Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Vous Êtes Arrivé

  • : Le blog de la rue Goudouly
  • : Les humeurs, les rumeurs, les coups de cœur, les coups de gueule, et puis les amitiés de la rue et de plus loin, de la journée, de l'air du temps...un peu de tout, un peu de rien, mais toujours à gauche.
  • Contact

Pour le plaisir

Recherche

MÉMoire ClassÉE

En campagne

26 mars 2008 3 26 /03 /mars /2008 03:16



Parution :06/03/2008
Format 200 x 135 mm
Pages : 128
Prix : 10 euros
ISBN : 2-355-22011-5

Lyber Zones
Vous avez ici gratuitement accès au contenu des livres publiés par Zones. Nous espérons que ces lybers vous donneront envie d’acheter nos livres, disponibles dans toutes les bonnes librairies. Car c’est la vente de livres qui permet de rémunérer l’auteur, l’éditeur et le libraire, et… de vous proposer de nouveaux lybers… et de nouveaux livres.


2. LES MAÎTRES DU DISCOURS


« Hier nous chantions cet air ancien

Pour changer le monde

Aujourd’hui nous n’disons rien

Attendant qu’on nous tonde. »

Rezvani, Hier nous chantions.

« Ensemble, tout devient possible » : le slogan de campagne de Nicolas Sarkozy était déjà celui de Ronald Reagan lorsque, en 1985, dans son discours sur l’état de l’Union, il présentait sa Rachida Dati à lui. « Deux siècles d’histoire de l’Amérique devraient nous avoir appris que rien n’est impossible, déclamait-il. Il y a dix ans, une jeune fille a quitté le Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux États-Unis sans bagages et sans parler un mot d’anglais. La jeune fille a travaillé dur et a terminé ses études secondaires parmi les premières de sa classe. En mai de cette année, cela fera dix ans qu’elle a quitté le Vietnam, et elle sortira diplômée de l’académie militaire américaine de West Point. Je me suis dit que vous aimeriez rencontrer une héroïne américaine nommée Jean Nguyen. » Après avoir fait ovationner la jeune femme, Reagan enchaînait sur une autre histoire, tout aussi édifiante, avant de dévoiler la morale des deux récits en s’adressant à leurs protagonistes : « Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur. »

La success story n’est en effet qu’une déclinaison de cette « stratégie de Schéhérazade » qui consiste à raconter des histoires. Aux États-Unis, la technique du storytelling, après avoir été théorisée dans l’univers du management vers le milieu des années 1980, a pénétré à peu près tous les domaines d’activité, du marketing à la politique en passant par le journalisme ou le « développement personnel ». Christian Salmon, auteur du premier livre qui lui soit consacré en France, cite l’un des gourous de ce courant : « Une histoire, et c’est vendu. Les gens adorent les histoires. » George W. Bush en fait un usage immodéré : premier président américain à sortir d’une business school, il a été nourri au storytelling management. Lors de la présentation de son cabinet à la presse, en 2001, relève Christian Salmon, il utilisa le mot story pas moins de dix fois en quelques minutes (« I love his story », disait-il ainsi de son ministre des Transports). En 2006, en visite en Afghanistan, il déclarait : « Nous aimons les histoires, et attendons des histoires de jeunes filles qui vont à l’école en Afghanistan. » En affirmant que « la réalité n’a aucune importance, il n’y a que la perception qui compte », Laurent Solly, directeur adjoint de la campagne de Nicolas Sarkozy, démontrait quant à lui qu’il avait bien toutes les qualités du directeur général adjoint de TF1 qu’il deviendrait quinze jours après l’élection.

Faisant état des travaux consacrés au storytelling par un ancien critique de théâtre, Frank Rich, Salmon remarque : « Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce monde ensorcelé que ce soit un critique de théâtre qui ait si efficacement contribué à le démasquer. » Faut-il s’étonner que les meilleurs connaisseurs des pouvoirs de la fiction soient aussi les premiers à s’élever contre son instrumentalisation ? Fondateur du Parlement international des écrivains, Salmon est lui-même l’auteur de plusieurs essais sur ce thème. « Les grands récits qui jalonnent l’histoire humaine, d’Homère à Tolstoï et de Sophocle à Shakespeare, analyse-t-il, racontaient des mythes universels et transmettaient les leçons des générations passées, leçons de sagesse, fruits de l’expérience accumulée. Le storytelling parcourt le chemin en sens inverse : il plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l’espace symbolique de séries et de stories. Il ne raconte pas l’expérience passée, il trace les conduites, oriente les flux d’émotions, synchronise leur circulation. [Il] met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles »

Dans les propos tenus au Monde par Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy et auteur de ses discours de campagne, Salmon souligne ces deux phrases : « La politique, c’est écrire une histoire partagée par ceux qui la font et ceux à qui elle est destinée. On ne transforme pas un pays sans être capable d’écrire et de raconter une histoire. » On ne sait s’il faut accorder du crédit à la thèse selon laquelle le fait de connaître l’origine d’un mal le rend plus supportable, mais c’est apparemment à cette conviction que l’on doit le déchaînement lyrico-pétainiste des déplacements en province du candidat Sarkozy. Tel un Attila du cliché, il a ainsi écumé l’Auvergne, « ce vieux pays volcanique où la terre de cendres et les montagnes de lave se souviennent encore qu’ici un peuple courageux défit les légions de César au nom de la Gaule tout entière » ; la Lorraine, « cette terre sainte où c’est la même chose de prier Dieu et de prier la France » — et ma préférée : le Languedoc, « cette bien vieille terre où se mélangent depuis si longtemps les souvenirs des morts et les espoirs des vivants ». Une spécificité toute languedocienne, en effet.

