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En campagne

27 mars 2008 4 27 /03 /mars /2008 03:24


Parution :06/03/2008
Format 200 x 135 mm
Pages : 128
Prix : 10 euros
ISBN : 2-355-22011-5


Lyber Zones
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3. PORTRAIT DE LA GAUCHE EN HÉRISSON


« La gauche a trop souvent servi de refuge à ceux que terrifiait la vie intérieure. »
Christopher Lasch,
La Culture du narcissisme.

Elles sont plutôt rares les productions américaines à succès dans lesquelles on peut voir, comme dans la série Six Feet Under , un protagoniste reprocher à un autre d’avoir favorisé l’élection de George W. Bush en 2000 en votant pour le candidat écologiste Ralph Nader plutôt que pour le démocrate Al Gore. En général, lorsqu’un film grand public ou une série laisse transparaître une orientation politique, un spectateur à la sensibilité de gauche doit plutôt s’attendre à se voir révéler, ou confirmer, que les personnages qui l’ont ému, auxquels il s’est identifié et attaché, professent des opinions très éloignées des siennes. Se sachant minoritaire, il s’est résigné à cet hiatus entre ses pratiques culturelles et ses convictions. Les réalisateurs qui partagent ses idées ne parviennent qu’exceptionnellement à fédérer un large public : ils sont victimes à la fois de la période historique, d’un système audiovisuel surtout voué à conforter la domination, et des limites de leur propre langage.

Le monde du spectacle et des médias est le plus souvent en affinité profonde avec l’ordre du monde : les histoires et les mythes qu’il met en circulation sont des histoires et des mythes de droite et travaillent pour la droite, même s’ils ne se présentent pas toujours sous cette étiquette. Ce rouleau compresseur culturel rend d’ailleurs un peu dérisoire le principe d’égalité du temps de parole accordé aux représentants des partis politiques en période électorale.

Tandis que journaux télévisés et émissions d’« information » perpétuent indéfiniment des clichés qui ne sont jamais interrogés, privilégient le sensationnel, cultivent la peur, désignent des boucs émissaires, l’« industrie du rêve », elle aussi, coupe l’herbe sous les pieds de la gauche. Car elle produit du rêve, certes, mais aussi, à part quasiment égale, de la haine de soi. Elle apprend au public que tous ceux qui ne correspondent pas à ses critères de richesse, de pouvoir, de succès, d’élégance vestimentaire et/ou de perfection plastique sont ringards et méprisables; en lui étalant au visage la réussite et la félicité de ses stars, elle l’humilie, elle entretient sa rage et sa frustration. Quand, détournant les yeux de la page ou de l’écran, il regarde autour de lui, il n’a pas envie de s’organiser avec les autres pour améliorer les conditions d’existence qu’il partage avec eux : il cherche plutôt le moyen de fausser compagnie à tous ces ratés et de fuir les endroits minables où il végète injustement avec eux. La sorte de rêve produite par la société du spectacle est celle que Flaubert — comme j’ai essayé de le montrer dans La Tyrannie de la réalité — avait déjà parfaitement décrite dans Madame Bovary, alors que ce système était balbutiant : un rêve qui, au lieu de conforter le rêveur, de lui permettre d’enrichir et d’approfondir le monde dans lequel il vit, produit au contraire chez lui une « passion de la rectification », un désir de table rase, une colère aussi stérile qu’inépuisable, dans laquelle il peut finir par engloutir toute son énergie, contre la non-conformité et l’insuffisance de ce qui l’entoure.

Si l’on peut considérer Six Feet Under comme une série « de gauche », ce n’est pas seulement en raison des scènes — de toute façon rares et furtives — où ses personnages parlent politique ; ni en raison des quelques piques anti-Bush très drôles qui l’émaillent ; ni de sa satire des multinationales — registre abandonné dès la fin de la première saison, au terme d’une lutte héroïque et victorieuse contre les « requins nazis » de chez Krohner ; ni de sa crudité sexuelle ou de son recours aux drogues comme ressort comique ou onirique. C’est aussi, et peut-être surtout, parce qu’elle ne se plie à aucun des diktats énumérés plus haut et qu’elle ne joue jamais sur le complexe d’infériorité sociale du spectateur.

