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  • : Le blog de la rue Goudouly
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MÉMoire ClassÉE

En campagne

1 juillet 2009 3 01 /07 /juillet /2009 03:32


Que la Révolution soit aujourd’hui nécessaire est une évidence, d’autant plus que son projet n’a jamais été aussi décrié. Cependant, il ne s’agit pas de faire LA révolution, mais UNE révolution, donc de la projeter à partir d’une situation particulière dans laquelle, si les circonstances la réclament, les conditions générales l’excluent. Il faut d’abord envisager cette contradiction.

 

Nul doute que l’arrogance du pouvoir est à son comble tout comme les faveurs accordées aux privilégiés. Il est même étonnant de voir à quel point l’absence de partage des richesses réduit sans cesse la marge d’illusion qui pouvait rendre supportable cette appropriation exclusive. Le mépris de la misère crée un désespoir sans doute propice à la révolution, mais c’est un piège pour la raison que le désespoir est explosif et non pas révolutionnaire: il prépare une jacquerie facile à réprimer et qui, finalement, servira l’oppression.

On dira qu’il suffit que le désespoir prenne le temps de s’organiser, mais les conditions générales travaillent justement à l’en empêcher. Le jeu des causes et des conséquences est depuis longtemps faussé par l’influence des media. La majorité s’est habituée peu à peu à supporter la destruction des biens collectifs : l’éducation, la santé, les services publics, l’information. Il n’y a plus de peuple, il n’y a qu’un public qui, privé du liant citoyen, a fini par croire que la rentabilité primait sur le service même si la chose est contraire à ses intérêts.

Un peuple est conscient d’une appartenance et d’un partage qui créent une solidarité ; un public n’a en commun que des images éphémères qui l’excitent à des identifications factices ou à la consommation.

Conséquence, le périssable, devenu principale attraction, est l’unique bien public, et qui pousse à vivre dans un présent sans mémoire et sans réflexion. Le défilé des images occupe la tête sans y produire autre chose que le mouvement répétitif d’une fausse variété perpétuellement actuelle.

Ainsi, pas de perspective, rien qu’un appétit renouvelé sans cesse par la publicité. La vitesse de rotation des images est plus importante que leur contenu, et elle en constitue le sens. Le pouvoir a compris récemment combien cette vitesse pouvait tenir lieu d’action grâce à la fascination qu’elle produit, d’où l’agitation fébrile d’un chef qui mêle tous les genres afin de multiplier  sa présence dans tous les domaines. Le danger, pour lui, est qu’un raté risque de se répercuter aussi multiplement, mais cela n’affecte que lui et pas le système désormais efficace assez pour avoir miné toute la représentation.

On oublie, parce qu’elle fait partie de nous, que la représentation conditionne toutes les relations à l’intérieur du corps social et que dépend d’elle aussi bien notre faculté d’expression que notre capacité de réflexion. Or, grâce toujours aux media et à leur pouvoir d’occupation mentale, la représentation a de plus en plus tendance à n’être que l’enregistrement passif du spectacle en permanence proposé sur l’écran de la télévision. Ce spectacle, contrairement à ce qu’on dit, n’instruit pas : il occupe simplement la tête et détourne l’attention en la distrayant. Il ne reste, pour s’opposer à lui, que les difficultés de la vie quotidienne, qui éventuellement désespèrent.

Il a été fait allusion plus haut à ce désespoir et à la révolte qu’il pourrait engendrer mais ce désespoir oriente bien plus souvent la colère vers des réactions racistes et nationalistes dont le pouvoir s’empare pour légitimer une politique d’exclusion ou de sélection et justifier l’arbitraire. La fabrication de la passivité sociale est en cours depuis des années : elle procède insensiblement par un décervelage planifié selon les aveux de l’ancien

directeur de TF1, qui s’est dit investi du soin de produire du “ cerveau disponible”…

Cet état des lieux, bien que trop sommaire, dit pourquoi la Révolution, bien que de plus en plus nécessaire, ne peut aller qu’à contre temps de ce temps qui l’appelle et la rejette. Le rejet doit sa force à une transformation des mentalités que le pouvoir a les moyens, non seulement de manipuler, mais de priver de l’énergie indispensable pour organiser la révolte. Et même la concevoir.