On pense aux tirades du maire de Champignac, le personnage de Franquin dans Spirou et Fantasio : « Je suis heureux d’être aujourd’hui présent parmi vous, parmi toutes ces magnifiques bêtes à cornes à la tête de laquelle Monsieur le Préfet nous fait l’honneur de s’asseoir, lui qui, debout à la proue du splendide troupeau de la race bovine du pays, tient d’un œil lucide et vigilant le gouvernail dont les voiles, sous l’impulsion du magnifique cheval de trait indigène, entraînant, sur la route toute droite de la prospérité, le Champignacien qui ne craint pas ses méandres, car il sait qu’en serrant les coudes il gardera les deux pieds sur terre, afin de s’élever, à la sueur de son front musclé, vers des sommets toujours plus hauts… »

« LES RÉCITS MEURENT EN SE MULTIPLIANT »

Dans un précédent ouvrage, Christian Salmon usait d’une image frappante pour décrire ce qui se produit aujourd’hui : « Les Grecs nommaient anekdiegesis l’absence ou l’impossibilité du récit. L’anekdiegesis contemporaine s’impose sous la forme paradoxale d’une abondance d’anecdotes qui sont autant de métastases du récit. Les récits meurent comme les monnaies, comme les cellules cancéreuses, non pas en disparaissant mais en se multipliant. » Si les histoires prolifèrent, c’est en effet sous une forme fragmentée, diminuée, dégradée, qui les arrache à leur contexte, leur fait perdre leur richesse de sens, leur intégrité, leur portée. Les grands événements du passé sont dénaturés, tronqués, pasteurisés. L’histoire de France revisitée par Guaino et Sarkozy évoque davantage Jean-Pierre Pernaut que le général de Gaulle ; elle est plutôt une « story de France ». Quand ils exhument la dernière lettre de Guy Môquet, militant communiste fusillé à 17 ans par les nazis, c’est pour n’en garder que le pathos, l’émotion facile — le chef de l’État « ne peut jamais l’entendre sans en être profondément bouleversé », dit-il — suscitée par les derniers mots aux siens d’un jeune homme face à la mort ; et pour la mettre au service d’un patriotisme effarant, à la fois fanatique et incongru : « Un jeune homme de 17 ans qui donne sa vie à la France, c’est un exemple non pas du passé mais pour l’avenir », lance Nicolas Sarkozy. Il ne reste plus qu’à se trouver un ennemi, en somme. Les premières tentatives pour en désigner un — l’équipe argentine de rugby — seront si obscènes, et si révélatrices du véritable analphabétisme du contexte dont font preuve ce président et son entourage, qu’elles susciteront l’indignation générale. Mais, avec un peu de persévérance, on devrait parvenir à en désigner un plus crédible…

Guy Môquet, modèle du parfait petit Français : belle ironie de l’histoire, quand on se rappelle que le ministre de l’Intérieur de Pétain, Pierre Pucheu, l’un des dirigeants du patronat à l’époque du Front populaire, qui avait eu son mot à dire dans la sélection des otages, avait délibérément désigné des communistes plutôt que de « bons Français ». Guaino et Sarkozy occultent le fait que, si les fusillés de Châteaubriant sont morts en criant « Vive la France », ils criaient aussi « Vive le communisme » ; s’ils chantaient La Marseillaise, ils chantaient aussi L’Internationale. Jean-Pierre Timbaud, dit « Tintin » (« je vais mourir avec Tintin, [Charles] Michels », écrit Guy Môquet à sa famille), le leader charismatique de la CGT des métallos parisiens, tomba en s’écriant : « Vive le parti communiste allemand ! » Si Guy Môquet a — bien malgré lui — « donné sa vie à la France », ce n’est en tout cas pas à la France de Nicolas Sarkozy. On ne saurait mieux dire que Jacques Généreux, dans son livre La Dissociété : « Les héros de mon enfance donnaient leur vie pour les autres. Les héros de mes enfants tuent ou dominent les autres pour survivre. Et dans la guerre économique le courage n’est plus de souffrir pour les autres, mais d’infliger la souffrance. N’entend-on pas, à longueur d’année, des patrons et des politiques évoquer le “courage” de procéder aux licenciements “nécessaires” à la rentabilité des entreprises ou le “courage” de mener les réformes impopulaires qui mettent en pièces les lois et les conventions sociales établies depuis l’après-guerre pour civiliser l’économie de marché ? » Dans cette confusion, la participation, à l’insu des producteurs, d’un nostalgique du IIIe Reich à la réalisation du film (grotesque) destiné à accompagner la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet dans les lycées a tout de l’acte manqué. « Dernières pensées : vous tous qui restez, soyez dignes de nous, les 27 qui allons mourir ! », jetait le jeune homme au bas de sa feuille de papier. Ce n’est pas gagné.

Mais c’est la passion pour les affaires privées qui constitue le trait le plus marquant de cet écrasement de la perspective, et de la production désordonnée de récits à laquelle il donne lieu. L’origine de cette tendance, rappelle François Cusset dans le livre brillant qu’il consacre au « grand cauchemar des années 1980 », remonte à une grosse vingtaine d’années. Elle est consubstantielle à l’affaissement des grands récits collectifs, à la liquidation des appartenances et à l’avènement de l’individualisme. Dans ce dernier, Cusset voit une « interdiction de déborder du périmètre de vie assigné à chacun » : l’individualisme, écrit-il, est « l’impératif d’adhérer à soi sans reste, de s’identifier à quelques traits pour n’en plus déroger et de déployer ses “potentialités” sans jamais quitter l’échelle individuelle ». La vie de chacun n’est plus sous-tendue par l’inscription au sein d’une communauté, ni par aucun idéal, aucune cohérence qui la dépasse. Il est donc logique que les années 1980 se prennent d’une « soudaine passion pour les histoires de vie, celles des grands hommes ou des anonymes, dans lesquelles on pourra d’autant plus facilement se projeter qu’elles sont bornées elles aussi par les limites de l’individu — un corps, un nom, une vie, la chronique toujours du corps solitaire ». Si, à cette époque, on se jette sur les biographies des « grands hommes », c’est moins pour comprendre leur rôle dans l’histoire que par curiosité pour leur vie intime ; c’est, comme le formule Mona Ozouf, « parce qu’ils sont hommes, bien que grands ».

