 

Selon certains analystes, les projets MDP devraient générer d’ici 2012 un volume de nouveaux quotas équivalent aux émissions de GES cumulées du Canada, de la France, de l’Espagne et de la Suisse. En 2006, plus de 40 % du marché mondial du carbone était constitué d’URCE (9), une partie d’entre elles étant d’ailleurs attribués de manière totalement abusive à des projets qui ne le justifient pas (10).

 

Quant aux bénéficiaires, ils restaient les pays les plus attractifs pour les investisseurs. Selon la Banque mondiale, la Chine et l’Inde pesaient à elles seules 73 % des URCE et les projets qu’elles accueillent se comptaient par centaines. Le continent africain dénombrait à peine plus d’une trentaine de projets, et 80 % des crédits se concentraient sur trois pays : Afrique du Sud, Egypte et Tunisie. Nous sommes donc très loin des bonnes intentions qui parsèment les publications officielles, qu’elles fassent état de protection de l’environnement, de transfert technologique ou d’aide au développement durable.

 

Dans un diaporama mis en ligne sur un site gouvernemental, le groupe Lafarge décrit « les facteurs clés de succès pour les projets MDP » de la façon suivante : « Réaliser des projets simples ; éviter les procédures longues et coûteuses ; comprendre et anticiper les critères d’évaluation du risque ; chercher des possibilités de réplicabilité (sic) du projet ; obtenir des appuis forts dans le pays hôte (11). »

 

Au-delà du cynisme des grands groupes, l’ambiance générale sur les marchés liés au changement climatique rappelle la période d’euphorie qu’ont connu les nouvelles technologies de l’information. Une véritable bulle spéculative se forme autour des procédés économes en CO2 et générateurs de quotas valorisables. Le Français Areva a bataillé plusieurs mois avec le groupe indien Suzlon pour acquérir le premier fabricant d’éolienne allemand, Repower, sans parvenir à ses fins. Début avril 2007, la société était valorisée cent fois son résultat d’exploitation 2006, qui dépasse les douze millions d’euros. Pour la filiale environnement d’EDF, l’introduction du titre en Bourse a réussi au-delà de toutes les espérances. En moins d’une heure et demie, l’action gagnait 20 %, et la cotation en fin de journée s’élevait à six fois le chiffre d’affaires. En février 2007, l’électricien renforçait son positionnement sur le marché du renouvelable en achetant 66 % du capital de Supra, spécialiste du chauffage au bois.

 

Quant au groupe Rhodia, il s’est livré ces dernières années à un autre genre d’exercice. Secouée par les scandales, la société frôlait en 2003 le dépôt de bilan. La direction décide alors de miser sur le carbone. En novembre 2005, elle annonce la rénovation de deux usines situées l’une en Corée, l’autre au Brésil. En effectuant 14 millions d’euros de travaux sur ces usines, Rhodia va obtenir des quotas de CO2 (77 millions de tonnes) valorisables à hauteur de 200 millions d’euros par an ! Le titre progresse de 14 % dans l’heure qui suit (12). Le fonds carbone dans lequel seront placés les titres sera géré en partenariat avec la Société Générale.

 

Alors que les banques d’affaires comme Lehman Brothers ou les réassureurs comme Swiss-Re commencent tout juste à inciter les investisseurs à s’engager dans la finance carbone (13), nous ne sommes qu’au début d’un processus spéculatif dont les dangers sautent déjà aux yeux. La manière dont se profilent les négociations internationales pour l’après-2012 est très inquiétante. Les parties au Protocole semblent en effet prêtes à de nombreuses concessions pour obtenir cette fois l’accord des Etats-Unis. Or, la stratégie américaine pourrait être de décrocher, à la place d’objectifs absolus de réduction des émissions, soit des engagements non contraignants, soit des objectifs exprimés en « intensité carbone », qui reflète le contenu en CO2 de la croissance. Dans ce deuxième cas, le référentiel deviendrait la quantité de dioxyde de carbone émise par point de produit intérieur brut (PIB), ce qui aboutirait à ranger définitivement les politiques de lutte contre le changement climatique au rayon des décorations.