À quoi s’ajoute le fait que l’opposition n’est plus que d’apparence, le parti socialiste ayant plus fait pour lancer les privatisations et les réformes antisociales que la droite qu’il prétend combattre, mais à laquelle il se contente de disputer le pouvoir. 

Bref, tout concourt à rendre la Révolution impensable dans le contexte actuel renforcé encore par la mondialisation. Cependant le sentiment de sa nécessité conduit à se dire que la situation présente ne la rend impensable que dans la mesure où, toujours renvoyée à des modèles anciens, elle demeure en fait impensée. 

Cet impensé est du côté de ceux qui en ressentent la nécessité, et cela pour la raison que la Révolution suppose la prise du pouvoir puis un changement radical de l’ordre social. 

Or, toutes les révolutions qui sont passées par ce processus, si elles ont bien pris le pouvoir, n’ont réussi qu’à installer un régime qui, rapidement dégradé par l’exercice de l’autorité et le réemploi des anciens cadres,

de la police et de l’armée, n’a pu qu’ajouter la déception à la contrainte. Toutes sauf la Commune de Paris, mais celle-ci n’a peutêtre été préservée de son propre désastre que par la violence de la répression qui l’a détruite.

Ne pas vouloir prendre le pouvoir sous prétexte qu’il dégrade ses preneurs paraît insensé puisque le changement passe par là.

5

Comment se garantir contre la dégradation ?

Par le contrôle qui servait de base à la Commune et qui prévoyait que les délégués demeurent sous le regard de leurs électeurs…

Ce système implique que toute délégation du pouvoir soit à la merci d’un contre pouvoir représenté par l’ensemble des électeurs. Tel est théoriquement le cas dans nos démocraties, mais cela ne fonctionne pas à cause de l’éloignement des élus, de la longueur de leur mandat  et, désormais, à cause des media qui ont fait de la politique un spectacle et remplacé l’opinion par l’audimat.

On pensait autrefois que la Révolution passait d’abord par l’appropriation des moyens de production ; elle passe évidemment aujourd’hui par l’appropriation des moyens de communication en vue de rendre à chacun une tête pensante et une conscience citoyenne. N’est-ce pas une utopie ? Les révolutionnaires du dix-neuvième siècle, en particulier Blanqui, étaient persuadés que la Révolution ne pouvait venir que des “ déclassés ”, c’est-à-dire des fils de la classe dirigeante qui renonçaient à leurs privilèges pour mettre leur liberté au service des intérêts du peuple. Peut-on aujourd’hui “ déclasser ” les media pour leur faire jouer un rôle comparable ?

Le goût du pouvoir est si contagieux qu’il a réussi à contaminer toutes les tentatives de renversement, de changement, de transformation. Il faudrait déconsidérer le pouvoir, mais il l’est déjà par sa corruption, ses abus, ses injustices. Dans la société du spectacle, tout a une envergure spectaculaire qui frappe de vanité chaque événement et abolit sa gravité. L’information n’est plus qu’un entraînement à l’indifférence.

La nécessité de la Révolution a tout cela contre elle qui veut nous persuader de son impossibilité. Pourquoi cette impossibilité ne serait-elle pas également utopique ? Une utopie du pouvoir qui, plutôt que de l’écarter par la répression, a eu l’intelligence perverse de rendre les têtes inaptes à la réclamer. Le problème est toujours, depuis Marx et Rimbaud, de transformer le monde et de changer la vie. Ceux qui n’y renoncent pas sont plus que jamais isolés: ils ont en commun de ne pas se résigner car la nécessité les arme d’une attente infatigable hors de laquelle la vie n’aurait aucun sens. Ils ne se font pour autant aucune illusion sachant fort bien que la nécessité doit s’éclairer d’une brusque révélation qui, soudain, la généralise. Alors, dans cet éclairage-là, les têtes s’éduquent très vite, et provisoirement ou définitivement, elles mettent fin à l’impossible…

 

Bernard Noël

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26 juin 2009 5 26 /06 /juin /2009 03:59



Je montais le sentier qui menait à la croix de Sainte-Sophie et m’y postais en l’attendant. Je délaçais mes chaussures, et massais mes pieds endoloris par la montée à travers les dernières plaques de neige translucide qui paraissaient faites de gros sel tellement elles étaient craquantes. Mes mains enlacées à la croix, le vent sifflant dans mes oreilles, je suivais du regard un aigle dont le majestueux envol lançait le premier signal de ma joie naissante.

