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  • : Le blog de la rue Goudouly
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MÉMoire ClassÉE

En campagne

14 août 2009 5 14 /08 /août /2009 03:41



La Reine dans le palais des courants d'air
Stieg LARSSON
Millénium 3
Romans, nouvelles, récits
Actes Noirs
Traduit  du suédois
Lena Grumbach (Traducteur)
Marc DE GOUVENAIN (Traducteur)

septembre 2007 / 14,5 x 24 / 720 pages
ISBN 978-2-7427-7031-1 / AS5284
prix indicatif : 23,00 €





Coincée dans une chambre d'hôpital sous bonne garde policière, Lisbeth est l'enjeu du combat décisif entre Mikael et les forces du bien d'une part, la Säpo et toutes les aberrations d'un système d'autre part. Coincée, oui, inactive, peut-être pas... Le troisième et dernier volet de l'irrésistible série Millenium qui a imposé la nouvelle collection Actes Noirs va encore donner aux lecteurs ses doses de frissons et giclées d'adrénaline !

LIRE UN EXTRAIT

I

Rencontre dans un couloir

8 au 12 avril


On évalue à six cents le nombre des femmes soldats qui combattirent dans la guerre de Sécession. Elles s’étaient engagées déguisées en hommes. Hollywood a raté là tout un pan d’histoire culturelle – à moins que celui-ci ne dérange d’un point de vue idéologique ? Les livres d’histoire ont toujours eu du mal à parler des femmes qui ne respectent pas le cadre des sexes et nulle part cette limite n’est aussi marquée qu’en matière de guerre et de maniement des armes.

De l’Antiquité aux Temps modernes, l’histoire abonde cependant en récits mettant en scène des guerrières – les amazones. Les exemples les plus connus figurent dans les livres d’histoire où ces femmes ont le statut de “reines”, c’est-à-dire de représentantes de la classe au pouvoir. La succession politique, fût-ce une vérité désagréable à entendre, place en effet régulièrement une femme sur le trône. Les guerres étant insensibles au genre et se déroulant même lorsqu’une femme dirige le pays, le résultat est que les livres d’histoire sont obligés de répertorier un certain nombre de reines guerrières, amenées par conséquent à se comporter comme n’importe quel Churchill, Staline ou Roosevelt. Sémiramis de Ninive, fondatrice de l’Empire assyrien, et Boadicée, qui mena une des révoltes les plus sanglantes contre les Romains, en sont deux exemples. Cette dernière a d’ailleurs sa statue au bord de la Tamise, en face de Big Ben. On ne manquera pas de la saluer si l’on passe par là.

En revanche, les livres d’histoire sont globalement assez discrets sur les guerrières sous forme de simples soldats qui s’entraînaient au ma­niement des armes, faisaient partie des régiments et participaient aux batailles contre les armées ennemies aux mêmes conditions que les hommes. Ces femmes ont pourtant toujours existé. Pratiquement au­cune guerre ne s’est déroulée sans une participation féminine.

 

 

 

 


1

Vendredi 8 avril


Peu avant 1 h 30, le Dr Anders Jonasson fut réveillé par une infirmière, Hanna Nicander.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à moitié dans les vapes.
— Hélicoptère entrant. Deux patients. Un homme âgé et une jeune femme. Elle est blessée par balle.
— On y a va, on y va, fit Anders Jonasson, fatigué.
Il se sentait mal réveillé alors même qu’il n’avait pas véritablement dormi, seulement sommeillé une demi-heure. Il était de garde aux urgences de l’hôpital Sahlgrenska à Göteborg. La soirée avait été particulièrement éreintante. Dès 18 heures, quand il avait pris la garde, l’hôpital avait reçu quatre personnes à la suite d’une collision frontale près de Lindome. Une d’elles était grièvement blessée et une autre avait été déclarée morte peu après son arrivée. Il avait aussi soigné une serveuse d’un restaurant d’Avenyn qui ait eu les jambes ébouillantées dans les cuisines, puis il avait sauvé la vie d’un garçon de quatre ans, admis à l’hôpital en arrêt respiratoire après avoir avalé une roue de voiture miniature. De plus, il avait eu le temps de rafistoler une adolescente qui était tombée dans un trou avec son vélo. Les Ponts et Chaussées avaient astucieusement choisi de placer ce trou près de la sortie d’une piste cyclable et quelqu’un avait évidemment aussi balancé les barrières de protection dans le trou. Elle avait eu droit à quatorze points de suture sur la figure et elle allait avoir besoin de deux incisives neuves. Jonasson avait également recousu un bout de pouce qu’un menuisier du dimanche plein d’enthousiasme s’était raboté par inadvertance.
Vers 23 heures, le nombre de patients aux urgences avait diminué. Il avait fait sa visite et contrôlé l’état des patients hospitalisés, puis il s’était retiré dans une pièce de repos pour essayer de se détendre un moment. Il était de garde jusqu’à 6 heures. Il dormait rarement quand il était de service, même s’il n’y avait pas d’admission, mais cette nuit, justement, il s’était assoupi presque immédiatement.
Hanna Nicander lui tendit un mug de thé. Elle n’avait pas encore de détails concernant les entrées.
Anders Jonasson jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit de gros éclairs zébrer le ciel au-dessus de la mer. Ça allait être limite pour l’hélicoptère. Soudain une pluie violente se mit à tomber. La tempête s’était abattue sur Göteborg.
Il était toujours devant la fenêtre quand il entendit le bruit de moteur et vit l’hélicoptère ballotté par les rafales s’approcher de l’aire d’atterrissage. Il retint sa respiration quand il vit que le pilote semblait avoir du mal à maîtriser son approche. Puis l’appareil disparut de son champ de vision et il entendit la turbine passer au ralenti. Il but une gorgée et reposa le mug.