Aucune trace de bling-bling dans son esthétique. En la regardant, il ne se mêle pas à notre plaisir une vague frustration à l’idée qu’on ne conduit pas une voiture de luxe ou qu’on ne rentre pas dans une taille 36. Les personnages peuvent être charmants, mais ils n’ont pas le visage lisse, le brushing impeccable, la silhouette irréellement mince et les tenues pimpantes qui sont de mise dans la plupart des autres séries — y compris dans Lost, où c’est au mépris de toute vraisemblance, puisque la survie sur une île déserte après un crash aérien paraîtrait justifier, a priori, un minimum de débraillé. Très loin de la banlieue cossue et ripolinée de Desperate Housewives, un grand nombre de scènes se déroulent dans la maison sombre et vieillotte des Fisher, qui doit rappeler à plus d’un spectateur celle de ses parents ou de ses grands-parents, et dont l’atmosphère est d’autant plus déprimante qu’elle abrite à la fois le domicile de la famille et son entreprise de pompes funèbres ; il faudra attendre les derniers épisodes de la dernière saison pour qu’elle ait droit à un coup de frais qui symbolisera le passage de relais entre les générations.

La prouesse de Six Feet Under, c’est d’aborder la vie de manière aussi frontale et honnête que la mort, sans rien occulter de ses difficultés, de sa cruauté, de sa brutalité — ce qui rend les moments de grâce encore plus forts ; c’est de montrer des personnages névrosés, déboussolés, tâtonnants ; et d’exploiter cette matière, habituellement bannie des productions grand public, avec un tel sens de la dramaturgie, un tel humour qu’au lieu de prendre ses jambes à son cou, on est vissé à son écran. Certes, la série ne propose pas à proprement parler un idéal ; mais, au moins, elle ne renforce pas le crédit de ces « idéaux » à la fois tyranniques et dérisoires que sont la réussite matérielle, la voiture de luxe ou la taille 36. Et elle fait aimer au spectateur des personnages qui lui ressemblent, ce qui n’arrive pas si souvent.

Par ailleurs, son dispositif narratif entremêle les destins de gens particulièrement nombreux, et aussi différents que possible les uns des autres par leur âge, leur caractère, leur origine culturelle ou leur milieu social : non seulement les membres de la famille Fisher, mais aussi les proches des morts dont celle-ci a la charge de préparer l’enterrement, ainsi que ces morts eux-mêmes, qui s’avèrent on ne peut plus bavards et remuants. À chaque nouvel épisode, les héros font donc la connaissance d’un mort différent et de ses parents ou amis ; la rencontre a des résonances profondes dans leur manière de mener leur propre vie. Le secret de la série réside peut-être dans ce foisonnement d’ouvertures sur des univers singuliers et dans la sagesse qu’il traduit obscurément : l’attachement à la vie n’est pas conditionné par son caractère heureux, ou pas uniquement, comme le croient les producteurs de bluettes et les forcenés de la « positive attitude », mais tient avant tout à sa richesse, à sa diversité ; ce dont l’écrivain suédois Harry Martinson exprimait l’intuition : « Une pensée qui n’est pas vraiment formulée mais qui le frappe soudain à la manière d’un doute l’aide à se cramponner et se maintenir. Il y a tellement de choses, de toutes sortes. La consolation est à trouver dans la multiplicité. Les composantes de cette multiplicité se consolent au moyen de leur pluralité. Tout est d’une richesse très variée et personne ne peut affirmer qu’il connaît le fond. C’est pourquoi nous pouvons toujours fouiller dans cette pluralité. »

OLYMPE DE GAUCHE, OLYMPE DE DROITE

On aurait tort de croire, cependant, comme cet exemple peut en donner l’illusion, que la gauche est forcément immunisée contre la forme de rêve destructrice colportée par le show-biz. Elle n’a pas renoncé, par exemple, à sacraliser certaines personnalités, ou certains pays ou territoires, en raison de leur combativité anti-impérialiste ou de leur capacité à incarner ou à mettre en œuvre des alternatives. Cette sacralisation va au-delà de l’intérêt légitime ou de la simple admiration : elle porte l’espoir fou d’une possibilité de s’affranchir de la condition humaine, les lieux et les personnages qu’elle concerne étant sanctifiés, perçus comme exempts de toute imperfection. Elle rappelle ce militant communiste vu dans le documentaire d’Yves Jeuland Camarades (2004) qui, revenant sur son parcours, racontait qu’à l’époque il était persuadé qu’après la révolution il n’y aurait plus de chagrins d’amour. Ces fantasmes absolutistes, comme l’admiration portée autrefois à l’URSS de Staline ou à la Chine de Mao, peuvent amener à cautionner ou à couvrir malgré soi les pires crimes, plutôt que de devoir renoncer à une illusion bienfaisante. Ils interdisent aussi de faire la part des choses quand il y aurait lieu de la faire : Miguel Benasayag racontait un jour le trouble et la consternation qu’avait semés, dans une communauté autogérée d’Amérique latine, la découverte de la pédophilie d’un de ses membres. Les uns tentaient désespérément de nier les faits pour sauver le rêve, tandis que, pour les autres, cette révélation jetait un discrédit brutal sur l’ensemble de l’expérience. Benasayag faisait valoir à raison qu’il aurait pourtant fallu pouvoir inventer une troisième manière de réagir.