Désormais, je pourrais courir les chemins avec Tom, mon grand frère. Nous dévalerions les pentes raides à la recherche des perce-neige. Ni Noël, ni Pâques, ni nos anniversaires n’avaient ce goût du bonheur. J’aimais courir pieds nus derrière Tom. Il inventait des jeux étranges que moi seul comprenait.

 

Maman, depuis la boulangerie, nous hélait.

— Mon Dieu, à quoi, jouez-vous encore ?

Mais, comme Tom était avec moi, elle n’osait pas nous rappeler. Il était si grand, si fort

Nous comptions les cailloux ramassés lors de nos pèlerinages solitaires à Sainte Sophie. Ils étaient pailletés d’éclats dorés.

— Tom, tu as versé tes yeux sur eux, tes yeux dorés comme ton cœur.

J’adorais mon géant de frère. Je l’aimais au point de retrouver des éclats de sa personne dans toute la montagne et des éclats de la montagne dans toute sa personne.

La paille de ses cheveux me rappelait l’herbe jaunie par la neige, quand elle se dégage du manteau hivernal. Ses yeux étaient des pierres, l’aigle avait sa sagacité, il battait l’ours à la course. Son extraordinaire agilité et la fulgurance de ses gestes m’étonnaient.

— Tom ! Tom !

— J’arrive ! J’arrive ! Attends-moi !

C’était pour moi les plus doux des mots d’amour !

 

ET PATATRAS ! Un jour, nous fûmes expulsés du paradis.

Papa faisait du bon pain, du très bon pain. La boulangerie était bourrée le dimanche matin mais on sentait bien que le cœur n’y était plus. Certains clients ne venaient plus. Ils allaient chez le boulanger qui venait de s’installer dans le village d’à côté.

Papa revenait le soir de ses tournées, quand ce n’était pas au milieu de la nuit, juste à temps pour préparer les fournées du lendemain, dans un état d’énervement ou d’euphorie étrange, les poches pleines de billets.

Les clients de maman jasaient.

— Votre mari, tout compte fait, c’est le plus gros trafiquant de farine de la principauté.

Ma mère ne comprit pas tout de suite la plaisanterie.

— On se demande pourquoi il va chercher de la neige en Espagne quand elle tombe gratos du ciel

— Le sucre, sur les brioches, c’est vraiment du sucre.

— C’est moi qui fais la pâtisserie, répondit-elle, offusquée

— Oui mais le sucre glace ? Il vient d’où ?

— Faudrait demander à mon mari...

— Ah, si c’est votre mari qui le fait venir, c’est du bon.

L’éclat de rire général la mortifia. Elle fouina dans les affaires de papa, fouilla en son absence le fournil de fond en comble mais ne trouva rien qui pût l’accuser de quoi que ce soit. Cela accrut ses doutes. Pourquoi prenait-il autant de précautions ? Il n’y avait pas un message dans son téléphone, pas un papier sur son bureau, pas un carnet.

 

— Bonjour madame Dupré, qu'est-ce que je vous sers ?

— Je ne veux rien. Je ne viendrais plus, madame Clotilde. A cause des bruits.

— Quels bruits ? Le pétrin, la nuit ?

— Votre mari…

— Mon mari fait des bruits ?

— Il boit si c'est cela que vous voulez insinuer !

— Pire, madame Clotilde, bien pire…

— Il joue. Je le sais. Il adore jouer. Il est très joueur !

— Pire !

— Il me trompe ?

— Doux Jésus, non ! C'est pas pour vous fâcher ! Pourtant, il est bon votre pain. Mais l'affaire sent mauvais !

— Jésus-Marie, Jésus-Marie ! Ne m’en dites pas plus !

Et ma mère d'avaler ses pleurs.

 

Maman en devint parano. Elle me posa un millier de questions : le mercredi, et pendant les vacances, papa me demandait de faire la tournée avec lui, vérifia les comptes, appela le comptable. Elle n’en dormait plus.

Papa faisait semblant de rien. Sans doute avait-il ses propres problèmes, car, en dehors des tournées, il ne sortait du fournil que pour partir en tournée.

La clientèle déserte la boulangerie.