Cette évolution, l’historien Christopher Lasch l’a déjà observée aux États-Unis dans les années 1970, avec « l’interpénétration croissante de la fiction, du journalisme et de l’autobiographie » : une innovation, due notamment à Norman Mailer, qui a produit des œuvres intéressantes, mais aussi des dérives. Il remarque qu’elle altère le geste artistique en supprimant le minimum de détachement qui lui est indispensable : « Au lieu de transposer ou de transformer sous forme de fiction leurs expériences personnelles, écrit-il dans La Culture du narcissisme, [certains] auteurs en sont venus à les présenter brutes, laissant au lecteur le soin de dégager sa propre interprétation. Au lieu de travailler leurs souvenirs, un grand nombre d’écrivains estiment que la mise à découvert de leur personnalité suffira à intéresser le lecteur, faisant appel ainsi, non à sa compréhension, mais à sa curiosité lubrique concernant la vie privée des gens célèbres. » On voit en effet augmenter l’intérêt pour la vie des stars, qui culminera à partir des années 1990 avec le triomphe du people.

La grande histoire se fait dévorer par la petite. On ne peut en imaginer d’illustration plus emblématique que ces deux photos de jeunes filles en larmes, prises à trente-cinq ans de distance, jour pour jour, par le même homme, Nick Ut. Le 8 juin 1972, au Vietnam, il photographiait Kim Phuc, alors âgée de neuf ans, qui, brûlée par le napalm, courait nue et affolée sur une route. La photo lui a valu le prix Pulitzer et devait rester l’une des plus emblématiques de la guerre du Vietnam, à laquelle elle allait contribuer à mettre un terme. Le 8 juin 2007, à Los Angeles, à la sortie d’un tribunal, Nick Ut est l’un des deux seuls photographes qui parviennent à capter, à travers la vitre d’une voiture qui passe en trombe, le visage en pleurs de Paris Hilton, vingt-six ans. Condamnée pour conduite en état d’ivresse, la richissime héritière vient d’apprendre qu’elle doit retourner en prison. Cette photo, dont l’Associated Press refuse de dire combien elle a rapporté, a fait la fortune de son auteur. De ces deux clichés, quand on l’interroge, il se contente de dire qu’ils sont « très différents ».

En France, cette évolution touche maintenant la vie politique, qui avait longtemps été épargnée. La campagne présidentielle a été parasitée avec insistance par un double vaudeville, qui a culminé avec l’annonce malencontreuse, en pleine soirée électorale du second tour des législatives, de la séparation du couple Hollande-Royal, puis avec celle, probablement délibérée, du divorce du couple Sarkozy, un jour de grève, le 18 octobre 2007. Nicolas et Cécilia, Ségolène et François : l’usage des prénoms dit bien cette proximité illusoire qui émoustille l’électorat — au point qu’il n’est plus un électorat mais un public. Se bousculant pour regarder par le trou de la serrure, il perd le sens de sa propre dignité, ainsi que le recul nécessaire pour juger la vision du monde des hommes politiques, leurs choix et les effets que ceux-ci produisent. Après l’élection, Le Point publie les bonnes feuilles d’un livre-portrait du nouveau président sous le titre : « Pour lui, la vie va commencer. » Rachida Dati raconte la soirée du 6 mai : « Je voulais saisir l’essence même du moment. Un homme devient président de la République… J’étais au QG de campagne quand nous avons su. C’est lui qui a reçu un appel téléphonique. Je l’ai observé. Il s’est figé un instant. Je le regarde. Il a un visage qui se détache sur la lumière. Il n’a pas explosé de joie. Subitement, je l’ai vu seul, alors qu’il y avait tout le monde autour de lui. » On ne nous laisse rien ignorer des résidences dont disposent le président et ses ministres (Yann Arthus-Bertrand les photographie même « du ciel » pour Paris-Match ), de leurs préférences, des habitudes qu’ils y prennent très vite, des travaux d’aménagement qu’ils y font faire. « Je vais me retrouver avec un palais à Paris, un château à Rambouillet, un fort à Brégançon. C’est la vie », confiait-il à l’écrivain Yasmina Reza à l’approche de la victoire. On se demanderait presque s’il a été élu ou s’il a gagné au Loto ; pour que ça y ressemble un peu plus, d’ailleurs, il s’accordera, à l’automne, une substantielle augmentation de salaire. Tout est mis en œuvre pour que le lecteur puisse s’imaginer à la place du président, s’imaginer comment ça doit être d’être lui. Ce que son élection signifie pour nous tend à s’effacer derrière ce qu’elle signifie pour lui.

Objet de curiosité pour ses concitoyens, ce dernier s’avère lui-même particulièrement atteint par ce goût obsessionnel pour les histoires individuelles, qu’elles soient belles ou tristes. Recevant Ségolène Royal à l’Élysée, il l’entretient de sa vie privée : « Cela doit être dur ce que vous vivez, pour vous et pour vos enfants. Je sais ce que c’est. » À la garden-party du 14 Juillet, il fait convier des « héros » et des « victimes ». Il se montre autant fasciné par les paillettes que par le sordide, telle une commère qui, en feuilletant Paris-Match, rêve devant les clichés de vedettes aux dents blanches, posant tout sourire au bord d’une piscine, avant de se désoler, à la page suivante, devant la photo floue, extraite d’un album de famille, d’une jeune femme ou d’un enfant assassiné. Par la place qu’il accorde dans la vie publique à des victimes qu’il sacralise, le chef de l’État montre une incapacité à décoller de la littéralité des histoires particulières et à mettre à distance l’émotion pour atteindre ce minimum d’abstraction nécessaire à la réflexion politique et à l’exercice équilibré du pouvoir. Cela obligera l’Élysée à publier un communiqué de mise au point lorsque, à la rentrée, le père du petit Énis, victime d’un pédophile, affirmera, après son entretien avec le président, que ce dernier s’est dit « d’accord avec lui » sur le fait que les agresseurs d’enfants méritent la peine de mort. Quelques semaines auparavant, déjà, après avoir rencontré les familles des aides-soignantes de l’hôpital psychiatrique de Pau, tuées par un patient de l’établissement en 2004, il avait lancé l’idée de juger les personnes déclarées irresponsables pénalement. Et, au cours de la campagne, il déclarait : « La maman de Ghofrane [Ghofrane Haddaoui, jeune fille assassinée à Marseille en 2004] m’a demandé, si j’étais élu, de faire voter une loi sur les multirécidivistes. » « Si c’est demandé par une victime, résume Libération, c’est forcément légitime. » Par une étrange inversion des rôles, il faut que ce soit Françoise Rudetzki, la présidente de SOS Attentats, pourtant d’ordinaire assez peu encline à la modération, qui rappelle : « Le procès n’est pas fait pour les victimes, mais pour juger l’auteur d’un crime ou délit. »