 

Il reste donc peu de temps pour réagir et les cautions apportées par certains écologistes ne favorisent pas la prise de conscience. Quand Mme Dominique Voynet, ancienne ministre de l’environnement, estime que « le piège a été de croire que les échanges de droits d’émission constituaient un mécanisme libéral (14) » ou quand M. Alain Lipietz, député européen Vert, se félicite du système des permis négociables (15), ils se risquent à justifier l’injustifiable.

 

Or, aucune solution efficace ne peut vraisemblablement exister sans remettre en cause les systèmes de production et les règles du commerce international, en instaurant par exemple de nouveaux droits de douane qui intègreraient le contenu énergétique et carbonique des produits d’importation. Ce dispositif se situerait à l’opposé d’une logique protectionniste, les recettes étant utilisées pour mettre en œuvre des projets réellement durables dans les pays en développement, en confiant leur réalisation à des entreprises locales ou à des entreprises conjointes dont les capitaux proviendraient majoritairement du pays hôte.

 

Cette taxe mixte carbone/énergie devrait aussi s’appliquer aux activités industrielles résidentes. Dans ce cas, les recettes pourraient alimenter pour moitié le budget de l’Etat et autoriser des politiques publiques ambitieuses en matière d’environnement. L’autre moitié serait placée sur un compte individualisé de l’entreprise, réservé à l’investissement dans des technologies lui permettant de réduire ses émissions. Enfin, un conditionnement efficace des aides publiques devrait compléter le dispositif. En d’autres termes, pour répondre à l’échec de Coase et aux enjeux de la crise environnementale, nous devons réinventer Pigou.

 

 

(1) Publié en 1972 sous le titre Halte à la croissance ? Rapports sur les limites de la croissance, Fayard, Paris.

(2) Olivier Godard, « L’expérience américaine des permis négociables », dans la revue du CEPII, n° 82, 2000. Voir aussi la chronique économique de Bernard Girard, « Le marché des droits à polluer », http://www.bernardgirard.com/

(3) Pierre Cornu, Courrier de la Planète / Cahiers de Global Chance, Paris, avril/juin 2004.

(4) L’Annexe B du Protocole établit la liste des états visés par ces engagements de réduction : il s’agit uniquement des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et des pays d’Europe de l’Est « en transition vers une économie de marché ».

(5) Les gaz à effet de serre ciblés par le Protocole de Kyoto sont au nombre de six : le dioxyde de carbone (CO2),  le méthane (CH4), l'oxyde nitreux (N2O), l'hexafluorure de soufre (SF6), les hydrofluorocarbures (HFC) , les hydrocarbures perfluorés ou perfluorocarbures (PFC). Une conversion permet de ramener toutes les émissions en « équivalents CO2 », le dioxyde de carbone étant le principal responsable de l’effet de serre et, par conséquent, l’unité de référence.

(6) Arrêté publié le 8 mars 2007 au Journal Officiel ; http://www.actu-environnement.com/.

(7) Fin juillet 2007, la Banque mondiale gérait onze fonds carbone pour un montant de 2,23 milliards de dollars. La contribution moyenne des gouvernements y est d’environ 50 %.

(8) Annie Vallée, Economie de l'environnement, Points Economie, Paris, 2002.

(9) Banque Mondiale, “State and Trends of the Carbon Market 2007 ”, mai 2007. Le chiffre cité correspond aux échanges exprimés en tonnes de CO2.

(10) Un rapport interne au comité d’évaluation des projets MDP dévoile les grandes largesses des cabinets d’audit privés chargés d’analyser le contenu des dossiers vis à vis des industriels qui les présentent. Voir l’interview d’Axel Michaelowa, (7 juin 2007) : www.lemonde.fr.

(12) Libération, Paris, 10 novembre 2005.

(13) Lehman Brothers a publié début 2007 un rapport intitulé « Le marché du changement climatique » dans lequel la banque recense les « défis » et les « opportunités » pour les entreprises. Voir aussi www.swissre.com, rubrique « Climate Change ».

(14) Courrier de la Planète / Cahiers de Global Chance, avril/juin 2004.