 

Anders Jonasson accueillit les brancardiers à l’entrée des urgences. Sa collègue de garde, Katarina Holm, prit en charge le premier patient qui arriva sur une civière, un homme âgé avec une importante blessure au visage. Il échut au Dr Jonasson de s’occuper de l’autre patient, la femme avec des blessures par balle. Une rapide évaluation lui permit de constater qu’il s’agissait d’une adolescente, grièvement blessée et entièrement couverte de terre et de sang. Il souleva la couverture dont les Services de secours l’avaient entourée et nota que quelqu’un avait refermé les plaies à la hanche et à l’épaule avec du ruban adhésif argenté large, ce qu’il estima être une initiative particulièrement futée. Le ruban barrait l’entrée aux bactéries et la sortie au sang. Une balle l’avait atteinte sur l’extérieur de la hanche et avait traversé le tissu musculaire de part en part. Il souleva son épaule et localisa le trou d’entrée dans le dos. Il n’y avait pas de trou de sortie, ce qui signifiait que la balle était fichée quelque part dans l’épaule. Restait à espérer qu’elle n’avait pas perforé le poumon et, comme il ne voyait pas de sang dans la bouche de la fille, il tira la conclusion que ce ne devait pas être le cas.
— Radio, dit-il à l’infirmière qui l’assistait. Et cela suffisait comme indication.
Pour finir, il découpa le pansement que les secouristes avaient enroulé autour du crâne de la fille. Un frisson le parcourut quand il tâta le trou d’entrée du bout des doigts et qu’il comprit qu’elle avait pris une balle dans la tête. Là non plus il n’y avait pas de trou de sortie.
Anders Jonasson s’arrêta une seconde et contempla la fille. Il se sentit pessimiste, tout d’un coup. Il avait souvent comparé son travail à celui d’un gardien de but. Tous les jours arrivaient à son lieu de travail des gens dans des états divers et variés mais avec une seule intention – obtenir de l’aide. Parmi eux, cette dame de soixante-quatorze ans qui avait fait un arrêt cardiaque dans la galerie marchande de Nordstan et s’était effondrée, le garçon de quatorze ans qui avait eu le poumon gauche perforé par un tournevis et la fille de seize ans qui avait bouffé de l’ecstasy et dansé pendant dix-huit heures d’affilée pour s’écrouler ensuite, le visage tout bleu. Il y avait des victimes d’accidents du travail et de mauvais traitements. Il y avait de petits enfants qui avaient été attaqués par des chiens de combat sur la place Vasa et des hommes habiles de leurs mains dont le projet se limitait à couper quelques planches avec leur scie sauteuse et qui s’étaient tranché le poignet jusqu’à l’os.
Anders Jonasson était le gardien de but entre les patients et les pompes funèbres. Son boulot consistait à être l’in­dividu qui décidait des mesures appropriées. S’il prenait la mauvaise décision, le patient mourrait ou peut-être se ré­veillerait avec une invalidité permanente. Le plus souvent, il prenait la bonne décision, et ce parce que la majorité des blessés avait un problème spécifique et compréhensible. Un coup de couteau dans un poumon ou une contusion après un accident de voiture étaient des blessures intelligibles et claires. La survie du patient dépendant de la nature de la blessure et de l’habileté de Jonasson.
Il existait deux types de blessures qu’Anders Jonasson détestait entre toutes. D’une part certaines brûlures, qui dans presque tous les cas, indépendamment des moyens qu’il mettait en œuvre, mèneraient à une vie de souffrance. D’autre part, les blessures à la tête.
Cette fille qu’il avait devant lui pouvait vivre avec une balle dans la hanche et une balle dans l’épaule. Mais une balle quelque part dans son cerveau était un problème d’un tout autre gabarit. Soudain, il réalisa que l’infirmière disait quel­que chose.
— Pardon ?
— C’est elle.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Lisbeth Salander. La fille qu’ils traquent depuis des semaines pour le triple meurtre à Stockholm.
Anders Jonasson regarda le visage de la patiente. Hanna avait bien vu. C’était la photo d’identité de cette fille que lui-même et quasiment tous les Suédois avaient vue placardée depuis Pâques sur les devantures des marchands de journaux. Et à présent, la meurtrière était blessée elle-même, ce qui constituait sans doute une forme de justice saisissante.
Mais cela ne le concernait pas. Son boulot était de sauver la vie de sa patiente, fût-elle triple meurtrière ou lauréate du prix Nobel. Ou les deux à la fois.