JOHNNY ET YASMINA FONT DE LA LITTÉRATURE

La façon dont se pratique le journalisme politique, y compris celui qui se considère comme le plus sérieux, contribue à ce que l’on a coutume d’appeler la « pipolisation de la vie politique ». Fréquentant les mêmes cercles que les élus et partageant avec eux, à l’égard de leurs concitoyens, un mépris paternaliste qui n’a d’égal que leur enchaînement respectueux aux sondages, les journalistes spécialisés jugent normal de réduire la politique à l’affrontement d’ambitions et de stratégies rivales qu’il leur revient de décrypter et d’arbitrer, à des conflits de personnes, des incidents, des ragots. Ils en font une sphère autonome, fonctionnant en vase clos, coupée des enjeux qu’elle est censée servir. Dans les interviews, ils se contentent de passer les plats, s’abstenant d’introduire dans le débat un élément critique, une réflexion ou une analyse indépendante, ce qui leur apparaîtrait comme un « manque d’objectivité » intolérable. Au lieu de cela, leur manière de se mettre dans la peau du preux intervieweur sans concession auquel on ne la raconte pas, c’est de ramener immédiatement au ras des pâquerettes tout invité qui tente de parler du fond. Ah, c’est qu’on le voit venir, lui, avec sa langue de bois ! Il essaie de noyer le poisson pour ne pas devoir évoquer ses relations avec Untel ou ses ambitions pour 2032 ! Mais je vais la lui arracher, moi, la petite phrase que les confrères vont ensuite reprendre en boucle sur toutes les antennes : « Oyez, oyez ! Trucmuche n’exclut rien pour 2032 ! »

Souvenir déjà ancien d’un débat sur France Inter au cours duquel les journalistes harcelaient Jean-Louis Debré, alors président de l’Assemblée nationale, pour tenter de le faire parler de la haine entre Chirac et Sarkozy. Exaspéré par sa résistance, l’un d’entre eux avait fini par lui lancer : « Mais enfin, monsieur Debré, reconnaissez quand même qu’en politique les questions d’hommes sont essentielles ! » À quoi Debré avait répondu : « Peut-être, mais moi, ça ne m’intéresse pas. » Tollé général, gloussements : « Comment ! Vous ne vous intéressez pas à l’essentiel ? !… » Ce genre de dénégation, évidemment, peut laisser sceptique. Mais à laisser aux hommes politiques le bénéfice du doute, au moins, on leur dégagerait du temps pour développer un peu plus que le quart d’une idée. Et les électeurs pourraient juger sur pièce.

Claustrophilie, identification aux puissants, fascination du pouvoir pour le pouvoir, satisfaction narcissique à l’idée d’être dans le secret des dieux, quête passionnée de la « petite phrase »… Ces travers, on les retrouve sous une forme exacerbée chez Yasmina Reza, auteur d’un livre à succès sur Nicolas Sarkozy, ce qui rend assez ironique son dédain à l’égard des journalistes qui suivaient le candidat de l’UMP en campagne — la « vulgaire meute », comme elle l’écrit, alors qu’elle-même, en tant que VIP, était avec le « staff ». Qu’elle use d’une écriture « blanche » à la Duras et entrelarde le tout de références pénétrées à Corneille, Cioran ou Louis-René des Forêts ne suffit pas à transmuer le plomb journalistique en or littéraire. Le principe même de son livre la condamnait à mouliner de l’anecdote. Dans les scènes qu’elle rapporte — les meetings, les voyages, les réunions stratégiques, les visites d’usines ou d’hôpitaux —, le programme du candidat, les conséquences concrètes de la politique du ministre sont absents ; encore heureux, d’ailleurs, car ces choses-là sont « vulgaires », elles aussi, quand on nourrit des préoccupations aussi élevées que les siennes. Non : ce qui l’intéresse, c’est de « contempler un homme qui veut concurrencer la fuite du temps ». De saisir l’Homme face à son Destin, le héros tragique méditant sur la lourdeur de la charge à venir en écoutant Didier Barbelivien sur son i-Pod, cette émouvante solitude de l’esprit d’élite qu’elle-même est si bien placée pour comprendre, tout ça.

Lorsque, dans son livre, on voit affleurer une réalité que d’aucuns pourraient juger un brin glaçante, celle-ci n’est jamais commentée pour elle-même. Ainsi de cette réunion avec les préfets au sujet de l’immigration, alors que Sarkozy est encore ministre de l’Intérieur. « Il parle avec véhémence, il y a une douzaine de préfectures où j’estime qu’on se moque de moi. Si vous ne voulez pas appliquer les mesures du gouvernement, changez de métier. » Entendant cela, Yasmina, qui vient de commencer à le suivre, s’interroge. Non pas sur les implications de ces fortes paroles pour les gueux anonymes qui, au cours des semaines à venir, subiront l’intensification des contrôles au faciès, des descentes de police et des reconduites à la frontière musclées, mais sur la qualité des notes qu’elle a amassées jusqu’ici : « Des premières notes factuelles, il dit ceci, il fait cela. Est-ce neuf ? Est-ce habituel ? Je n’ai aucune clé. » Eh oui, que voulez-vous, c’est que les « poètes » sont aux prises avec des problèmes sérieux, eux : « Les poètes ont le privilège d’obéir à des lois intempestives qui ne requièrent ni logique, ni suivi apparent. Ces lois servent une vérité que toute explication trahirait. De cette liberté, j’use ici. » Ah ! Dans ce cas…

De la même manière, entendant Sarkozy lancer, dans un discours : « De mon temps, on disait l’oisiveté est la mère de tous les vices », elle ne donne pas son sentiment sur la pertinence de cette morale de comptoir, ni sur les desseins politiques au service desquels elle est mise, mais se demande : « De quel temps parle-t-il ? » Plus tard, au cours d’une réunion, le candidat, qui porte des chaussures à pompons, s’énerve face à ses collaborateurs : « Si on n’avait pas l’Identité nationale, on serait derrière Ségolène. On est sur le premier tour mes amis. On est sur le premier tour. Si je suis à 30 %, c’est qu’on a les électeurs de Le Pen. Si les électeurs de Le Pen me quittent, on plonge. » Yasmina note simplement : « Affolement des pompons. » Immense révélation : cet homme est nerveux. Le voilà, le sens de l’essentiel en action. À Pointe-à-Pitre, dans un meeting, la sénatrice UMP de Guadeloupe Lucette Michaux-Chevry chauffe la salle : « Nicolas Sarkôsssi, un homme de cœur ! » L’intéressé, en coulisse : « Vous entendez, les filles ? » Puis : « Il s’est OPPOSÉ au mariage homosexuel !! » « Ah ça, je l’ai pas vu venir ! Qu’est-ce que ça vient faire là ?… » La drôlerie de la scène éclipse son contenu informatif — soit l’homophobie virulente de certains élus UMP.