Cette idéalisation, si typiquement de gauche qu’elle paraisse, rejoint la logique du people, dans la mesure où elle détourne le rêveur de ce qu’il est, du lieu où il vit, des gens qui l’entourent, pour le persuader qu’ils ne valent rien et qu’ailleurs, quelque part, il existe des lieux ou des personnes qui sont, là encore, affranchis de la condition humaine. Le confort matériel dans lequel évoluent les stars suscite l’envie en tant que tel, certes, mais peut-être aussi parce qu’on lui attribue inconsciemment le pouvoir de provoquer cette sorte de délivrance, de plénitude mentale permanente — de même que la conformité parfois caricaturale des célébrités aux canons de la beauté est automatiquement synonyme, dans l’esprit du public, d’amour fou et de volupté sans limites. Il ne s’agit pas seulement d’envier ceux qui semblent mener une vie plus intéressante ou plus excitante que la vôtre — ce qui, après tout, est compréhensible, même s’il faut aussi se méfier des illusions et des processus autodestructeurs qui entrent dans ce genre de perception : il s’agit d’entretenir la croyance qu’il existe quelque part une sorte d’Olympe dont les habitants ne sont pas faits de la même substance que les humains ordinaires. Christopher Lasch souligne que cette fixation sur des individus que l’on déifie, loin de jouer un rôle d’aiguillon et de favoriser l’émulation, inhibe au contraire l’admirateur : « Narcisse n’a pas suffisamment confiance en ses propres capacités pour prendre modèle sur celui qu’il admire. Ainsi, la fascination narcissique pour la célébrité, si répandue dans notre société, coïncide avec l’érosion de l’aptitude à égaler, la perte de la capacité de se modeler consciemment sur une autre personne. »

À cet égard, l’Olympe de gauche, même s’il n’est pas peuplé des mêmes figures, ne se distingue pas fondamentalement de l’Olympe de droite : il produit les mêmes sentiments d’inanité et d’inadéquation, la même dégradation des réalités particulières. L’examen des Mémoires de Susan Stern, ancienne membre des Weathermen, principale tendance de l’organisation américaine de gauche radicale Students for a Democratic Society (SDS), très active au cours de la décennie 1960-1970, et qui passa à la lutte armée avant d’être démantelée, permet à Christopher Lasch de montrer combien les motivations de la jeune femme restaient prisonnières des valeurs dominantes de célébrité et de gloire médiatique, l’amenant à errer d’illusion en déception, et reléguant dans l’irréalité le sens de l’action politique. On pourrait voir Susan Stern comme l’une des nombreuses petites sœurs de gauche — mais nul doute qu’elle a aussi beaucoup de petits frères — d’une Cécilia Sarkozy, dont les nécrologies de l’animateur de télévision Jacques Martin nous ont appris qu’à l’époque où elle était sa femme, elle disait avec émerveillement à son entourage qu’elle « vivait avec l’homme le plus connu de France ». Et qui, lors de son divorce d’avec le président de la République, en octobre 2007, a multiplié les photos glamour et les interviews dans la presse pour expliquer qu’elle allait désormais « vivre dans l’ombre, comme elle aimait » : c’est à ce genre de déni que l’on reconnaît les véritables drogués des sunlights.

On peut douter de la portée d’un projet de « reconstruction de la gauche » qui se contenterait de dresser un catalogue de mesures en faisant l’économie d’une réflexion en profondeur sur les représentations et sur les valeurs qui les sous-tendent. C’est tout l’univers mental de la gauche, idées, rêves, langage, images, qui est aujourd’hui anémié, pour des raisons en partie externes et en partie internes. Non seulement elle est victime du chantage au totalitarisme qu’autorise le triomphe du libéralisme sur le système soviétique comme sur le modèle social-démocrate, mais elle paie d’avoir trop longtemps différé son nécessaire retour critique sur elle-même. Résultat : au moment où ceux qui manipulent les affects des classes moyennes et populaires pour les amener à penser, à rêver et à voter contre elles-mêmes atteignent un niveau de virtuosité et de sophistication inégalé, ceux qui les défendent restent impuissants à se faire entendre d’elles.