puis ce fut le ramdam sous contrôle qui caractérise un service d’urgences. Le personnel qui travaillait avec Jonasson était chevronné et savait ce qu’il devait faire. Les vêtements que portait encore Lisbeth Salander furent découpés. Une infirmière rapporta la tension artérielle – 100/70 – pendant qu’il posait le stéthoscope sur la poitrine de la patiente et écoutait les battements du cœur qui semblaient relativement réguliers, et la respiration qui ne l’était pas autant.
Le Dr Jonasson n’hésita pas à qualifier d’emblée l’état de Lisbeth Salander de critique. Les plaies de l’épaule et de la hanche pouvaient attendre pour l’instant, en appliquant quelques compresses ou même en laissant les bouts de ruban adhésif qu’une âme inspirée avait collés. Le primordial était la tête. Jonasson ordonna qu’on la passe au scanner dans lequel l’hôpital avait investi les sous du contribuable.
Anders Jonasson était un homme blond aux yeux bleus, originaire du Nord de la Suède, d’Umeå plus précisément. Cela faisait vingt ans qu’il travaillait aux hôpitaux Sahlgrenska et Östra, en alternant les fonctions de chercheur, pathologiste et urgentiste. Il était doté d’une particularité qui troublait ses collègues et qui rendait le personnel fier de travailler avec lui ; il avait pour principe qu’aucun patient ne devait mourir pendant ses gardes, et d’une façon miraculeuse il avait réussi à conserver son score de zéro. Quelques-uns de ses patients étaient décédés, certes, mais cela s’était passé au cours des soins ultérieurs ou pour de tout autres raisons que son intervention.
Par moments, Jonasson avait aussi une vision de la médecine peu orthodoxe. Selon lui, les médecins avaient tendance à tirer des conclusions qu’ils ne pouvaient absolument pas justifier et de ce fait à déclarer forfait franchement trop vite, ou alors à consacrer trop de temps à essayer de définir exactement le problème pour pouvoir prescrire le traitement approprié à leur patient. C’était effectivement la méthode que préconisait le manuel, le seul hic était que le patient risquait de mourir alors que le corps médical en était encore à ses réflexions. Au pire, le médecin arriverait à la conclusion que le cas était désespéré, et il interromprait le traitement.
C’était cependant la première fois qu’Anders Jonasson avait un patient avec une balle dans le crâne. L’intervention d’un neurochirurgien allait probablement s’imposer. Il se sentait insuffisant, mais réalisa tout à coup qu’il avait probablement plus de chance qu’il ne le méritait. Avant de se laver les mains et d’enfiler sa casaque stérile, il cria à Hanna Nicander :
— Il y a un professeur américain qui s’appelle Frank Ellis, il travaille au Karolinska à Stockholm mais en ce mo­ment il se trouve à Göteborg. C’est un neurologue célèbre et de surcroît un bon ami à moi. Il loge à l’hôtel Radisson sur Avenyn. Essaie de trouver le numéro de téléphone.
Alors qu’Anders Jonasson attendait toujours les radios, Hanna Nicander revint avec le numéro de téléphone de l’hôtel Radisson. Anders Jonasson jeta un coup d’œil à sa montre – 1 h 42 – et souleva le combiné. Le gardien de nuit du Radisson fut très hostile à l’idée de passer une communication à cette heure de la nuit et le docteur dut avoir recours à quelques formulations extrêmement vives pour expliquer le sérieux de la situation avant que la communication soit établie.
— Salut Frank, dit Anders Jonasson lorsque enfin on dé­crocha. C’est Anders. J’ai appris que tu es à Göteborg. Ça te dirait de faire un saut à Sahlgrenska et de m’assister pour une opération du cerveau ?
— Are you bullshitting me ? fit une voix sceptique à l’autre bout du fil. Frank Ellis avait beau habiter en Suède depuis de nombreuses années et parler couramment suédois – avec un accent américain, certes –, sa langue de base restait l’anglais. Anders Jonasson parla en suédois et Ellis répondit en anglais.
— Frank, je suis désolé d’avoir loupé ta conférence, mais je me suis dit que tu pourrais donner des cours particuliers. J’ai ici une jeune femme qui a reçu une balle dans la tête. Trou d’entrée juste au-dessus de l’oreille gauche. Je ne t’aurais pas appelé si je n’avais pas besoin d’un avis complémentaire. Et j’ai du mal à imaginer quelqu’un de plus compétent que toi pour ce genre de choses.
— Ce n’est pas une blague ? demanda Frank Ellis.
— Elle a dans les vingt-cinq ans, cette fille.
— Et comment se présente la blessure ?
— Trou d’entrée, aucun trou de sortie.
— Mais elle vit ?
— Pouls faible mais régulier, respiration moins régulière, tension 100/70. Elle a aussi une balle dans l’épaule et une blessure par balle à la hanche. Je saurai me charger de ces deux problèmes-là.
— Voilà qui me paraît prometteur, dit le professeur Ellis.
— Prometteur ?
— Quand quelqu’un a une blessure par balle dans la tête et qu’il est encore en vie, la situation doit être considérée comme pleine d’espoir.
— Est-ce que tu peux m’assister ?
— Je dois t’avouer que j’ai passé la soirée en compagnie de quelques amis. Je me suis couché à 1 heure et j’ai probablement un taux d’alcool impressionnant dans le sang…
— C’est moi qui prendrai les décisions et qui opérerai. Mais j’ai besoin de quelqu’un pour m’assister et me dire si je fais un truc aberrant. Et, très franchement, un professeur Ellis, même complètement bourré, est certainement mieux placé que moi pour évaluer des dommages au cerveau.
— D’accord. J’arrive. Mais tu me devras un service.
— Il y a un taxi qui t’attend devant l’hôtel.



Le professeur Frank Ellis repoussa ses lunettes sur le front et se gratta la nuque. Il concentra son regard sur l’écran du moniteur affichant tous les coins et recoins du cerveau de Lisbeth Salander. Ellis avait cinquante-trois ans, des cheveux aile de corbeau avec çà et là un cheveu blanc, une barbe naissante sombre et il ressemblait à un second rôle dans Urgences. Son corps laissait entendre qu’il passait un certain nombre d’heures par semaine dans une salle de sport.
Frank Ellis se plaisait en Suède. Il était arrivé comme jeune chercheur d’un protocole d’échange à la fin des an­nées 1970 et était resté deux ans. Par la suite, il était revenu à de nombreuses occasions jusqu’à ce qu’on lui offre un poste de professeur à l’institut Karolinska. Son nom était alors déjà respecté dans le monde entier.
Anders Jonasson connaissait Frank Ellis depuis quatorze ans. Ils s’étaient rencontrés la première fois lors d’un séminaire à Stockholm et avaient découvert leur enthousiasme commun pour la pêche à la mouche. Anders l’avait invité à une partie de pêche en Norvège. Ils avaient gardé le contact au fil des ans et il y avait eu d’autres parties de pêche. En revanche, ils n’avaient jamais travaillé ensemble.
— C’est un mystère, le cerveau, dit le professeur Ellis. Ça fait vingt ans que je fais de la recherche dessus. Plus que ça même.
— Je sais. Pardon de t’avoir bousculé, mais…
— Laisse tomber. Frank Ellis agita une main dédramatisante. Ça va te coûter une bouteille de Cragganmore la prochaine fois qu’on ira à la pêche.
— D’accord. Tu ne prends pas cher.
— Ton affaire me rappelle un cas il y a quelques années quand je travaillais à Boston – je l’ai décrit dans le New En­gland Journal of Medicine. C’était une fille du même âge que ta patiente. Elle se rendait à l’université lorsque quelqu’un lui a tiré dessus avec une arbalète. La flèche est entrée par le bord de son sourcil gauche et a traversé toute la tête pour sortir presque au milieu de la nuque.
— Et elle a survécu ? demanda Jonasson sidéré.
— C’était un merdier pas possible quand elle est arrivée aux urgences. On a coupé la flèche et enfourné son crâne dans un scanner. La flèche traversait le cerveau de part en part. La logique et le bon sens auraient voulu qu’elle soit morte ou en tout cas dans le coma, vu l’étendue du traumatisme.
— Et elle était dans quel état ?
— Elle est restée consciente tout le temps. Et ce n’est pas tout ; elle avait naturellement une trouille épouvantable, mais elle était totalement cohérente. Son seul problème, c’était qu’elle avait une flèche à travers le cerveau.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Eh ben, j’ai pris une pince et j’ai sorti la flèche, puis j’ai mis un pansement. A peu de choses près.
— Elle s’en est sortie ?
— Son état est évidemment resté critique pendant une longue période avant qu’elle puisse quitter l’hôpital mais, très franchement, on aurait pu la renvoyer chez elle le jour où elle avait été admise chez nous. Je n’ai jamais eu un pa­tient en meilleure santé.
Anders Jonasson se demanda si le professeur Ellis se payait sa tête.
— D’un autre côté, poursuivit Ellis, j’ai eu un patient de quarante-deux ans à Stockholm il y a quelques années qui s’était cogné la tête sur un rebord de fenêtre, un petit coup sur le crâne. Il avait des nausées et son état a empiré tellement vite qu’on l’a transporté en ambulance aux urgences. Il était sans connaissance quand je l’ai reçu. Il présentait une petite bosse et une toute petite hémorragie. Mais il ne s’est jamais réveillé et il est mort au bout de neuf jours aux soins intensifs. Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi il est mort. Dans le rapport d’autopsie, nous avons indiqué “hémorragie cérébrale à la suite d’un accident”, mais aucun de nous n’était satisfait de cette analyse-là. L’hémorragie était extrêmement petite et située de telle sorte qu’elle n’aurait pas dû nuire à quoi que ce soit. Pourtant le foie, les reins, le cœur et les poumons ont cessé de fonctionner, à tour de rôle. Plus je vieillis et plus je me dis que ça ressemble à une loterie. Pour ma part, je crois que nous ne trouverons jamais exactement comment le cerveau fonctionne. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Il tapota sur l’écran avec un stylo.
— J’espérais que tu me le dirais.
— Dis d’abord comment tu vois les choses.
— Bon, premièrement on dirait une balle de petit calibre. Elle est entrée par la tempe et s’est fichée à environ quatre centimètres dans le cerveau. Elle repose contre le ventricule latéral et il y a une hémorragie.
— Dispositions à prendre ?
— Pour utiliser la même terminologie que toi : aller chercher une pince et sortir la balle par où elle est entrée.
— Excellente proposition. Mais je te conseille d’utiliser la pince la plus fine que vous ayez.
— Ça sera aussi simple que ça ?
— Dans un cas pareil, que peut-on faire d’autre ? On peut laisser la balle là où elle est, et la fille vivra peut-être jusqu’à cent ans, mais ce n’est qu’un pari. Elle peut devenir sujette à l’épilepsie, souffrir de migraines atroces, toutes sortes de saloperies. Et on n’a pas très envie de lui ouvrir le crâne pour l’opérer dans un an, quand la plaie proprement dite sera déjà guérie. La balle se situe un peu à l’écart des grandes veines. Je te conseille de l’enlever, mais…
— Mais quoi ?
— Ce n’est pas la balle qui m’inquiète le plus. C’est ça qui est fascinant avec les traumatismes au cerveau – si elle a survécu à l’entrée de la balle dans son crâne, c’est un signe qu’elle survivra aussi à sa sortie. Le problème se situe plutôt ici. Frank Ellis posa le doigt sur l’écran. Autour du trou d’entrée, tu as un tas d’éclats d’os. Je vois au moins une douzaine de fragments de quelques millimètres de long. Certains se sont enfoncés dans le tissu cérébral. Voilà ce qui la tuera si tu ne fais pas attention.
— Cette partie-là du cerveau est associée à la parole et à l’aptitude aux chiffres.
Ellis haussa les épaules.
— Du baratin, tout ça. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi peuvent bien servir ces cellules grises. Toi, tu ne peux que faire de ton mieux. C’est toi qui opères. Je serai derrière ton dos. Est-ce que je peux passer une tenue et où est-ce que je peux me laver les mains ?