Ce procédé est le même que celui décrit par Michel Villette et Catherine Vuillermot dans leur analyse d’une biographie de commande consacrée au fondateur d’Axa, Claude Bébéar. La carrière de ce dernier comporte en effet quelques épisodes scabreux, et notamment celui où il se rend avec un collègue au domicile de Jean Lecanuet, alors maire de Rouen et ministre de la Justice, pour lui demander de faire expulser par la police les grévistes qui occupent leur lieu de travail depuis un mois. Là, écrit sa biographe, les deux hommes « ont la surprise de remarquer que les vieilles traditions sont tenaces : eh oui, il faut mettre ses patins si l’on veut accéder au salon. Madame Lecanuet est intraitable. Leur allure n’est donc pas des plus dignes, mais là n’est pas l’important, n’est-ce pas ? » En rapportant cette scène, notent les auteurs, « elle introduit un élément cocasse et place le briseur de grève dans une position comique qui ôte tout son sérieux à une scène plutôt tragique ». Le comparse avec lequel Bébéar avait effectué cette visite se souvient pour sa part de son « étonnement » face au langage, ensuite, du capitaine de gendarmerie : « “Pour Lip, il m’a fallu quatre escadrons, je pense que pour vous deux suffiront. Avez-vous des plans du bâtiment ? Est-ce que les vitres résistent aux balles ?” Effrayés, nous avons répondu que nous n’avions jamais fait d’essai de ce genre. C’était une véritable opération militaire. » Ainsi, concluent Michel Villette et Catherine Vuillermot, Claude Bébéar apparaît comme « un grand adolescent naïf, qui aurait pris une initiative sans savoir très bien quelles en étaient les conséquences et découvre, tout étonné, ce que répression policière veut dire ». En faisant diversion, l’anecdote, qu’elle soit ou non délibérément utilisée à cet effet, constitue elle aussi un instrument de dépolitisation.

« Étrange semaine de déchaînement médiatique », note Yasmina Reza vers la fin de la campagne. Absurdes, en effet, à ses yeux, les procès que l’on intente à « Nicolas ». Elle le sait bien, elle, qui le côtoie depuis des semaines : « Nicolas » est « gentil » — adjectif ou adverbe, le qualificatif revient sans cesse sous sa plume. Pour résumer : il est « gentil », il ressemble à un « enfant » (charme, innocence désarmante, capacité d’émerveillement) et il est « fragile » — enfin… il fait son bravache, mais Yasmina, qui le couve du regard, l’a bien compris, elle, que cela lui fait de la peine, au fond, ces gens qui vocifèrent parfois sur son passage, par pure bêtise ou méchanceté, ou qui lui crient de « se casser » quand il vient dans leur quartier, alors qu’il ne leur a rien fait. Même si, note-t-elle, impayable, quand la presse le calomnie, il est « plus affecté par la mise en cause de sa probité que par la possible nuisance électorale ».

Soyons sérieux : comment un homme qui multiplie les bons mots, qui vanne ses collaborateurs — et même, parfois, ô délice suprême, Yasmina elle-même —, qui a des « yeux doux et rieurs », qui livre des réflexions profondes sur l’amour, qui est fou de sa femme, qui parle avec tendresse à son fils au téléphone, qui réclame à Marc Levy un autographe pour sa fille, qui dit « ne pas connaître l’avarice des sentiments » (au point qu’il lance à Omar Bongo, le grand démocrate gabonais, qui l’appelle pour le féliciter de son élection : « Je t’embrasse mon Omar ! ») et qui, de surcroît — sur ce point, que les choses soient bien claires une fois pour toutes —, « n’est pas gros », comment cet homme-là pourrait-il causer du tort à qui que ce soit ? Johnny Hallyday, qui sait faire de la littérature, lui aussi, nous l’avait déjà dit le 6 mai au soir : « C’est un homme qui aime sa famille, un homme qui aime ses amis. Un homme qui aime tout ça ne peut pas trahir son pays. » Après cela, quand on lit que Yasmina Reza se considère comme quelqu’un « dont le regard se défend de la séduction première, scrute les formes invisibles, guette les dévoilements d’une matière secrète », il n’y a plus qu’à hurler de rire.

LA FIN DES CONTES POUR ENFANTS

On sait que la dramaturge a participé au Meilleur des mondes, la revue du Cercle de l’Oratoire, think tank néoconservateur français où l’on retrouve André Glucksmann, Pascal Bruckner, Romain Goupil, Marc Weitzmann, Stéphane Courtois — coordinateur du controversé Livre noir du communisme, qui dans sa préface assimilait communisme et nazisme — ou encore Mohammed Abdi, secrétaire général de Ni putes ni soumises et conseiller de Fadela Amara au secrétariat d’État à la Politique de la ville. Dans sa note d’intention, le comité de rédaction déplore de voir trop souvent la France céder à « ses vieux démons qui l’amènent, depuis longtemps, à se défier de tout changement dès lors qu’il s’accompagne d’une extension de l’influence des États-Unis ou de celle de l’économie de marché ». Selon toute vraisemblance, Yasmina Reza ne trouve donc rien à redire à la vision du monde du candidat qu’elle suit. Mais il est significatif qu’elle puisse écrire son livre en se dispensant de toute explicitation de ces affinités. Cette désinvolture est un signe de plus de la naturalisation progressive de cette vision du monde au sein de la société française : elle n’est plus perçue comme une vision parmi d’autres, contestable et discutable ; elle correspond à une évidence, à la simple description de réalités objectives.