— Ah te voilà ! D'où sors-tu à une heure pareille ?

— Un accident, Cloclo… Un camion espagnol s'est renversé dans un virage.

— Ben voyons ! Tu en auras eu des accidents en quinze ans. Aujourd'hui je n'ai vu que dix clients. La caisse est vide.

— Ta caisse est vide ! La mienne est pleine ! T'en fais pas ! Mes gâteaux se vendent comme des petits pains.

— « t'en fais pas » ! Tu me racontes n'importe quoi. Tu fais n'importe quoi. Et je me morfonds ici ! J’aurais dû écouter ma mère et revenir en ville.

— Revenir en ville. Tu crois que les gens ont oublié ?

— Je n'en peux plus. Tu m'exaspères… Et j'en fais quoi du pain. ?

— Donne-le à tes lapins…Il est temps qu'on les mange d'ailleurs !

— Si tu touches à mes lapins... je...

— Tu retournes chez ta mère. Je t’en prie, vas-y ! Deux grenouilles, dans le même bénitier !

— Je te rappelle que la boulangerie est à mon nom.

 

L’atmosphère se dégrada jusqu’au jour où la camionnette de la gendarmerie s’arrêta devant la boutique pendant la tournée de papa. Pendant que l’officier que maman connaissait lui parlait, ses collègues perquisitionnaient la maison.

— Un jeune berger du voisinage a été trouvé mort. Il avait pris de la drogue frelatée.

— Quel rapport avec mon mari ? demanda maman.

L’officier haussa les épaules.

— Vous le savez, madame, les gens racontent beaucoup de choses sur lui.

— Les gens sont méchants. C’est le boulanger d’à côté qui est jaloux. Il est raciste. C’est parce que mon mari est italien...

— Peut-être bien. Vous ne savez vraiment rien ? Votre mari ne vous a rien dit ? Dans ses tournées, il rencontre beaucoup de monde.

— Qu’est-ce qu’il aurait dû me dire ? Qu’est-ce que je devrais savoir  ? Quand il rentre, on ne parle pas boulot. Vous racontez tout à votre femme quand vous rentrez de la gendarmerie  ? Mon mari est gentil, il fait le meilleur pain de la montagne et nous gagnons le nôtre honnêtement. Nos enfants sont bien élevés.

— Bon, mettons que je n’ai rien dit. Nous n’avons rien trouvé. N’empêche qu’il y a eu un mort. Je vous conseille d’en parler avec lui.

 

Le lendemain, le maire de la commune vint, accompagné d’un huissier et des gardes municipaux, remettre à maman, une décision exceptionnelle du conseil, accompagnée d’une pétition signée par tous les habitants du village, y compris nos meilleurs amis. Il demandait à papa de bien vouloir cesser toute activité et de quitter la commune au plus tôt, avant que la tranquillité du village ne soit troublée.

Le soir quand papa rentra, il y eut une scène terrible. On dut entendre maman crier dans tout le voisinage. Papa nia tout mais maman ne le croyait plus.

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Qu’est-ce que tu as fait ? C’est la meilleure ? Tu as fait que tu en avais rien à secouer du pain. Tu trafiquais pendant tes tournées.

Le ciel me tomba sur la tête. Je réalisai la tromperie de mon père.

— Alors comme ça, lui dis-je, quand tu m’emmenais faire les tournées, quand c’était toi qui sortais de la voiture, en me disant : reste là, je n’en ai pas pour longtemps, c’était pour ton trafic ?

Il eut air peiné comme s’il n’avait pas attendu une attaque de ma part.

— Ta gueule, Alys. C’est pas ma môme qui va me faire la leçon ! Oui, je trafiquais. Tout le monde trafique à Andorre ! Vous n’étiez pas contents que je ramène de l’argent ? Le cheval, les vacances, la maison, les fringues ! Vous n’avez pas eu tout ce que vous vouliez ? Vous avez vraiment cru que c’était en vendant trois cents baguettes par jour que j’y arrivais ? J’ai fait ça pour votre bien, pour que vous ayez de quoi vivre !

— Mais de la drogue, papa !

Il resta interdit un long moment, avec un drôle de sourire.

— Quoi la drogue ? Je ne vendais pas de drogue, moi, je ne touche pas à ça.

— Tu touchais à quoi alors ?