Mikael Blomkvist lorgna sur la montre et constata qu’il était 3 heures et des poussières. Il avait des menottes aux poignets. Il ferma les yeux pendant une seconde. Il était exténué mais l’adrénaline lui faisait tenir le coup. Il rouvrit les yeux et regarda hargneusement le commissaire Thomas Paulsson qui lui rendit un regard embêté. Ils étaient assis autour d’une table de cuisine dans une ferme d’un patelin qui s’appelait Gosseberga, quelque part près de Nossebro, et dont Mikael avait entendu parler pour la première fois de sa vie moins de douze heures auparavant.
La catastrophe venait d’être confirmée.
— Imbécile, dit Mikael.
— Ecoutez-moi…
— Imbécile, répéta Mikael. Je l’ai dit, putain de merde, qu’il était un danger de mort ambulant. J’ai dit qu’il fallait le manier comme une grenade dégoupillée. Il a tué au moins trois personnes, il est bâti comme un char d’assaut et il tue à mains nues. Et vous, vous envoyez deux gardiens de la paix pour le cueillir comme s’il était un simple poivrot à la fête du village.
Mikael ferma les yeux de nouveau. Il se demanda ce qui allait bien pouvoir encore foirer au cours de cette nuit.
Il avait trouvé Lisbeth Salander peu après minuit, grièvement blessée. Il avait appelé la police et réussi à persuader les Services de secours d’envoyer un hélicoptère pour évacuer Lisbeth à l’hôpital Sahlgrenska. Il avait décrit en détail ses blessures et le trou que la balle avait laissé dans son crâne, et il avait trouvé un appui auprès d’une personne intelligente et sensée qui avait compris que Lisbeth avait besoin de soins immédiats.
Il avait pourtant fallu une demi-heure à l’hélicoptère pour arriver. Mikael était allé sortir deux voitures de la grange, qui faisait aussi fonction de garage, et avait allumé les phares pour indiquer une zone d’atterrissage en éclairant le champ devant la maison.
Le pilote de l’hélico et les deux secouristes avaient agi en professionnels avisés. L’un des secouristes avait prodigué des soins d’urgence à Lisbeth Salander tandis que l’autre s’occupait de Karl Axel Bodin, de son vrai nom Zalachenko, père de Lisbeth Salander et son pire ennemi. Il avait voulu la tuer, mais avait échoué. Mikael avait trouvé le type grièvement blessé dans la remise à bois attenante à cette ferme isolée, avec un coup de hache de mauvais augure en travers de la figure et une blessure à la jambe.
En attendant l’hélicoptère, Mikael avait fait ce qu’il pouvait pour Lisbeth. Il était allé chercher un drap propre dans l’armoire à linge, l’avait découpé et s’en était servi pour un bandage de fortune. Il avait constaté que le sang avait coagulé pour former un bouchon dans le trou d’entrée à la tête et il n’avait pas très bien su s’il oserait poser un pansement ou pas. Pour finir, il avait noué le drap très souplement autour de sa tête, surtout pour éviter que la plaie ne soit exposée aux bactéries et aux saletés. En revanche, il avait arrêté l’hémorragie causée par les balles à la hanche et à l’épaule de la manière la plus simple qui soit. Dans un placard, il avait trouvé un gros rouleau de ruban adhésif argenté et il avait tout simplement scotché les plaies. Il avait tamponné son visage avec une serviette humide et essayé de nettoyer la saleté de son mieux.
Il n’était pas allé dans la remise à bois donner de soins à Zalachenko. En son for intérieur, il constatait que, très franchement, il se fichait complètement de cet homme.
En attendant les Services de secours, il avait également appelé Erika Berger pour expliquer la situation.
— Tu es indemne ? demanda Erika.
— Moi, ça va, répondit Mikael. C’est Lisbeth qui est blessée.
— Pauvre fille, dit Erika Berger. J’ai lu le rapport de Björck à la Säpo ce soir. Comment est-ce que tu vas gérer tout ça ?
— Je n’ai même pas la force d’y penser, dit Mikael.
Tout en parlant avec Erika, assis par terre à côté de la banquette, il gardait un œil attentif sur Lisbeth. Il lui avait enlevé chaussures et pantalon pour pouvoir panser la blessure de sa hanche et, un moment, sa main rencontra le vêtement qu’il avait lancé par terre au pied de la banquette. Il sentit un objet dans une des poches et en tira un Palm Tungsten T3.
Il fronça les sourcils et contempla pensivement l’ordinateur de poche. En entendant le bruit de l’hélicoptère, il glissa le Palm dans la poche intérieure de sa veste. Ensuite – pendant qu’il était encore seul –, il se pencha et fouilla toutes les poches de Lisbeth. Il trouva un autre trousseau de clés pour l’appartement à Mosebacke et un passeport au nom d’Irene Nesser. Sans tarder, il les rangea dans la poche extérieure de sa sacoche d’ordinateur.