Le président lui-même ne manque d’ailleurs jamais une occasion de souligner et d’encourager cette tendance : « Je ne suis pas un théoricien, moi, je ne suis pas un idéologue. Oh, je ne suis pas un intellectuel ! Je suis quelqu’un de concret. » Ou : « Inutile de réinventer le fil à couper le beurre. Toutes ces théories économiques… Moi-même, parfois, je suis un peu perdu. Ce que je veux c’est que les choses marchent. » Sa ministre de l’Économie lui prête main-forte, dans une tirade qui aura un certain retentissement : « C’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’est guère d’idéologie dont nous n’ayons fait la théorie, et nous possédons probablement dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé, assez tergiversé ; retroussons tout simplement nos manches! »

Pour tout le monde ou presque, dorénavant, il va de soi que les chômeurs sont des paresseux et des parasites. « Personne ne doit être payé à ne rien faire », allait répétant Ségolène Royal durant la campagne présidentielle ; ou : « Je ne suis pas favorable à une société de l’assistanat. » Il va de soi que l’immigration est un fléau. Il va de soi que la gauche fait preuve d’« angélisme » sur la question de la sécurité — Lionel Jospin, en 2002, avait accrédité cette idée en estimant s’être montré « naïf » sur ce sujet. La résistance à l’idéologie sécuritaire ne saurait être due au refus d’une « solution » qui aggrave le mal auquel elle prétend remédier, et qui s’appuie sur ses propres échecs pour faire la démonstration de sa pertinence, mais à un laxisme coupable, à un refus de briser des « tabous », à un « déni de réalité ».

Annonçant dans Le Nouvel Observateur la « fin des années Le Pen », et retraçant à cette occasion la montée et le déclin du Front national, Claude Askolovitch écrit : « Au PS encore, un Julien Dray, élu de l’Essonne, voulait remettre la sécurité au cœur de son parti, sortir de la “culture de l’excuse” pour mettre l’accent sur la “responsabilité individuelle”… Au PC, un André Gérin, maire de Vénissieux, fustigé comme “raciste” par ses camarades bien léchés, osait prononcer les mots tabous de “délinquance” et d’“immigration”. Mais les réalistes n’ont pas gagné à temps. Trop souvent, le déni était la norme : on ignorait la réalité, si celle-ci votait Le Pen. Violences, insécurité, chocs culturels liés à l’immigration, tensions sociales, affrontements ethniques… Autant de sujets tabous, puisque faisant grimper le monstre. » En avril 2002, déjà, Alain Finkielkraut estimait que « la réalité [avait] fait campagne pour Le Pen ». De quoi se demander si c’est bien à la « fin des années Le Pen » que l’on assiste, ou à leur début. Même si elles se font sans Jean-Marie Le Pen.

Lorsque le leader du Front national aboie, écume et éructe à la tribune, il ne fait donc que donner, nous dit-on, une description objective de la réalité. Et pas question de discuter : depuis trente ans, l’hégémonie des « nouveaux philosophes » a imposé une révérence absolue à l’égard d’une « réalité » dont, par ailleurs (ce ne serait pas aussi drôle, sinon), ils ont le pouvoir d’imposer leur vision. Toute velléité de changer, ou ne serait-ce que d’interroger l’ordre des choses, ne peut qu’aboutir au totalitarisme, ont-ils décrété — une ligne de conduite dont il est sans doute plus facile de goûter la sagesse, cependant, lorsqu’on se trouve du bon côté de la barrière sociale. La revue Le Meilleur des mondes, animée par certains d’entre eux (Bruckner, Glucksmann), justifie d’ailleurs son titre par son parti pris « antiutopique, contre tous les meilleurs des mondes imposés, à l’écoute du meilleur des mondes possibles — le seul qui soit ». On aimerait bien savoir — simple curiosité — quelle latitude dans l’insupportable ils comptent s’accorder, au juste, pour la définition de ce « seul monde possible » ; mais on n’a pas trop intérêt à poser la question. Ayez l’impudence de laisser transparaître un doute et vous vous retrouverez aussitôt à personnifier le spectre du goulag. Certes, la France est un pays qui a connu depuis vingt ans, comme l’écrit Didier Éribon, « un spectaculaire déplacement vers la droite du centre de gravité de sa vie intellectuelle et politique » ; un pays où le principal parti se réclamant de la gauche chasse sur les terres de la droite, qui elle-même chasse sur celles de l’extrême droite ; on ne peut pas vraiment dire que le bolchevisme soit à nos portes ; mais enfin, on n’est jamais trop prudent, n’est-ce pas. Dès lors, résume avec talent François Cusset, « l’activité intellectuelle n’a plus d’autre teneur que la psychologie combinée du chantage et du désenchantement ».

On peut se demander si un certain snobisme culturel de masse, faisant du cynisme un signe de discernement suprême, n’a pas contribué à conforter l’autorité de cette posture morale. En témoigne le succès d’un Michel Houellebecq, qui a imposé l’idée que ses personnages veules et méprisants, prônant l’autodéfense, crachant leur haine des Arabes ou des féministes, portaient le seul regard lucide et objectif sur l’état de la société et les options politiques à notre disposition. Ce succès a été à la fois le révélateur et l’agent d’une accélération dans la droitisation des mentalités ; il a ouvert un boulevard au sarkozysme en lui offrant, le premier, une caution « intellectuelle ». Si Houellebecq a été promu et encensé par le milieu littéraire, c’est en vertu de cette échelle de valeurs, décrite par Nancy Huston dans son essai Professeurs de désespoir, qui fait de la noirceur, à elle seule, un gage de qualité, au terme d’une évolution qu’elle retrace ainsi : « Hugo, Dumas, Balzac, Sand : ces auteurs vous apprenaient quelque chose sur la vie humaine, ils ouvraient des portes, fouillaient les tréfonds de l’âme, cherchaient la nuance […]. Dans un deuxième temps, pour des raisons historiques faciles à saisir, il a été admis que le message d’un roman pût être noir, simplifié, absolutiste, désespérant même, du moment que l’ensemble était “racheté” — c’est-à-dire humanisé, moralisé — par un très haut style (Beckett, Cioran, Bernhard). Mais, peu à peu, on s’est mis à confondre noirceur et excellence, à prendre la noirceur comme telle pour une preuve d’excellence. […] Voilà le progrès : on est passé des pierres précieuses… aux diamants noirs… au tas de charbon. »