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3 janvier 2008 4 03 /01 /janvier /2008 00:00
Le libre-échange, arme de destruction massive de l’environnement et du social
 

En consacrant toute leur énergie à promouvoir un système libre-échangiste à l’échelle planétaire, les grandes entreprises occidentales poursuivent des objectifs multiples : s’approvisionner à bas prix en matières premières ; bénéficier d’une main d’œuvre peu coûteuse et corvéable à merci ; rechercher les conditions fiscales les plus avantageuses pour les détenteurs de capitaux ; trouver de nouveaux marchés dans les pays émergeants ; et, de plus en plus, profiter des réglementations environnementales les plus permissives.


Les stratégies pour y parvenir sont finalement assez claires. Il s’agit d’une part de créer les conditions pour pouvoir implanter leurs activités dans les Etats présentant de ce point de vue les plus beaux avantages, et d’autre part, d’éliminer les obstacles « non nécessaires » au commerce – et notamment les barrières douanières – afin de vendre produits et services aux meilleures conditions dans n’importe quel pays. L’essentiel des mesures défendues par les lobbies néo-libéraux s’inscrivent dans ce double mouvement. Il s’agit en quelque sorte des deux jambes sur lequel marche ce système économique : la liberté de produire où bon lui semble, et celle de vendre comme bon lui semble. Depuis des décennies, ces objectifs n’ont eu de cesse d’être théorisés, c’est à dire habillés des parures de la « science économique », puis rabâchés par les puissances dominantes et les médias. Chacun est censé savoir à présent que la concurrence possède des vertus bienfaitrices, et que pour en retirer les avantages maximums, elle se doit d’être libre, totale et mondialisée.


Malheureusement, une simple observation de la réalité nous montre que la ficelle est bien grosse : alors que la mondialisation devait être heureuse, les statistiques officielles prouvent la supercherie, le nombre de malnutris sur le globe ne cessant d’augmenter, les écarts entre riches et pauvres ne cessant de se creuser. De plus, la cohérence du discours s’arrête toujours aux limites des intérêts des firmes. Ainsi, cette concurrence libérée des contraintes politiques, à défaut d’être non-faussée, n’interdit pas aux grandes puissances de continuer à subventionner grassement leurs économies en puisant dans les fonds publics, pour peu que ces cadeaux ne soient pas trop ostentatoires. Grâce à la totale hypocrisie des règles de l’OMC, les Etats-Unis et l’Europe ont pu par exemple convertir leurs aides directes à l’agriculture en aides indirectes et pérenniser un dumping dont les conséquences pour les paysans du Sud sont réellement désastreuses.


Faussée, la concurrence l’est donc délibérément. En premier lieu, par ce choix des instruments de régulation qui resteront tolérés, ou dont la suppression sera au contraire décrétée. L’établissement de barrières douanières ne nécessite qu’une réglementation assortie d’une police pour la faire respecter. En cela, il s’agit d’un outil accessible à la plupart des nations, même parmi les plus pauvres. A l’inverse, le fait de subventionner son économie est réservé aux Etats puissants. Les accords commerciaux comme ceux de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) visent donc à priver les pays pauvres d’un outil relativement simple de protection de leur économie, tout en laissant les pays riches soutenir leurs multinationales par des biais détournés.


Mais qui plus est, en offrant aux firmes la possibilité de s’implanter où bon leur semble et de vendre leur production avec le moins de restrictions possible, le libre-échange fausse totalement la concurrence en donnant un avantage évident, en tant que terre d’accueil, aux pays pratiquant le moins-disant fiscal, social et environnemental. Ce choix politique maintient des régions entières du globe dans des conditions de vie inacceptables, à l’image de la Chine pour laquelle le quasi-esclavage auquel est soumis une grande partie de son salariat est un argument majeur pour attirer les investisseurs. Il en va de même avec l’absence de réglementation environnementale qui deviendra, au fur et à mesure que les pays développés durciront la leur, une caractéristique prisée par les grands groupes.