— C’est pas votre affaire, des choses libres d’impôts, rien de grave.

— Tu me rends folle, hurlait maman. Tu n’as même pas de regrets. Dire que nos enfants te voyaient comme un héros.

Mon père se tourna vers mon frère. Un casque sur la tête, il était plongé dans une console de jeux comme s’il ne se rendait compte de rien.

— Je me fous de ce que pensent les enfants ! Je me fous de ce que tu penses toi ! Ma fille me trahit et toi ma pauvre femme, tu me critiques ! Mais quand est-ce que tu ne m’as pas critiqué ? T’étais bien contente de me trouver quand t...

Maman le gifla.

— Tais-toi ! Tu m’avais promis. Tu étais content de trouver le fric de mes parents...

J’étais sonnée. Il y avait tant de haine entre eux. Tant de haine. Ils n’avaient pas de pitié pour nous, pas un regard. Je courus m’enfermer dans ma chambre. Je ne voulais plus les entendre, plus les voir. Demain, je me cacherai dans la montagne mais je ne partirai pas avec eux.

Je les entendais crier.

— Mais tu t’es vue ? Tu ne ressembles plus à rien ! Tu préfères que j’aille en prison pour quelque chose que je n’ai pas fait ? Ce n’est pas moi qui ai tué ce foutu berger ! Un Arabe en plus ! Tu ne comprends donc pas qu’il faut qu’on se serre les coudes sinon on ne s’en sortira pas.

Des portes claquèrent. J’entendis maman pleurer dans la chambre. Quand maman pleurait, d’ordinaire c’était le matin, quand papa la rejoignait après avoir achevé la fournée, elle hululait

— Domingo, où est-ce que tu traînais ? j’avais fini par m’endormir et tu m’as réveillé ! Tu ne peux pas faire moins de bruit ?

— Ma Clo, un petit câlin…

— Non mais, tu t'es vu ? Tu es tout enviné. Je dors…

— Clo !

— Bon, fais doucement. Que les enfants n’entendent pas. Dépêche-toi !

 

J’étais morte de honte.

 

Aucun texto de mes copains ne vint me consoler. Je n’avais rien vu venir.

 

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19 juin 2009 5 19 /06 /juin /2009 03:46



Ce roman sur et autour de Pamiers a été commandé à Ricardo Monserrat pour l'


ATELIER DE CRÉATION RADIOPHONIQUE

DE LA MAISON DES JEUNES ET DE LA CULTURE

DE PAMIERS

sous la direction de Ricardo Montserrat

 

 

LA PLACE DES VICTIMES

 

 

COAUTEURS :

- Carmen

- Gwladys

- Josette

- Lucienne

- Maria do Ceu

- Leïla

- Michèle

- Thibault

 

 

Avertissement

C’est un ouvrage de fiction. Toute ressemblance avec des personnes, des faits, des événements... ne serait que pure coïncidence.

I

 

AU PARADIS

 

Je suis née en plein cœur de l’hiver le plus enneigé du siècle, à Andorre.

Andorre, c’est les montagnes, le reste, les boutiques, les touristes, pour moi, n’a jamais existé.

Une accoucheuse du village m’a fait naître, une cliente de la boulangerie familiale. Elle a passé la nuit au chevet de maman, Clotilde Galvan, née Cazaban.

La veille au soir, Clotilde avait perdu les eaux, l’accouchement se présentait mal. Ma mère hurlait tellement que les gens du village crurent que papa l’égorgeait.

— Allez pousse, Clotilde, pousse, cria la voisine en appuyant sur son ventre. Ça vient. Ça vient.

— Non, non, je ne peux pas… Jamais… Jamais… Ça fait trop mal.

— C'est une fille !

— Je ne veux pas la voir. Je ne veux pas l'entendre. Je n'en veux pas, moi ! Elle m’a déchiré le ventre. Dieu m’a punie.

— Comment allez-vous l’appeler ?

— Alice, comme sa grand-mère, c’est la même graine du diable ! La même !

Quand elle a voulu me mettre dans ses bras, maman a refusé de me regarder. Elle m’a alors posée dans les bras de papa qui est tombé amoureux de moi au premier regard.

Au matin, il était tombé près d’un mètre de neige.