La premiÈre voiture de police, avec Fredrik Torstensson et Gunnar Andersson de la police de Trollhättan, était arrivée quelques minutes après que l’hélicoptère des secours avait atterri. Ils étaient accompagnés du commissaire délégué Thomas Paulsson, qui avait immédiatement pris la direction des opérations. Mikael s’était avancé et avait commencé à expliquer ce qui s’était passé. Le commissaire lui fit l’impression d’un adjudant obtus et imbu de lui-même. Avec l’arrivée de Paulsson, les choses allèrent tout de suite de travers.
Paulsson ne comprenait manifestement rien de ce que Mikael expliquait. Il semblait curieusement affolé et la seule donnée qu’il avait captée était que la fille en piteux état, couchée par terre devant la banquette de cuisine, était Lisbeth Salander, triple meurtrière recherchée par la police, et que c’était une capture de taille. A trois reprises, Paulsson demanda au secouriste débordé si la fille était en état d’être appréhendée tout de suite. Pour finir, le secouriste se leva et hurla à Paulsson de se tenir à l’écart.
Ensuite, Paulsson avait focalisé sur Alexander Zalachenko, bien amoché dans la remise à bois, et Mikael avait entendu Paulsson annoncer à la radio que Salander avait de toute évidence essayé de tuer une autre personne.
A ce stade, Mikael était si irrité contre Paulsson, qui manifestement n’écoutait pas un traître mot de ce qu’il essayait de dire, qu’il avait haussé le ton et conseillé à Paulsson d’appeler immédiatement l’inspecteur Jan Bublanski à Stockholm. Il avait sorti son téléphone portable et proposé de composer le numéro. Paulsson n’était pas intéressé.
Là-dessus, Mikael avait commis deux erreurs.
Il avait résolument déclaré que le véritable triple meurtrier était un homme nommé Ronald Niedermann, bâti comme un robot antichar et souffrant d’analgésie congénitale, et qui pour l’heure se trouvait empaqueté et ficelé dans un fossé sur la route de Nossebro. Mikael indiqua où Niedermann se trouvait et recommanda à la police de mobiliser un bataillon d’infanterie avec armement renforcé pour le cueillir. Paulsson demanda comment Niedermann s’était retrouvé dans ce fossé et Mikael reconnut le cœur sur la main que c’était lui qui, en le menaçant d’une arme, l’avait mis dans cette situation.
— Menace d’une arme, renchérit le commissaire Paulsson.
A ce moment, Mikael aurait dû comprendre que Paulsson était un crétin. Il aurait dû prendre son portable et appeler lui-même Jan Bublanski pour lui demander d’intervenir et de dissiper le brouillard dans lequel Paulsson semblait na­ger. Au lieu de cela, Mikael avait commis sa deuxième erreur en essayant de lui remettre l’arme qu’il avait dans sa poche – le Colt 1911 Government qu’il avait trouvé dans l’appartement de Lisbeth Salander à Stockholm plus tôt dans la journée et dont lui-même s’était servi pour maîtriser Ronald Niedermann.
Geste malencontreux qui avait amené Paulsson à arrêter Mikael Blomkvist séance tenante pour détention illégale d’arme. Là-dessus, Paulsson avait ordonné aux agents Torstensson et Andersson de se rendre à l’endroit indiqué par Mikael sur la route de Nossebro afin de déterminer s’il y avait une once de vérité dans l’histoire de cet individu qui leur racontait qu’un homme se trouvait là, attaché à un panneau de la route signalant un passage d’élans. Si tel était le cas, les policiers devaient menotter cette personne et l’emmener à la ferme de Gosseberga.
Mikael avait immédiatement protesté en expliquant que Ronald Niedermann n’était pas quelqu’un qu’on pouvait simplement arrêter comme ça en lui passant des menottes mais un redoutable assassin. Paulsson ayant choisi d’ignorer les protestations de Mikael, la fatigue reprit ses droits. Mikael traita Paulsson de couillon incompétent et hurla à Torstensson et Andersson de bien se garder de détacher Ronald Niedermann avant d’avoir fait venir des renforts.
Le résultat de son coup de gueule fut qu’on le menotta et le fourra sur le siège arrière de la voiture du commissaire Paulsson, d’où il put assister, en fulminant, au départ de Torstensson et Andersson dans leur voiture. La seule lueur dans ce noir total était que Lisbeth Salander avait été transportée dans l’hélicoptère qui disparaissait au-dessus des cimes des arbres en direction de Sahlgrenska. Mikael se sentit totalement impuissant et à l’écart du flot d’informations. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Lisbeth serait mise entre des mains compétentes.