Longtemps, le communisme a été assez influent pour pouvoir opposer à la culture capitaliste tout un corpus de références alternatives ; on pouvait être fier de soi et des siens sur d’autres bases, qui montraient peut-être vite leurs limites, mais qui avaient le mérite d’exister — une fierté de classe. Aujourd’hui, il n’y a plus de système capable de rivaliser avec le modèle dominant et les idéaux qu’il met en circulation. L’une des tâches les plus urgentes et les plus passionnantes, pour les années à venir, pourrait être de rassembler tous les éléments épars qui permettraient d’en rebâtir un ; un ensemble de références, d’idées, de représentations, qui tirerait les enseignements des erreurs passées, et qui ne serait pas aussi massif que l’a été le contre-modèle communiste — ce ne serait ni possible ni souhaitable —, mais simplement vivant, cohérent et crédible.

DE L’AIR !

Il ne faut pas se cacher, cependant, que la gauche est mal armée pour c— la façon dont la pensée dominante détourne et subvertit le langage à son profit, imposant ses termes, avec l’efficacité que l’on a constatée au chapitre précédent, comme autant de chevaux de Troie de sa vision du monde ; mais elle a tendance à s’enfermer elle-même dans un langage routinier, dans le ressassement de slogans usés qui se limitent à servir de points de ralliement à ceux qui se revendiquent du côté du Bien, avec un souci de renouvellement à ce point inexistant que, pour ma part, si forts que puissent être mon attachement à l’utopie et mon rejet du libéralisme, je me sens aujourd’hui prête à assassiner quiconque viendrait m’annoncer qu’un autre quoi-que-ce-soit est possible ou que je-ne-sais-quoi n’est pas une marchandise. Elle se berce ainsi d’une autosatisfaction un peu courte et oublie que la qualité et la force du langage sont intimement liées à celles de la pensée ; Annie Le Brun écrivait dans Du trop de réalité que la richesse de la langue apporte à la pensée « le surcroît d’énergie qui permet à celle-ci de s’aventurer au-delà d’elle-même ».

Mais la pensée de gauche a-t-elle envie de « s’aventurer au-delà d’elle-même » ? Là encore, elle est hantée par le danger de la trahison. Elle se méfie : les appels à l’audace lui semblent n’être que des prétextes servant à justifier dérives et ralliements à l’ennemi ; et c’est bien ce qu’ils sont dans la plupart des cas, indéniablement. La surenchère dans la radicalité, déterminante dans la distribution de l’autorité morale, et qui n’est qu’une manière déguisée de jouer à celui qui pisse le plus loin, implique de coller aux dogmes existants et décourage encore les éventuels candidats à l’aventure intellectuelle. La pensée réflexe domine : les discours sont évalués non à partir de leur contenu, mais de leur connotation. La gauche se vit comme un camp retranché : tenter la moindre sortie serait courir le risque de se retrouver en terrain ennemi. Le problème, c’est que, du coup, ses provisions s’amenuisent et seront bientôt épuisées.

Trop souvent, son souci semble se résumer à l’établissement d’un cordon sanitaire entre les productions intellectuelles ou culturelles agréées et celles qui seraient à bannir, car porteuses, de façon plus ou moins insidieuse, d’une idéologie nocive. Ainsi, il y a quelques années, un hebdomadaire alors classé à gauche, qui avait recommandé dans ses pages la fréquentation d’une librairie de quartier lyonnaise, avait ensuite reçu une lettre furibarde d’une lectrice qui avait été scandalisée d’y découvrir un livre intitulé Tolérance zéro et faisant la promotion de l’idéologie sécuritaire. Qu’elle ait eu cette réaction, et que le journal ait publié sa lettre, témoignait d’une conception pour le moins étrange de ce que doit être une librairie. Pire : dans le numéro suivant, la libraire battait sa coulpe ; elle estimait qu’il y avait eu « un vrai problème de vigilance », et expliquait : « Nous avons une règle de proposition ouverte de ce qui se fait avec une censure minimale liée aux propos répréhensibles dont ce bouquin aurait dû faire partie. »

On retrouve ici, sous une autre forme, le fantasme de pureté dont témoigne également la sacralisation, évoquée plus haut, de certains personnages ou territoires. La gauche doit-elle vraiment être cette chambre stérile, cette bulle pasteurisée où l’on se protège de la contamination des discours dangereux et où l’on nie jusqu’aux ambiguïtés et aux turpitudes inhérentes à la nature humaine ? Ne serait-il pas plus intéressant d’en faire un lieu où l’on puisse, certes, se nourrir d’autres formes de pensée et de création — sans se cantonner à celles qui sont officiellement promues comme alternatives ou subversives —, mais aussi, plus largement, un poste d’observation du monde où l’on ne craigne de se colleter ni avec l’ennemi, ni avec ses propres contradictions, et où l’on fasse confiance à l’intelligence et au discernement de chacun ? Un discernement que l’on pourra d’ailleurs difficilement cultiver si l’on ne se confronte jamais à ce que l’on dénonce.