Au plan politique, ce despotisme de la noirceur se traduit par une méfiance et un scepticisme moqueur à l’égard de tout projet qui ne diabolise pas des catégories sociales entières, immédiatement renvoyé à un conte pour enfants. Il sabote ainsi à la racine le projet même de la gauche. Celui-ci implique en effet d’envisager la société non comme un agrégat d’individus en guerre les uns contre les autres, mais comme un tout solidaire (« La solidarité ? C’est quoi ce thème à la con ? La solidarité, ça ne veut rien dire », s’énervait Nicolas Sarkozy en découvrant qu’il était censé enregistrer un spot officiel de campagne sur ce thème) ; c’est-à-dire de parier, à un moment ou à un autre, sur une altérité vécue positivement — et non comme une menace.

Rendant compte du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd Le Rendez-vous des civilisations, L’Express se félicite de ce que les auteurs n’infligent pas au lecteur les habituelles « mièvreries sur le dialogue des cultures » et autres « sornettes ». Cette assurance en dit long sur l’avancée du dressage des opinions occidentales à se défier de l’ennemi qu’on leur a désigné et à se convaincre de sa volonté d’en découdre. Les clips UMP qui circulaient sur Internet au cours de la campagne présidentielle, et qui brocardaient Ségolène Royal en la renvoyant à cette image gnangnan, devaient autant à cet avantage idéologique conquis par la droite qu’aux faiblesses de la candidate socialiste — sans compter qu’il est encore plus facile de caricaturer une gauche supposée voir le monde en rose bonbon quand elle est incarnée par une femme. Xavier Darcos, futur ministre de l’Éducation, ricanait ainsi sur son blog : « Il faut la voir, devant deux ou trois ahuris de banlieue, tatoués et encapuchonnés, genre Nique Ta Mère, leur annoncer d’un ton sirupeux et angélique : “Vous n’êtes pas un problème, vous êtes une partie de la solution.” »

Il est assez ironique que le Parti socialiste continue de faire les frais du discrédit attaché à la gauche, alors qu’il ne ménage pas ses efforts, c’est le moins qu’on puisse dire, pour échapper à cette étiquette infamante. De l’unanimisme qui prévaut désormais, et dont on peut mesurer l’ampleur à la généralisation d’un certain vocabulaire (« assistanat », « victimisation », « angélisme », « culture de l’excuse », « tabous »…), le PS offre évidemment l’illustration la plus caricaturale. En dépit des gamelles électorales qui ont toujours sanctionné ses stratégies d’alignement sur le centre et la droite, ses représentants conjuguent, sans crainte du ridicule, les discours volontaristes sur la nécessaire reconstruction de la gauche et l’alignement systématique — par souci d’apparaître « crédibles » — sur les valeurs de la droite. Passons sur la campagne de Ségolène Royal, au cours de laquelle, en une joute qui nous a tenus en haleine des mois durant, l’indigent n’a cessé de le disputer au grotesque et l’imbécile à l’odieux. Son recours intensif aux histoires individuelles édifiantes et à l’émotion, par ailleurs, n’a rien eu à envier à celui de Nicolas Sarkozy ; Jacques Généreux a tout dit en la qualifiant de « télévangéliste illuminée ». Bouquet final : quelques semaines après l’élection, elle se plaignait d’avoir dû reprendre dans son programme deux mesures, le Smic à 1 500 euros et la généralisation des 35 heures, qui lui avaient été imposées par le projet des socialistes — une obscure formation politique qui, pour des raisons encore non élucidées, s’est crue autorisée à lui demander des comptes tout au long de la campagne. Or ces mesures, râlait-elle, n’étaient — tiens donc — « pas du tout crédibles ». Libération voit d’ailleurs en elles une « faiblesse manifeste de sa campagne ».

L’échec, visiblement, n’a en rien ébranlé l’esprit de capitulation passionné, le « réalisme » sinistre et la bien-pensance — ou la non-pensance — des apparatchiks socialistes. Dans un entretien au Figaro, le député-maire d’Évry Manuel Valls appelle ainsi à « mener la rénovation des idées librement, sans tabou », ce qui fait craindre le pire. À raison. Estimant qu’« une grande partie des idées de gauche se sont épuisées », il propose, non pas de chercher comment les revivifier — on n’est pas au pays joyeux des enfants heureux et des monstres gentils, ici —, mais de les remplacer par des idées de droite en affirmant haut et fort qu’elles sont de gauche : astucieux, non ? Le rôle de l’opposition, selon lui, pauvre garçon, c’est de tenter de « se faire entendre » par la majorité : « Nous pouvons faire un bout de chemin avec la majorité, à condition qu’elle nous entende, sur des sujets qui peuvent faire consensus, déclare-t-il. Je pense aux moyens qu’il faut donner à la justice, à la lutte contre la criminalité ou encore au dossier de l’immigration. » Les socialistes, il en est persuadé, doivent dire « que le travail est une valeur, que nous ne sommes pas favorables à une société de l’assistanat » ; ils doivent « tirer le bilan des 35 heures », « être aussi le parti de l’entreprise et des entrepreneurs, créateurs de richesses », et promouvoir « l’autorité ». Tremble, Nicolas Sarkozy !