Et dès lors que le politique ne s’autorise plus à protéger une économie nationale de cette concurrence hautement faussée, le libre-échange tire également vers le bas les réglementations dans les pays développés. La destruction plus ou moins rapide selon les gouvernements des acquis sociaux en France et dans le reste de l’Europe est bel et bien un objectif de la mondialisation. Le mouvement de régression prend une telle ampleur que, la crainte du chômage aidant, la pression n’épargne même plus les secteurs les moins exposés aux délocalisations, comme la production d’énergie ou les services de proximité.


Dans ces conditions, il est strictement impossible d’inverser la tendance sans s’attaquer à la cause. Prétendre rétablir une réelle contrainte sur les entreprises si ces dernières peuvent y échapper en s’installant sous des cieux plus cléments est totalement illusoire. Le libre-échange mondialisé possède cette vertu incroyable de priver les Etats du moindre levier politique sérieux vis à vis des entreprises, qu’il s’agisse de fiscalité, d’environnement ou de social. Dès lors, pour tenter de convaincre l’opinion publique que la nation n’est pas tout à fait dissoute dans le néo-libéralisme, des gouvernements comme celui de M. Nicolas Sarkozy se rabattent sur des politiques ultra-sécuritaire, avec l’intention évidente de donner le change tout en détournant l’attention des questions fondamentales. Si ces rideaux de fumée sont parfois efficaces d’un point de vue électoral, ils ne modifient en rien la réalité : les pouvoirs politiques, de droite comme de gauche, se sont peu à peu interdits d’agir sur l’économie et sont devenus des gestionnaires plus ou moins complaisants du néo-libéralisme.


Pourtant, la ré-appropriation par les Etats des leviers politiques permettant d’orienter l’économie vers la satisfaction des besoins sociaux n’est pas une douce utopie, car les moyens existent. Elle suppose par contre de s’attaquer clairement et prioritairement au libre-échange, en imposant des outils de régulation qui n’ont pas grand chose de nouveau. Nous pourrions par exemple en envisager deux, qui, utilisés conjointement, stopperaient cette machine à détruire l’environnement et le social.

Le premier consisterait à rétablir ce que l’OMC s’est évertuée à éliminer, à savoir les barrières douanières. Mais, en taxant les produits importés en fonction des conditions sociales et environnementales du pays d’origine, il ne s’agirait plus de mettre en place un protectionnisme nationaliste. Il s’agirait au contraire de réintroduire dans le prix des produits les externalités, ce qui constitue un point de passage obligé pour aller vers une concurrence réellement non faussée. Si le tee-shirt chinois produit dans des conditions sociales et environnementales désastreuses doit assumer le coût de ses externalités, les entreprises réfléchiront sans doute à deux fois avant de délocaliser. Ou bien elles seront contraintes d’améliorer les conditions de travail de leurs ouvriers et d’intégrer la question environnementale dans les pays où elles exercent. Le produit de cette taxe aux frontières pourrait être réinjecté dans le pays taxé afin de mener des projets respectueux de l’environnement et des conditions sociales des travailleurs, ce qui produirait alors un véritable double-dividende.

Le deuxième outil, qui limiterait la chasse perpétuelle aux nouveaux marchés rentables dans les pays du Sud, serait la mise en œuvre d’une taxe élevée sur le rapatriement des bénéfices des multinationales. Les firmes comme Suez, qui se goinfrent de la privatisation des services de distribution des eaux dans les pays en développement, changeraient sans doute de stratégie si les profits étaient lourdement taxés à l’occasion de leur retour en France. A la place du comportement prédateur des grands groupes privés, pourrait alors émerger en matière de services publics de nouvelles formes de coopération et de transfert de technologie dans le cadre d’accords économiques basés sur l’équité.

Prises simultanément et mises en œuvre de façon progressive, ces deux mesures amorceraient un double processus : une relocalisation de la production, et une véritable perspective de développement pour les pays du Sud qui pourraient à la fois se protéger du dumping ou des conquêtes de marchés par les entreprises occidentales et bénéficier de ressources financières nouvelles.