Dans un essai consacré au « politiquement correct » dans les universités américaines, en 1993, Robert Hughes, critique d’art au Time, mettait déjà en garde la gauche américaine contre la seule attention qu’elle daignait apporter à la langue et à la culture : une attention plus défensive que créative, qui consistait à expurger la langue et le patrimoine culturel de leurs éléments jugés offensants. S’agaçant de voir apparaître une défiance à l’égard de certains écrivains réduits à leur qualité de « Blancs morts », il s’insurgeait contre la tendance à juger les œuvres en fonction de leur seule « capacité à œuvrer en fonction de la conscience sociale » et dénonçait l’illusion selon laquelle « les œuvres d’art portent un message social comme les camions transportent du charbon ». Il rappelait qu’Edward Said, l’un des intellectuels qui ont le plus fait pour mettre au jour les inscriptions sociales et les préjugés décelables dans l’art, s’est lui-même toujours désolidarisé de cette logique. Il ne s’agit pas de censurer ou de remplacer un corpus par un autre, affirmait-il, mais de mettre d’autres choses en circulation, de créer des points de comparaison, d’encourager autant l’ouverture d’esprit que l’acuité critique : « Les mots-clés doivent être “et/et”, et non “ou/ou”. »

LE POISON ET L’ANTIDOTE

Le bien-fondé de cette résolution se défend encore sans trop de difficulté quand on se propose de l’appliquer au patrimoine littéraire classique. Le cas de la culture de masse est évidemment plus compliqué. On lui reproche, à raison, d’être intimement liée à l’univers de la consommation et d’avoir pour fonction l’abrutissement et le formatage idéologique des masses. Ses productions, misant sur la facilité, le sensationnel et la séduction immédiate, promues à grand renfort de publicité, par la création de phénomènes de mode, s’imposent par des moyens qui n’ont rien de loyal. D’où le dilemme qui se pose aux intellectuels critiques — et qui, en France, avait été particulièrement flagrant lors du lancement de l’émission de téléréalité Loft Story, en 2001 : ne leur accorder aucune importance, c’est ignorer ce qui, de fait, finit par occuper une place importante dans l’imaginaire de ses contemporains et par constituer un ensemble de références communes au sein de la société ; mais en parler, c’est les laisser dicter leur loi, entériner leur suprématie et renforcer encore, en y joignant sa voix, le brouhaha qui les entoure.

On ne peut nier purement et simplement la manipulation publicitaire, à l’image des bonnes âmes qui, lorsque vous avez l’audace d’ironiser sur le talent d’un Paulo Coelho ou d’un Marc Levy, vous intiment de « respecter les goûts du public » — comme si un produit culturel naissait tout armé des désirs du public, telle Athéna du crâne de Zeus dans la mythologie antique ; comme si la qualité de la culture d’une société ne dépendait pas d’une multitude de facteurs qui permettent, ou non, le surgissement et la réception de certaines œuvres. Mais, à l’inverse, on ne peut pas non plus réduire la culture de masse à cette manipulation : elle est elle-même traversée de rapports de forces et donne parfois naissance à des productions de qualité — Six Feet Under en est un bon exemple ; elle suscite chez son public des usages particuliers, des appropriations, des détournements, qui peuvent se révéler surprenants ; et ses machines de guerre promotionnelles ne sont pas infaillibles. Enfin, si contestable que soit la façon dont elle y parvient, il n’en reste pas moins qu’elle façonne une large part de notre univers intime et social : dès lors, la caution qu’on lui apporte en la prenant pour objet d’étude peut sembler un prix à payer assez dérisoire comparé aux enseignements que l’on peut en tirer.

C’est en tout cas l’opinion de la sociologue israélienne Eva Illouz, qui est notamment l’auteur d’un livre sur le talk-show d’Oprah Winfrey à la télévision américaine. S’inscrivant dans la tradition des philosophes de l’école de Francfort comme Theodor Adorno ou Herbert Marcuse, pionniers de la critique de la culture de masse — même si elle revendique à leur égard un droit d’inventaire —, elle estime que l’on ne peut effectuer cette critique en conservant une « distance olympienne », sans courir le risque de manquer son objet. Il faut forcément en passer, dit-elle, par un « compromis avec la pureté » : « Cela ne signifie pas que nous devions nous résigner à accepter la domination du capitalisme sur toutes les sphères sociales. Mais cela implique que nous développions des stratégies d’interprétation aussi rusées que les forces du marché auxquelles nous voulons nous opposer. La force d’une critique se fonde sur une connaissance intime de son objet. » Et, de fait, ses travaux sur l’accommodation de la psychologie et de la vulgate freudienne par l’industrie culturelle, sur les manuels de développement personnel ou les sites de rencontres en ligne, les comparaisons qu’elle établit entre l’univers du divertissement et celui de l’entreprise constituent de formidables éclairages sur les arcanes de notre vie sociale et culturelle.