L’ENTREPRENEUR, UN MYTHE MODERNE

Elle ne date pas d’hier, cependant, cette prise en tenaille de la société française entre deux courants politiques qui mettent en scène un affrontement de plus en plus limité tout en s’accordant sur l’essentiel, lequel n’est jamais discuté ni remis en cause. Par bien des aspects, le sarkozysme n’est que le digne héritier du mitterrandisme et prospère sur les bases qu’il a semées. On connaît les liens étroits du président — dont le frère Guillaume a été vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef) — avec les milieux d’affaires et sa fascination pour les grands patrons, dont beaucoup sont ses amis proches. « Je souhaite pour l’économie française beaucoup de Vincent Bolloré, de Martin Bouygues, de Bernard Arnault, de François Pinault », déclarait-il en réponse à la polémique soulevée par son séjour à bord du yacht de Vincent Bolloré au lendemain de la présidentielle. Or, en France, cette héroïsation de l’entrepreneur, figure centrale de la mythologie libérale, version moderne du chevalier médiéval, date des années 1980. Après le « tournant de la rigueur », qui marque, en 1983, le renoncement de François Mitterrand à mener une véritable politique socialiste, le pays est sommé de rejeter son fatalisme morose et sa passivité coupable pour se convertir aux joies de l’économie de marché. On assiste alors, écrit François Cusset, à une « mise en récit de l’entreprise », avec « ses figures légendaires, sa puissance narrative intrinsèque — réservoir inépuisable d’histoires exemplaires et d’intrigues à suspense ». Le jeunisme ambiant et le culte de la « créativité » conduisent logiquement à placer sur un piédestal le « très jeune entrepreneur », le « P-DG de vingt ans », que « médias et responsables politiques vont dès lors célébrer en nouveau héros imaginatif d’une “France qui gagne” » — un engouement qui se répétera, en 2000, lorsque les start-up pousseront comme des champignons, avec les « entreprenautes », selon l’inoubliable néologisme forgé par Libération. Le 22 février 1984, c’est la diffusion sur Antenne 2, en collaboration avec le quotidien de Serge July qui publie un supplément spécial, de Vive la crise !, émission animée, autour de sa vedette Yves Montand, par les journalistes Christine Ockrent et Laurent Joffrin, le consultant Alain Minc, ou encore l’économiste Denis Kessler, futur vice-président du Medef. « Peut-être le plus pur exemple qu’ait jamais produit la télévision d’une distrayante (et d’autant plus redoutable) pédagogie de la soumission à l’ordre économique », commente Cusset. La crise y devient « le Déluge de la Bible, tandis que Noé recueille sur son arche les esprits entreprenants ».

Plus largement, observe-t-il, l’« esprit d’entreprise » tant vanté au cours de cette période désigne « un nouveau rapport obligé à toutes les couches de l’existence » : « La compétition réorganise tout le paysage imaginaire. Il faut se gouverner et se réinventer sans cesse soi-même, savoir être l’entrepreneur de sa propre vie. » L’entreprise, que le président du Medef Ernest-Antoine Seillière qualifiera en 2002 de « cellule de base de la société », devient la mesure-étalon, le modèle de toute communauté et de toute activité humaine. Y compris la politique : souhaitant un État « non pas minimal, mais optimal dans son fonctionnement », le premier ministre François Fillon attend des membres de son gouvernement qu’ils se comportent en « managers » ; Ségolène Royal, dans son programme électoral, préconise de « coacher efficacement » les chômeurs, tandis que le maire socialiste de Paris Bertrand Delanoë se présente comme un « manager progressiste » doté de l’« esprit d’entreprise ». Bannissant toute faiblesse, tout esprit critique, tout quant-à-soi, ce « totalitarisme soft » subordonne la valeur des êtres humains — réduits à des « ressources humaines », c’est-à-dire à des utilitaires comme les autres — et, pratiquement, leur droit à la vie à leur productivité, leur fonctionnalité, leur conformisme, leur docilité, leur adaptabilité. Avec des implications pour le moins inquiétantes, que sauront bien voir des cinéastes comme Laurent Cantet (L’Emploi du temps, 2001) et Jean-Marc Moutout (Violence des échanges en milieu tempéré, 2003), ou un écrivain comme François Emmanuel dans son récit La Question humaine .

Brillant au firmament de cet univers amnésique et aseptisé, l’entrepreneur, écrivent Michel Villette et Catherine Vuillermot dans leur Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, apparaît comme « l’homme libéral par excellence : émancipé par rapport à la volonté de l’autre, propriétaire de sa propre personne et de ses propres facultés, ne devant rien à personne, orienté vers le futur, toujours en quête de prospérité ». Derrière l’injonction insistante adressée à la terre entière au cours de ces années-là, de « créer son entreprise », il y a le fantasme « de l’année zéro ou de la table rase », analyse François Cusset. On est invité à « se réinventer chaque jour », à « se réaccoucher en permanence » : « L’entreprise est la remise à zéro des compteurs sociaux, l’amnésie sociale pour n’être plus soi-même que pur projet. » (Nicolas Sarkozy à Yasmina Reza : « Je suis étranger à mon passé. La seule chose qui m’intéresse c’est cet après-midi, demain. ») L’entrepreneur représente la forme la plus achevée de cet individu roi qu’ont couronné les années 1980 : affranchi des liens de la filiation, autoengendré, autosuffisant jusqu’à l’absurde. Yves Montand concluait Vive la crise ! en sommant ses concitoyens de « se prendre par la main », à l’image du baron de Münchhausen, qu’Olivier Rey fait figurer en couverture de son essai consacré au « fantasme de l’homme auto-construit », et qui, entre autres exploits, « était capable de s’extraire d’un marais en se tirant par les cheveux, ou de la mer en tirant sur la tige de ses bottes ».

LE MENSONGE DE L’HOMME « QUI S’EST FAIT TOUT SEUL »

Charles Dickens, dans Temps difficiles, en 1854, avait déjà bien vu tout le ridicule de ces personnages qui vont répétant qu’ils « se sont faits tout seuls » et qu’ils « ne doivent rien à personne ». Ce roman satirique sur les débuts de l’industrialisation offre une magistrale critique d’ensemble du capitalisme, à la fois comme système d’exploitation économique féroce et comme système de valeurs aberrant. Il met en scène le banquier Bounderby, « un homme qui ne pouvait jamais assez se vanter d’être le fils de ses œuvres ». Sa mère, raconte M. Bounderby à qui veut l’entendre, et même à qui ne veut pas, l’a abandonné lorsqu’il était enfant ; élevé par une grand-mère qui buvait et le maltraitait, il est devenu vagabond et il a gravi l’un après l’autre les échelons de la société, « bien que personne ne [lui] ait tendu la perche ».

 

 

....
Partager cet article
Repost0

commentaires