Dans la pratique, le plus difficile sera bien-sûr de créer un contexte permettant de passer de la théorie à l’action, en se soustrayant notamment aux foudres libre-échangistes de l’Union européenne. En France, aucun parti politique, aucune association politique n’ose assumer de telles revendications. Certains, à l’extrême gauche, préfèrent les mots d’ordre sympathiques – comme celui d’interdire les délocalisations – mais éludent la question du « comment ? ». Depuis longtemps, le Parti Socialiste, et par ricochet ses alliés électoraux, a abandonné l’idée d’une rupture réelle avec le néo-libéralisme par crainte d’avoir à affronter les lobbies. Au final, les citoyens ne voient plus où trouver des alternatives crédibles. Ils votent et s’engagent par défaut. Nous devons rapidement nous attacher à combler ce vide idéologique et à faire émerger un mouvement qui, en tapant là où ça fait mal, crée l’enthousiasme sans lequel nous ne pourrons rien changer.



Aurélien Bernier

18 décembre 2007

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20 décembre 2007 4 20 /12 /décembre /2007 03:44


Quand l’écologie devient anti-sociale


 

En mars 2003, le groupe Metaleurop liquidait sa filiale Metaleurop-Nord, qui exploitait une fonderie de plomb et de zinc à Noyelles-Godault, près de Lens. L’opération laissait 830 ouvriers sur le carreau et abandonnait à la collectivité un des sites les plus pollués de France. Prétextant la concurrence chinoise, Metaleurop, qui voulait à tout prix fermer cette fonderie, entreprit de déstructurer peu à peu son activité. L’arrêt du site marqua la fin d’un véritable coulage, organisé pour mener à bien un projet de délocalisation. Comme pour venir à bout d’un service public, il est facile de rendre inefficace une structure privée, en décidant par exemple d’une logistique aberrante ou en laissant le matériel se dégrader. Dans le cas de Metaleurop-Nord, le groupe n’hésita pas non plus à jouer d’un argument terriblement efficace : celui de l’écologie. La pollution sur des dizaines de kilomètres carrés, dont les dirigeant s’étaient toujours parfaitement accommodés, allait devenir un argument pour justifier la fermeture. On fit venir des élus Verts, pour constater les dégâts. Ces derniers iront s’épancher dans les médias en assurant que, effectivement, le site de Noyelles-Godault devait stopper son activité. Les salariés en lutte s’en souviendront longtemps, et peu d’entre eux seront encore susceptibles de voter écologiste un jour. Pourtant, loin de constituer un triste souvenir du temps où les industriels ne parlaient pas encore de « croissance verte », cet exemple terrible en annonce bien d’autres.

Aujourd’hui, la pression environnementale s’est largement accrue avec la question du changement climatique provoqué par les émissions de gaz à effet de serre (GES). Les entreprises européennes sont soumises depuis 2005 à un système de quotas de GES échangeables, souvent appelé « marché de droits à polluer ». Pour la période 2008-2012 durant laquelle s’appliquera le Protocole de Kyoto, le volume global de quotas délivré aux industriels par les gouvernements de l’Union européenne sera réduit par rapport à la période 2005-2007, et le principe du marché des GES s’étendra aux autres Etats signataires. Mais comme souvent, les firmes tentent par tous les moyens d’échapper à la contrainte, notamment grâce au « Mécanisme de Développement Propre » (MDP). En réalisant des projets faiblement émetteurs de GES dans les pays en développement, les industriels peuvent en effet obtenir des quotas supplémentaires utilisables en Europe. Les coûts d’investissement étant sensiblement plus faibles en Chine ou en Inde, chaque réduction des volumes de quotas délivrés par les pays occidentaux à leurs installations résidentes constituera donc une nouvelle incitation à délocaliser. En dépit des bonnes intentions climatiques, voici à quoi mène une mondialisation libérale qui organise le libre-échange entre des pays aux normes sociales et environnementales diamétralement opposées. C’est dans ce cadre que des groupes comme Arcelor-Mittal procèdent déjà à un chantage aux délocalisations à mots à peine couverts, réclamant à corps et à cris des quotas supplémentaires pour continuer à émettre des GES comme ils l’entendent.