Le Dr Anders Jonasson pratiqua deux profondes incisions jusqu’à l’os du crâne et replia la peau autour du trou d’entrée. Il maintint l’ouverture avec des pinces. Une infirmière inséra un aspirateur pour vider le sang. Ensuite vint l’étape désagréable où le Dr Jonasson utilisa une perceuse pour élargir le trou dans l’os. La manœuvre progressa avec une lenteur exaspérante.
Ayant finalement obtenu un trou assez large pour avoir accès au cerveau de Lisbeth Salander, il y introduisit doucement une sonde et élargit la trouée de la plaie de quelques millimètres. Ensuite, il introduisit une sonde plus fine et localisa la balle. Grâce à la radio du crâne, il put voir que la balle avait tourné pour se placer dans un angle de quarante-cinq degrés par rapport à la trouée de la lésion. Il utilisa la sonde pour toucher doucement le bord de la balle et, après une série de tentatives ratées, il put la soulever suffisamment pour la remettre à sa place initiale.
Finalement, il introduisit une longue pince très fine, réussit à attraper la base de la balle et serra fort. Il tira la pince droit vers lui. La balle suivit presque sans la moindre résistance. Il la tint face à la lumière pendant une seconde et constata qu’elle semblait intacte, puis il la laissa tomber dans un bol.
— Eponge, dit-il et son ordre fut immédiatement suivi d’effet.
Il jeta un regard sur l’électrocardiogramme qui indiquait que sa patiente bénéficiait encore d’une activité cardiaque régulière.
— Pince.
Il tira à lui une loupe puissante suspendue et focalisa sur la région dénudée.
— Doucement, dit le professeur Frank Ellis.
Au cours des trois quarts d’heure suivants, Anders Jonasson ne retira pas moins de trente-deux petits éclats d’os fichés autour du trou d’entrée. Le plus petit de ces éclats était invisible à l’œil nu.


Tandis que, frustré, Mikael Blomkvist essayait d’extirper son téléphone portable de la poche de poitrine de sa veste – tâche qui se révéla impossible avec les mains menottées –, plusieurs véhicules arrivèrent à Gosseberga, avec des policiers et du personnel technique. Briefés par le commissaire Paulsson, ils furent chargés de récolter des preuves techniques irréfutables dans la remise à bois et de procéder à un examen approfondi de la maison d’habitation où plusieurs armes avaient été saisies. Résigné, Mikael suivit leurs agissements depuis son point d’observation à l’arrière de la voiture de Paulsson.
Au bout d’une bonne heure seulement, Paulsson sembla prendre conscience que les agents Torstensson et Andersson n’étaient pas encore revenus de leur mission d’arrêter Ronald Niedermann. Il eut soudain l’air soucieux et fit amener Mikael Blomkvist dans la cuisine où il lui demanda de nouveau de décrire la route.
Mikael ferma les yeux.
Il était toujours dans la cuisine avec Paulsson au retour des renforts qui avaient été envoyés pour secourir les deux policiers. L’agent de police Gunnar Andersson avait été retrouvé mort, la nuque brisée. Son collègue Fredrik Torstensson était encore en vie, mais il était grièvement blessé. Tous deux avaient été retrouvés dans le fossé à côté du panneau signalant un passage d’élans. Leurs armes de service et le véhicule de police manquaient.
Si, au départ, le commissaire Thomas Paulsson avait eu à gérer une situation relativement claire, il se retrouvait maintenant avec sur les bras un homicide de policier et un desperado armé en fuite.
— Imbécile, répéta Mikael Blomkvist.
— Injurier la police ne sert à rien.
— Nous sommes d’accord là-dessus. Mais j’ai l’intention de vous épingler pour faute professionnelle, et ça va saigner. Avant que j’en aie terminé avec vous, toutes les manchettes du pays vous auront désigné policier le plus stupide de la Suède.
La menace d’être jeté en pâture aux médias était apparemment la seule chose qui pouvait impressionner Thomas Paulsson. Il eut l’air inquiet.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— J’exige que vous appeliez l’inspecteur Jan Bublanski à Stockholm. Tout de suite.

L’inspectrice Sonja Modig se réveilla en sursaut quand son portable, qu’elle avait mis à charger à l’autre bout de la cham­bre, sonna. Elle tourna les yeux vers le réveil sur la table de chevet et constata avec désespoir qu’il n’était qu’un peu plus de 4 heures. Elle regarda son mari qui ronflait toujours paisiblement. Subiraient-ils une attaque d’artillerie qu’il con­tinuerait à dormir. Elle tituba hors du lit et trouva le bouton sur son portable pour répondre.
Jan Bublanski, pensa-t-elle, qui d’autre ?
— C’est la cata totale du côté de Trollhättan, lui annonça son chef sans autre forme de politesse. Le X2000 pour Göteborg part à 5 h 10.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Blomkvist a trouvé Salander et Niedermann et Zalachenko. Il est arrêté pour insulte à policier, résistance et détention illégale d’arme. Salander a été transportée à l’hôpital Sahlgrenska avec une balle dans la tête. Zalachenko est à Sahlgrenska avec une hache dans le crâne. Niedermann se balade dans la nature. Il a tué un policier cette nuit.
Sonja Modig cilla deux fois et sentit la fatigue. Elle avait surtout envie de retourner dans son lit et de prendre un mois de vacances.
— X2000 à 5 h 10. D’accord. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Tu prends un taxi pour la gare. Tu seras accompagnée de Jerker Holmberg. Vous allez prendre contact avec un dénommé Thomas Paulsson, commissaire à Trollhättan, qui est apparemment responsable du bordel de cette nuit et qui selon Blomkvist est un, je cite, connard d’envergure, fin de citation.
— Tu as parlé avec Blomkvist ?
— Manifestement, ils l’ont mis aux fers. J’ai réussi à con­vaincre Paulsson de me le passer un court instant. Je suis en route pour Kungsholmen et, du centre des opérations, je vais essayer de savoir ce qui se trame. On reste en contact sur le portable.
Sonja Modig regarda l’heure encore une fois. Puis elle appela un taxi et alla se mettre sous la douche pendant une minute. Elle se lava les dents, tira un peigne à travers ses cheveux, enfila un pantalon noir, un tee-shirt noir et une veste grise. Elle glissa son arme de service dans sa sacoche et choisit un trois-quarts en cuir rouge sombre comme pardessus. Puis elle secoua son mari et expliqua où elle se rendait et qu’il devait s’occuper des enfants le matin venu. Elle franchit la porte de l’immeuble au moment même où le taxi s’arrêtait dans la rue.
Elle n’eut pas à chercher son collègue, Jerker Holmberg, sachant qu’il se trouvait probablement dans le wagon-restaurant, et elle ne s’était pas trompée. Il lui avait déjà acheté un sandwich et du café. Ils se turent pendant cinq minutes pendant lesquelles ils prirent leur petit-déjeuner. Finalement, Holmberg repoussa sa tasse de café.
— On devrait peut-être changer de métier, dit-il.