Est-ce la raison pour laquelle j’aime tellement la neige ? Est-ce la raison pour laquelle j’ai souffert de quitter ce cocon qui m’avait entourée de douceur dès mon premier jour ?

De la neige, j’aime la couleur, le blanc immaculé, lumineux, intense. J’en aime aussi le contact quand elle vole en flocons légers, serrés, vaporeux alors que je suis emmitouflée dans un vêtement chaud et chaussée d’après-skis.

Ma mère nous appelle.

 

 

 

 

 

 

Les hivers enneigés m’ont laissé des souvenirs essentiels. La luge, le ski, je les pratiquais avant même de savoir marcher. Après sa tournée, quand il faisait soleil, papa m’asseyait entre ses jambes sur la luge, m’entourait de ses bras, resserrait mon écharpe, remontait ma capuche.

 

Je me raidissais, je me blottissais.

 

Je fermais les yeux. L’air frais brûlait mes joues. La neige crissait. C’était pour moi le bonheur infini. Le paradis. La luge est lancée à vive allure, je riais aux éclats.

 

 

 

Et, la luge continue sa course folle.

En fait d’étoiles, elle finit par atterrir dans une haie d’aubépines.

 

Je gémis, mais je retiens mes larmes.

Papa me prend précautionneusement dans ses bras et nous sort de notre mauvaise posture. L’anorak est déchiré et j’ai un genou écorché.

 

C’est comme ça qu’il appelait ma mère. Cloclo ! Clochette !

Dès que nous entrons dans la pièce, c’est notre fête.

 

 

 

Il éclate de rire.

 

 

 

 

 

Elle claqua la porte et nous l’entendîmes sangloter à genoux devant le crucifix du couloir.

Papa me prit par la main, me soigna et, sans un mot recousit prestement l’anorak déchiré.

 

*****

 

Je devais avoir sept ans. Tom était à l’hôpital avec maman. Moi, j’étais restée avec papa à la boulangerie. Il m’avait installée pour la nuit dans le fournil, sur un matelas posé sur les sacs de farine. Je faisais semblant de dormir. Dans la pénombre du fournil mal éclairé par une lampe recouverte de poussière blanche, il était plus grand, plus musclé. Son calot touchait presque le plafond. Chaque fois qu’il se retournait après avoir enfourné la pelle chargée de pains dans l’ouverture du four à bois, ses cheveux collaient à son front mouillé, les poils de sa poitrine s’échappaient de son marcel trempé de sueur.

Il chantait en façonnant la pâte.

Ti amo !

Il n’arrêtait pas. Il pirouettait dans les parfums du pain qui dorait, du pain qui chantait lui aussi. Il n’arrêtait pas. Je l’avais regardé travailler toute la nuit et, quand le four plein il en eut fermé la lourde porte, je ne vis plus que son ombre immense. Il s’épongea le visage, le buste, s’approcha de moi en enfilant sa veste blanche.

— Alys ? Tu dors ?

Je secoue la tête.

— J’ai vu tes yeux briller à la lumière des flammes quand j’ai ouvert le four. Je me suis dit : Tiens, ma petite Alys en pain d’épices est cuite. Il va falloir que je la retire du four bien chaud du sommeil, avant qu’elle ne soit brûlée.

— Papa, raconte-moi l’histoire de Turlututu.

— Je te l’ai racontée dix fois.

— Et bien, ça fera onze fois.

— Fais-moi une petite place.

Il s’allonge à même les sacs de jute, gonflés de farine, remonte mon col, pose un bisou sur mon nez et mon front, m’enlace et...

— Il était une fois une reine Tristounette et un roi Guilleret qui s’étaient enfuis dans la montagne parce la reine attendait un enfant et de méchants sorciers avaient annoncé qu’ils lui voleraient l’enfant à peine il serait né. Quand la reine mit au monde une belle princesse Malice et un petit prince Tom Pouce, le roi Guilleret était si heureux et si fier qu’il voulut donner une fête pour le petit pays qui l’avait accueilli le dimanche suivant, c’est à dire le surlendemain. Le boulanger du roi qui s’appelait Turlututu n’avait qu’un jour et une nuit pour faire un pain digne de l’événement. Regardant par la fenêtre le soleil se lever et se coucher sur ses montagnes, il eut l’idée de donner le jour, la forme du soleil à des petits pains. Selon l’heure où il pétrissait, il rajoutait à la pâte des nuages de crème chantilly, des grêlons de sucre ou des flocons de vanille, des rayons de miel, de la poussière de chocolat, des parfums d’abricot ou d’orange : Ce serait les petits pains du petit Prince qui était aussi blond que la princesse était brune. Et pour la Princesse, la nuit, comme par la fenêtre, il voyait la lune décroître, il donna à son pain la forme d’un croissant. Il piqueta les croissants d’étoiles d’anis, les fourra de météorites au goût de noisette et de noix.