Si les salariés occidentaux risquent de subir de plein fouet les conséquences d’une approche libérale de l’écologie, les citoyens ne seront pas épargnés, bien au contraire. D’une part, il est une question taboue qui mérite pourtant d’être posée : comment éviter que la contrainte environnementale, qui impose à la production des coûts supplémentaires, ne soit répercutée sur les prix de vente par les industriels ? De la même manière, comment éviter que les aides publiques aux particuliers ne génèrent une inflation aboutissant à faire de l’écologie un privilège réservé aux familles aisées ? Depuis des années, les aides publiques accordées aux particuliers pour l’accès aux énergies renouvelables n’ont fait que transiter par les ménages. A cause d’une augmentation ahurissante des marges sur le matériel, elles alimentent en fait les caisses des entreprises. Or, dans le « Grenelle » voulu par Nicolas Sarkozy, ces deux sujets sont encore une fois soigneusement éludés.

Mais il y a encore plus grave. Par les temps qui courent, où le climat focalise toutes les attentions, le comble de l’écologie anti-sociale se retrouve dans un projet qui ressemble à une mauvaise blague : celui des quotas individuels de GES. Le gouvernement britannique envisage très sérieusement d’allouer un volume annuel de quotas à chaque citoyen majeur. Crédité sur une carte à puce, ce volume serait débité à chaque paiement d’une facture d’électricité, lors du remplissage d’une cuve de gaz ou de fuel, ou à chaque plein d’essence, proportionnellement aux émissions de GES générées. Si le compte est vidé avant la fin de l’année, le citoyen devra racheter des quotas supplémentaires en bourse. Ainsi, le RMIste qui parcourt 40 kilomètres par jour dans une vieille voiture pour aller travailler et qui loue un logement mal isolé dans une région froide sera laminé au nom de la crise écologique. Ce qui n’empêche pas des environnementalistes comme Mme Dominique Voynet d’approuver ce système.

En réponse à des logiques aussi mortifères, il est urgent d’impulser un mouvement aux ambitions radicalement différentes. Sur la base d’une écologie sociale et solidaire, nous devons porter des propositions concrètes dont la mise en œuvre puisse se faire sans attendre. En premier lieu, l’Etat doit reprendre un contrôle réel sur les activités économiques afin d’orienter à la fois la production et la consommation. Au niveau national, cette re-politisation de l’économie passe d’abord par le conditionnement ferme des 65 milliards d’aides publiques accordées chaque année aux entreprises et par le renforcement des exigences sociales et environnementales dans la commande publique, qui pèse 234 milliards. Ensuite, le durcissement de la réglementation sur les émissions de polluants doit être défini comme une priorité absolue, en particulier pour les 200 sites qui pèsent 86% des quotas de GES délivrés en France. Il doit se doubler d’un système de taxation, en particulier d’une taxe carbone/énergie, qui produise dans des délais très courts de profondes mutations technologiques. Mais comme cette taxe seule possèdera toujours les deux mêmes effets pervers, à savoir la répercussion sur les prix et l’incitation aux délocalisations, il est indispensable d’aller plus loin. Il ne faut l’envisager qu’avec deux corollaires : la mise en place de nouveaux droits de douane sur la base de critères sociaux et environnementaux et une nouvelle politique d’administration des prix par les gouvernements. La première mesure, qui revient à remettre enfin en cause le libre-échange, est sans doute la seule à même de mettre un coup d’arrêt aux mouvements de délocalisation. La seconde serait un moyen d’éviter que les entreprises ne fassent payer le coût de la protection de l’environnement aux citoyens. Si nous n’ouvrons pas rapidement le débat public sur ces questions, nous risquons encore longtemps de laisser le champ libre à une écologie de plus en plus libérale.

Aurélien Bernier

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16 décembre 2007 7 16 /12 /décembre /2007 03:31


Les biocarburants sont des biocatastrophes

L'avenir du transport est incertain. Pour combattre les émissions de gaz à effet de serre, beaucoup se tournent vers les biocarburants à base de végétaux comme le maïs. La solution serait pourtant l'électricité et l'hydrogène car rien ne prouve que les biocarburants sont meilleurs que le pétrole en termes de GES. De plus en plus de doutes sont émis par la communauté scientifique à cet effet. Même les producteurs de biocarburants émettent des réserves dans le cadre du Biofuel Summit http://www.biofuelsummit.info/en/index.html.