A 4 heures, l’inspecteur Marcus Ackerman de la brigade criminelle de Göteborg arriva enfin à Gosseberga et reprit l’enquête de Thomas Paulsson, croulant sous la tâche. Acker­man était un quinquagénaire grisonnant et replet. Une de ses premières mesures fut de débarrasser Mikael Blomkvist de ses menottes et de lui offrir des brioches et du café d’un ther­mos. Ils s’installèrent dans le séjour pour un entretien particulier.
— J’ai parlé avec Bublanski à Stockholm, dit Ackerman. On se connaît depuis des années. Lui comme moi, nous regrettons le comportement de Paulsson.
— Il a réussi à faire tuer un policier cette nuit, dit Mikael.
Ackerman hocha la tête.
— Je connaissais personnellement l’agent Gunnar Anders­son. Il avait servi à Göteborg avant de déménager à Trollhättan. Il était le père d’une fillette de trois ans.
— Je suis désolé. J’ai essayé de les prévenir…
— Je l’ai compris. Vous avez parlé trop fort à son goût et c’est pour ça qu’il vous a menotté. C’est vous qui avez coincé Wennerström. Bublanski dit que vous êtes un fichu fouineur de journaliste et un investigateur privé complètement azimuté, mais que vous savez probablement de quoi vous parlez. Vous pourriez me faire un topo compréhensible ?
— Nous en sommes au dénouement des meurtres de mes amis Dag Svensson et Mia Bergman à Enskede, et du meurtre d’une personne qui n’était pas mon ami… l’avocat Nils Bjurman, le tuteur de Lisbeth Salander.
Ackerman fit oui de la tête.
— Comme vous le savez, la police traque Lisbeth Salander depuis Pâques. On l’a soupçonnée de triple homicide. Pour commencer, il faut que vous admettiez que Lisbeth Salander n’est pas coupable de ces meurtres. Si elle est quelque chose dans cette affaire, c’est une victime.
— Je n’ai pas été mis sur le cas Salander, mais après tout ce que les médias ont écrit, j’ai un peu de mal à digérer qu’elle serait totalement innocente.
— C’est pourtant la vérité. Elle est innocente. Point final. Le véritable meurtrier est Ronald Niedermann, celui qui a tué votre collègue Gunnar Andersson cette nuit. Il travaille pour Karl Axel Bodin.
— Le Bodin donc qui se trouve à Sahlgrenska avec une hache dans le crâne.
— D’un point de vue purement technique, la hache n’est plus dans son crâne. J’imagine que c’est Lisbeth qui l’a agressé. Son véritable nom est Alexander Zalachenko. Il est le père de Lisbeth, c’est un ex-agent des services secrets militaires russes. Il a déserté dans les années 1970 et a ensuite travaillé pour la Säpo jusqu’à la chute de l’Union soviétique. Depuis, il opère en free-lance comme gangster.
Ackerman contempla pensivement le gars qui était assis en face de lui sur la banquette. Mikael Blomkvist était luisant de sueur et avait l’air à la fois gelé et épuisé. Jusque-là, il avait argumenté de façon rationnelle et cohérente mais le commissaire Thomas Paulsson – à qui Ackerman n’accordait pas grande confiance – l’avait prévenu que Blomkvist délirait au sujet d’agents russes et d’assassins allemands, ce qui ne faisait guère partie du lot quotidien de la police suédoise. Blomkvist était apparemment arrivé au point dans son histoire que Paulsson avait préféré rejeter. Mais il y avait un policier mort et un autre grièvement blessé sur le bas-côté de la route de Nossebro, et Ackerman était prêt à écouter. Il ne put cependant pas empêcher une touche d’incrédulité d’apparaître dans sa voix.
— Bon, d’accord. Un agent russe.
Blomkvist afficha un sourire pâle, de toute évidence con­scient que son histoire paraissait farfelue.
— Un ancien agent russe. Je peux prouver toutes mes affirmations.
— Continuez.
— Zalachenko était au sommet de sa carrière d’espion dans les années 1970. Il a quitté le navire et la Säpo lui a accordé l’asile. Pour autant que j’ai compris, ce n’est pas une situation unique dans le sillage du démantèlement de l’Union soviétique.
— D’accord.
— Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé ici cette nuit, mais apparemment Lisbeth a traqué son père qu’elle n’avait pas vu depuis quinze ans. Il avait maltraité la mère de Lisbeth au point qu’elle en est morte. Il a essayé de tuer Lisbeth, c’est lui qui, par l’intermédiaire de Ronald Niedermann, est derrière les meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman. De plus, il est responsable de l’enlèvement de Miriam Wu, l’amie de Lisbeth – c’est le fameux match pour le titre que Paolo Roberto a livré à Nykvarn.
— Si Lisbeth Salander a planté une hache dans la tête de son père, on ne peut pas vraiment dire qu’elle soit innocente.
— Lisbeth Salander, pour sa part, a pris trois balles dans le corps. Je crois qu’on va pouvoir faire valoir un certain degré de légitime défense. Je me demande…
— Oui ?
— Lisbeth était tellement couverte de terre et de boue que ses cheveux n’étaient qu’une seule croûte d’argile durcie. Elle avait plein de sable dans ses vêtements. On aurait dit qu’elle avait été enterrée. Et Niedermann a manifestement une certaine tendance à enterrer les gens. La police de Södertälje a trouvé deux tombes dans l’entrepôt près de Nykvarn dont le MC Svavelsjö est propriétaire.
— Trois, en fait. Ils en ont trouvé une autre tard hier soir. Mais si on a tiré sur Lisbeth Salander et qu’on l’a enterrée ensuite, comment ça se fait qu’elle vadrouillait avec une hache à la main ?
— Je l’ai dit, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais Lisbeth est remarquablement riche en ressources. J’ai essayé de con­vaincre Paulsson de faire venir ici une patrouille de chiens…
— Ils arrivent.
— Bien.
— Paulsson vous a arrêté pour insulte à agent de police.
— Je conteste. Je l’ai appelé imbécile, couillon incompétent et crétin. Dans la situation présente, aucune de ces épithètes n’est insultante.
— Mais vous êtes arrêté aussi pour détention illégale d’arme.
— J’ai commis l’erreur de vouloir lui remettre une arme. Pour le reste, je n’ai pas de déclaration à faire avant d’avoir pu parler à mon avocat.
— OK. On laisse tomber ça pour l’instant. On a des choses plus sérieuses à débattre. Qu’est-ce que vous savez sur ce Niedermann ?
— C’est un assassin. Il a quelque chose qui cloche : il mesure plus de deux mètres et il est bâti comme un char d’assaut. Demandez à Paolo Roberto qui l’a affronté. Il souffre d’analgésie congénitale. C’est une maladie qui signifie que la transmission dans ce qu’ils appellent les fibres C ne fonctionne pas et il est incapable de ressentir de la douleur. Il est allemand, né à Hambourg et il était skinhead dans sa jeunesse. Il est extrêmement dangereux et il est en liberté.
— Est-ce que vous avez idée de l’endroit où il pourrait se réfugier ?
— Non. Je sais seulement que je l’avais ficelé comme il faut, il n’y avait qu’à le cueillir lorsque ce crétin de Trollhättan a pris la situation en main.