Mais on voit bien l’inconvénient de ce parti pris : il n’est pas garanti tous risques. Et si l’exposition assumée à la culture dominante n’était qu’un prétexte pour s’y vautrer tranquillement ? Et si, à force, on finissait par succomber à ses charmes et par conclure à sa supériorité, en ne lui trouvant plus que des avantages ? La nécessité de « connaître intimement son objet » qu’invoque Eva Illouz ne serait-elle pas une ruse pour travailler sur des sujets « vendeurs », rassurer le lecteur en lui parlant de ce qu’il connaît déjà et attirer l’attention de ces médias qu’elle est censée critiquer ? Jusqu’où compte-t-elle aller dans le compromis, exactement ? Ne risque-t-elle pas de se faire récupérer ? Toutes ces interrogations sont d’autant plus justifiées qu’on a déjà vu, en France, certains arrivistes en mal de surface médiatique recourir sans vergogne à la théorie de l’« impureté » pour justifier un ralliement pitoyable à la « pensée » dominante.

Il faut donc préciser, et insister : il ne s’agit pas de s’arranger pour bouffer à la fois au râtelier de la « rebel attitude » et au râtelier du système, en conjuguant, à la manière d’un Frédéric Beigbeder, une contestation éventuellement brillante, mais superficielle, avec la pleine participation à ce que l’on prétend dénoncer. Cette ligne de conduite ne vaut que si l’on veille, par ailleurs, à s’ancrer dans un univers de références aussi autonome que possible de l’univers dominant, que l’on creuse et approfondit sans relâche ; et si les ponts que l’on jette entre les deux univers sont les plus longs possible : c’est-à-dire si l’on cultive des valeurs réellement capables de faire pièce aux séductions majoritaires et que l’on tire en même temps parti de son exposition à l’air du temps pour en produire une critique aussi fine que possible. Peut-être y a-t-il un équilibre à trouver entre le temps et l’énergie que l’on consacre à démonter les productions mainstream et ceux que l’on consacre à rechercher et à faire connaître des œuvres aussi discrètes que précieuses. L’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz déplorait, en 1929 déjà, que le conformisme ambiant aboutisse à « supprimer l’événement » : « Belle formule, relève son compatriote et confrère Jérôme Meizoz, à lire aux antipodes des excitations de courte durée pour “créer l’événement” à partir de rien. » Partager son temps entre l’analyse d’événements « de synthèse », programmés, amenés par le bulldozer médiatique, et la quête des véritables événements dont ils ont usurpé la place — entre le poison et l’antidote : voilà un programme défendable, me semble-t-il.

Ces précisions faites, on n’a évidemment pas éliminé tous les risques. Mais il faut peut-être se résoudre à les accepter. Il n’est pas certain que le but à atteindre soit l’élaboration d’une pensée qui ne prête pas le flanc au dévoiement et à la récupération — à supposer que ce soit possible, d’ailleurs : on n’empêchera jamais les interprétations malhonnêtes ou les détournements. Et ce n’est pas forcément très grave. C’est grave si l’on a en tête un modèle de hiérarchie intellectuelle dans lequel le plus grand nombre délègue sa capacité de discernement à quelques maîtres à penser et risque donc de se laisser abuser par des imitations grossières ; ça l’est beaucoup moins si on laisse à chacun le soin de juger sur pièce, par ses propres moyens, de la validité d’un discours. De même, on n’empêchera jamais les trahisons et les retournements de veste ; et cela non plus, ce n’est pas très grave. Un retournement de veste est peut-être effrayant dans la mesure où il incite à penser qu’il n’est pas toujours facile de bien vieillir ou de résister aux pièges de la vanité ; mais il n’est grave que si l’on a auparavant idéalisé et sacralisé la personnalité qui l’opère. C’est pour cette dernière qu’il est le plus triste, en fin de compte. Il n’invalide en rien les idées qu’elle défendait, et qui trouveront bien d’autres porte-voix pour les faire vivre et les enrichir. Notre préoccupation devrait être de développer la pensée la plus juste et la plus fructueuse possible, non une pensée qui serait blindée, colmatée de toute part et, là encore, plus défensive qu’affirmative.