 

Ce sommet est celui des producteurs d'huiles végétales, réunis à Madrid en Espagne ce mardi 17 avril 2007. Ces derniers estiment que la généralisation des biocarburants pour remplacer le pétrole n'est pas une solution adéquate pour l'avenir de la planète. Venant de la part des producteurs d'huiles, c'est étonnant, c'est comme si les grandes pétrolières affirmaient que l'avenir n'est pas dans l'essence et le pétrole. Un communiqué diffusé à l'occasion du colloque des producteurs d'huiles végétales par deux ONG affirme : «La fabrication et la consommation de soi-disant+biocarburants+ font peser des menaces sur la conservation des forêts tropicales, sur le climat et sur la sécurité alimentaire». Ça ressemble à une biocatastrophe en devenir.

 

L'usage de plus en plus répandu du biocarburant a déjà provoqué une crise du maïs au Mexique en 2006 et ce n'est que le début. Les monocultures intensives vont s'accroître dans les zones les plus fragiles de la planète. Au sud, dans les pays pauvres. Pendant que les populations là-bas vont mourir de faim, le maïs va pousser à plein champs juste à côté pour faire rouler nos véhicules sans que ce soit mieux pour l'environnement. Ce biocarburant devant être ensuite transporté dans les pays riches qui vont brûler le tout. En termes de GES, il n'y a qu'une impression de bonne conscience et une dépendance moins forte aux combustibles fossiles. Sinon, aucun intérêt. Via Campesina et Ecologistas en Accion font des mises en garde dans le même sens lors du colloque des producteurs d'huiles végétales. Selon eux, l'huile végétale et le bioethanol en remplacement du pétrole représente une grave menace pour la planète. Rien de moins. De nombreuses terres agricoles sont désormais sollicitées pour les cultures énergétiques. Les exemples les plus probants : huile de palme, soja, colza et cela au détriment de la culture servant à l'alimentation humaine. La sécurité alimentaire des pays pauvres est en jeux.

 

Les industriels et producteurs réunis au Biofuel Summit, une première en Europe, s'estiment conscient des risques liés à une production intensive de biocombustibles. Ce qui ne semble pas le cas ici en Amérique, Canada et Québec inclus, de plus en plus impliqués dans l'agriculture Frankenstein, les OGM.

 

Ceci dit, inutile de se le cacher, les biocarburants sont une manne inespérée pour les producteurs agricoles de partout dans le monde. Cela va faire monter les prix des végétaux mentionnés ci-haut car la demande est infinie. Danger de déforestation dans les pays du sud pour profiter de ce nouvel Eldorado."Le résultat direct de l'augmentation de la consommation globale d'huiles végétales sera la disparition d'espèces qui vivent dans ces forêts. L'un des objectifs du "Biofuel Summit" est précisément de "faire l'inventaire des huiles disponibles" et d'analyser leur impact environnemental ", explique à l'AFP l'organisateur du colloque, le cabinet allemand Survey Marketing and Consulting.

 

C'est déjà beau de reconnaître le problème. Mais il faut faire plus et vite. Le sommet s'est conclu sur une note d'espoir : le jatropha, une plante méconnue. Le jatropha produit des graines oléagineuses qui pourraient fort bien remplacer l'huile de palme ou le soja dans les pays du sud. De plus le jatropha n'est pas comestible et peut être cultivé sur des terres impropres aux autres cultures. Il permettrait aussi de lutter contre la désertification. La proposition a été apportée par un spécialiste du nom de Winfried Rissenbeek.

 
L'Indonésie prévoit en cultiver 1,5 million d'hectares en 2010. Pourquoi ne faisons-nous pas de même sur nos terres ingrates ? Et surtout, pourquoi ne consommons-nous pas de manière plus raisonnable ? L'électricité et l'hydrogène pourrait alors amplement subvenir à nos besoins, mais cela nécessiterait une modification importante de notre mode de vie.

 

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