Peu avant 5 heures, Anders Jonasson retira ses gants en latex souillés et les jeta dans la poubelle. Une infirmière appliqua des compresses sur la plaie à la hanche. L’opération avait duré trois heures. Il regarda la tête rasée et malmenée de Lisbeth Salander, déjà empaquetée dans des bandages.
Il ressentit une tendresse soudaine, la même qu’il ressentait souvent pour les patients qu’il avait opérés. Selon les journaux, Lisbeth Salander était une tueuse en série psychopathe, mais à ses yeux elle ressemblait surtout à un moineau meurtri. Il secoua la tête puis regarda Frank Ellis qui le contempla d’un œil amusé.
— Tu es un excellent chirurgien, dit Ellis.
— Je t’offre un petit-déjeuner ?
— C’est possible d’avoir des pancakes avec de la confiture ici ?
— Des gaufres, dit Anders Jonasson. Chez moi. Je vais prévenir ma femme, puis on prend un taxi. Il s’arrêta et regarda l’heure. Réflexion faite, je crois qu’on va s’abstenir d’appeler.


Maître Annika Giannini, avocate, se réveilla en sursaut. Elle tourna la tête à droite et constata qu’il était 5 h 58. Elle avait un premier rendez-vous avec un client dès 8 heures. Elle tourna la tête à gauche et regarda son mari Enrico Giannini qui dormait paisiblement et qui, dans le meilleur des cas, se réveillerait vers 8 heures. Elle cligna résolument des paupières à plusieurs reprises, sortit du lit et alla brancher la cafetière avant de se mettre sous la douche. Elle prit son temps dans la salle de bains et s’habilla ensuite d’un pantalon noir, d’un col roulé blanc et d’une veste rouge. Elle fit griller deux tranches de pain qu’elle garnit de marmelade d’oranges, de fromage et de quelques morceaux de pomme, porta son petit-déjeuner dans le séjour juste à temps pour les informations de 6 h 30 à la télé. Elle but une gorgée de café et elle venait d’ouvrir la bouche pour croquer une tartine lorsqu’elle entendit le titre.
Un policier tué et un autre grièvement blessé. Nuit dramatique lors de l’arrestation de la triple meurtrière Lisbeth Salander.
Elle eut tout d’abord du mal à faire la part des choses, puisque sa première impression fut que Lisbeth Salander avait tué un policier. Les informations étaient sporadiques, mais elle finit par comprendre que c’était un homme qu’on recherchait pour le meurtre du policier. Un avis de recher­che national avait été lancé pour un homme de trente-sept ans dont on ne connaissait pas encore l’identité. Lisbeth Salander se trouvait apparemment grièvement blessée à l’hôpital Sahlgrenska à Göteborg.
Annika passa sur l’autre chaîne mais elle n’y comprit pas plus pour autant. Elle attrapa son téléphone portable et pianota le numéro de son frère, Mikael Blomkvist. Un message lui répondit que l’abonné était injoignable. Elle ressentit une pique de crainte. Mikael l’avait appelée la veille au soir, en route pour Göteborg. Il était à la recherche de Lisbeth Salander. Et d’un meurtrier du nom de Ronald Niedermann.


Au lever du jour, un policier observateur repéra des traces de sang sur le terrain derrière la remise à bois. Un chien policier suivit la trace jusqu’à un trou creusé dans une clairière à environ quatre cents mètres au nord-est de la ferme de Gosseberga.
Mikael accompagna l’inspecteur Ackerman. Ils examinèrent pensivement l’endroit. Ils n’eurent aucun mal à découvrir une grande quantité de sang dans le trou et tout autour.
Ils trouvèrent également un étui à cigarettes cabossé qui avait manifestement été utilisé comme pelle. Ackerman plaça l’étui à cigarettes dans un sac à preuves et étiqueta sa trouvaille. Il ramassa aussi des échantillons de mottes de terre teintées de sang. Un policier en uniforme attira son attention sur un mégot sans filtre de la marque Pall Mall à quelques mètres du trou. Celui-ci fut aussi placé dans un sac à preuves étiqueté. Mikael se rappela avoir vu un paquet de Pall Mall sur le plan de travail dans la cuisine de Zalachenko.
Ackerman jeta un coup d’œil sur le ciel et vit de lourds nuages de pluie. La tempête qui avait sévi à Göteborg au cours de la nuit passait manifestement au sud de la région de Nossebro, et d’ici peu la pluie allait tomber. Il se tourna vers un agent de police et lui demanda de trouver une bâche pour couvrir le trou.
— Je crois que vous avez raison, dit finalement Ackerman à Mikael. Une analyse du sang va probablement établir que Lisbeth Salander a été enterrée ici et je parie que nous trouverons ses empreintes sur l’étui. On lui a tiré dessus, on l’a enterrée, mais d’une façon ou d’une autre elle a survécu et réussi à se sortir de la tombe et…
— … et est retournée à la ferme et a balancé la hache à la tête de Zalachenko, termina Mikael. Dans le genre obstiné, elle se pose là.
— Mais comment a-t-elle fait pour Niedermann ?
Mikael haussa les épaules. Sur ce point, il était tout aussi perplexe qu’Ackerman.


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