Analysant la façon dont la publicité et le show-biz vidaient de son sens toute velléité de rébellion en la réduisant à un folklore inoffensif, Naomi Klein, dans No logo, avait des remarques très intéressantes sur la récupération. Elle observait que cette dernière n’avait des conséquences fatales que lorsqu’elle s’attaquait à un mouvement sans réelle consistance (elle citait en exemple le grunge, qui se réduisait presque entièrement à un style, une attitude). En revanche, écrit-elle, « l’effet de cette prédation culturelle sur les mouvements plus enracinés politiquement est souvent si négligeable que la réaction la plus sensée est d’en rire ». Ainsi, à la fin des années 1990, on a vu l’industrie de la mode s’emparer de l’histoire du mouvement ouvrier, certaines marques faisant alors figurer Mao ou Lénine sur des sacs à main ; mais, « malgré cette évidente récupération de la lutte des classes, on ne s’attend guère à ce que les mouvements ouvriers du monde passent l’éponge, vexés, et abandonnent leurs exigences de conditions de travail décentes et de normes planétaires du travail parce que Mao est soudainement le “It Boy” à Milan ». Ou encore, ce n’est pas parce que le dalaï-lama fait le mariole en couverture de Vogue que les millions d’adeptes du bouddhisme, s’estimant gravement discrédités, vont renier leur philosophie. Bref, un mouvement peut survivre à sa récupération, laquelle n’est, en fait, même pas son problème, pour peu qu’il ne se contente pas de s’exprimer « par le style ou la pose ».

LE FLÉAU DES CHAPELLES

Le « cordon sanitaire » ne sépare cependant pas seulement des discours et des œuvres, mais aussi des individus. À gauche, on a tendance à raisonner selon une logique groupusculaire : lorsqu’on adhère à un mouvement politique, on adopte sa culture, son jargon ; on se préoccupe des guéguerres internes, des motifs d’alliance ou de conflit avec d’autres mouvements proches, et on perd à peu près complètement de vue le monde extérieur — le naufrage du rassemblement des différentes composantes de la gauche antilibérale en vue de l’élection présidentielle de 2007 en a offert une illustration spectaculaire. Cette attitude a pour résultat absurde et désastreux que le maintien de la structure, à l’intérieur de laquelle se déroule l’essentiel de la vie sociale des militants, et dont ils font dériver leur identité personnelle et collective, finit par primer les objectifs qu’elle est censée servir, et qui sont sa raison d’être. Dès lors, l’affiliation politique, privée de sens, n’a plus d’autre utilité que d’offrir à ceux qui la choisissent une panoplie comme une autre : elle constitue un simple mode de socialisation, au même titre que ces « segments de clientèle » ou « tribus » dont le marketing adore tracer les contours. Elle n’est pas très éloignée non plus de cet esprit de corps qui, cultivé au sein des « élites » françaises tout au long de leur formation, contribue si puissamment au maintien de l’ordre social. En apprenant aux militants à s’envisager avant tout comme des membres du groupe et à déléguer à celui-ci une large part de leur capacité de jugement, elle nuit à leur vigilance intellectuelle et émousse leur sensibilité. Obsédés par les moyens d’assurer la promotion de leur organisation auprès de leurs contemporains, ils ne prêtent qu’une attention distraite à ce que ces derniers vivent et pensent ; incapables de se présenter à eux sans leur casquette militante, ils n’ont plus le langage qui leur permettrait de communiquer avec eux.

Mais cette manière de se retrancher du commun des mortels peut aussi prendre d’autres formes : ainsi, on ressort souvent des essais anticapitalistes, si bien écrits soient-ils, avec le sentiment qu’ils ont surtout pour objet de désigner les authentiques rebelles et d’accabler de leur mépris imprécateur tous les autres, les anémiés de la radicalité, au nombre desquels on a, pauvre gogo que l’on est, la forte impression de pouvoir se compter. De telles lectures sont sûrement bénéfiques à ceux qui sont, ou qui se sentent, du côté des élus ; mais elles opposent une fin de non-recevoir aux interrogations et aux aspirations des autres, qui se retrouvent seulement pris entre les deux feux de l’intimidation majoritaire et de l’intimidation minoritaire. Cette fragmentation en chapelles au langage fatigué, inintelligible ou hargneux explique en grande partie comment on peut se retrouver dans une situation où l’urgence sociale est plus grande qu’elle ne l’a été depuis longtemps, où l’on doit faire face à des politiques qui s’avèrent, au sens littéral, meurtrières, et où pourtant la gauche n’offre pratiquement aucun lieu où les insatisfaits de l’état des choses pourraient trouver un écho à leur désarroi et à leurs préoccupations.

Cette frontière à peu près étanche entre militants de gauche et pékins ordinaires est d’autant plus regrettable qu’elle est pour une bonne part artificielle. De même que les seconds ne sont pas forcément des abrutis conformistes, dociles et résignés, les premiers participent eux aussi, même s’ils le nient, à ce monde qu’ils dénoncent, tout simplement parce qu’il est impossible d’y échapper tout à fait. Plutôt que de fonder son engagement politique uniquement sur ce qui nous distingue de la masse, et jamais sur ce qui nous en rapproche, en balayant sous le tapis ses petits secrets compromettants (on regarde La Nouvelle Star, on ne crache pas sur une petite séance de shopping quand les finances le permettent, on lit Voici en cachette, etc.), on peut se demander s’il ne serait pas plus intéressant d’instaurer, sans complaisance mais sans hypocrisie, une dialectique entre le minoritaire et le majoritaire à partir des parts minoritaire et majoritaire de sa propre personne : de chercher la façon dont on souhaite vivre, en accord avec ses convictions et ses désirs, et de la mettre en œuvre autant que possible ; de distinguer les aspirations légitimes, mais auxquelles le système donne des réponses fallacieuses, de celles qu’il crée de toutes pièces et dont il vaut mieux se débarrasser ; d’essayer de comprendre les raisons pour lesquelles certains discours, certaines productions exercent sur nous une telle fascination — certes, mieux les comprendre ne permet pas toujours d’échapper à leur influence ; mais, à moins de commencer par là, on n’a guère de chances d’en venir à bout.

Parmi les raisons de défendre ce parti pris, certaines sont générationnelles. Il faut se méfier de la grille de lecture « générationnelle » : très prisée de médias en perpétuelle quête de nouveauté, elle montre vite ses limites et tend à occulter les inégalités sociales ; elle déforme par exemple la mémoire de Mai 68, qu’elle réduit au mouvement d’une classe d’âge contre une autre, alors qu’il fut aussi la plus grande grève d’ouvriers et d’employés de l’histoire de France. Mais tout de même : lorsqu’on a été adolescent dans les années 1980 et qu’on a gobé avec enthousiasme toutes les fadaises tapageuses que cette époque a produites, ce qui n’est pas peu dire, on n’a aucune chance, quoi qu’on fasse, d’être un jour du bon côté du cordon sanitaire. On a été exposé à une offensive idéologique massive, à un âge où l’esprit critique est (il l’était dans mon cas, du moins) inversement proportionnel à l’avidité pour le monde extérieur et à la soif de conformité et d’intégration sociale. Autant dire que l’on n’a pas trop d’une vie, ensuite, pour essayer de se désintoxiquer. Et cela n’a pas dû s’arranger par la suite : la contestation étant définitivement passée de mode, il est de moins en moins probable que les individus qui arrivent à l’âge adulte aient grandi à l’abri de la culture dominante. Impossible, pour eux, de se contenter d’agiter le crucifix et la gousse d’ail pour se préserver de la morsure fatale du sale vampire capitaliste. S’il leur vient des doutes, si, constatant un certain décalage entre ce qu’on leur a raconté et ce qu’ils vivent, ils remettent en cause les valeurs qu’on leur a inculquées, ils doivent forcément le faire, au moins en partie, sur le mode d’une injonction adressée à eux-mêmes : « Esprit du libéralisme, sors de ce corps ! »

Même pour ceux qui sont nés plus tôt, d’ailleurs, on peut se demander s’il est possible d’échapper complètement à cette influence ; s’il n’est pas illusoire de croire que certains y parviennent ; et si, plutôt que de la nier, on n’aurait pas intérêt à l’assumer, à la prendre à bras-le-corps pour en faire une force. Comme le clame la militante altermondialiste américaine Starhawk, refusant l’idée que ceux qui militent sont des anges, « nous sommes tous empoisonnés ». Dès lors, dans les groupes d’activistes appartenant à sa mouvance, comme l’explique Isabelle Stengers qui est son éditrice en français, « tout ce qui peut empoisonner un groupe militant, comme la division, la trahison, la déception, la jalousie, la démotivation, est activement discuté et donc désamorcé. On peut tout dire, sans avoir honte de ne pas être un ange».

Une remise à plat de soi-même, débarrassée de la béquille des appartenances et des œillères du militantisme, affranchie des intimidations moralisantes : il sera difficile de sortir de l’aphonie et de l’impuissance sans en passer d’abord par là.

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