Le roi en goûta un, au petit déjeuner royal : Fameux, les croissants de lune de Turlututu ! Qu’on en apporte à l’instant à tous mes sujets, avec un bon chocolat chaud et crémeux ! Et longue vie à la princesse !» Puis il goûta les miches en forme de soleil et ...

— Toi aussi, papa, tu pourrais faire des croissants de lune pour les princesses et des petits soleils pour les princes !

— Tu l’auras ton croissant demain au réveil, et nous irons porter un peu de soleil à ta mère et ton frère qui doivent ne pas en avoir beaucoup tout en bas.

Cette nuit-là je rêvais d’un prince Charmant qui ressemblait à mon papa et de méchants sorciers qui lui jetaient un sort, transformaient son pain en cailloux. Les gens se cassaient les dents en les croquant et nous les jetaient dessus. Maman pleurait et mon frère lui attrapait tous les cailloux qu’il pouvait et les mangeait, les mangeait, jusqu’à se transformer en statue immense et silencieuse, comme un gros Bouddha.

 

— Bonjour. Je voudrais s'il vous plaît une baguette et deux croissants aux amandes.

— Dis bonjour, Alys, et regarde la cliente quand elle te parle ! Je te l'ai déjà dit cent fois !

Et remue-toi un peu ou sors d'ici ! Je ne sais pas pourquoi t’es toujours dans mes pattes.

Les flammes me montèrent au visage et je partis en pleurant.

 

C’était presque le printemps. Maman revenait du jardin avec un bouquet de camélias. Car, la première fleur qui s’épanouissait chez nous n’était point les jonquilles comme partout ailleurs, mais un camélia rouge vif adossé à la cabane aux lapins.

Dès qu’il fleurissait, maman ne cessait de le contempler. Elle scrutait attentivement la couleur des boutons à peine éclos. Ce rouge ardent, je dirais ce rouge passion la ramenait au moment précis de sa jeunesse où son cœur s’était mis à saigner, quand elle avait appris pourquoi la famille s’était installée en Andorre en 1945, pourquoi Alice sa grand-mère ne quittait jamais le laboratoire de la pâtisserie et pourquoi de dépression en dépression elle s’était donné la mort. Moi, je l’ai appris bien plus tard ce fatal secret, et je n’en ai conçu aucune honte, au contraire, j’ai ressenti de la fierté et même de l’admiration pour cette Alice morte d’amour. L’amour même quand il finit mal, est la plus belle chose qui puisse arriver à quiconque. Hélas, ma mère et sa famille étaient si soucieux des convenances et du qu'en-dira-t-on, que le moindre ragot à leur sujet à la sortie de la messe dominicale aurait fait autant de dégâts que si on avait trouvé de l’arsenic dans la farine ou de l’ergot de seigle. C’était son secret, si elle était blonde et avait les yeux délavés, c’est qu’elle était la petite-fille d’un salaud, si elle avait fui avec le premier mitron de la boulangerie, c’était à cause de lui, si elle avait espéré dans ce village perdu de l’Andorre, repartir à zéro, c’était à cause de lui. La honte avait délavé son regard tellement elle pleurait chaque matin, avant d’ouvrir la boutique, de flots de larmes. Ce n’était que lorsque le camélia éclosait qu’elle cessait de pleurer. Au fur et à mesure que le vert se maculait de rouge, elle se murait dans un silence ému, au point qu’elle en devenait sourde aux coups de sonnette qui retentissaient quand un client passait la porte.

— Oh, eh, il y a quelqu’un ?

— Oui, je suis là, Madame Servat. Je viens. Maman s’occupe du camélia.

Je servais madame Servat, guettant maman du coin de l’œil. Elle me faisait de la peine. Comment l’atteindre, la faire sourire, l’amener à nous écouter, à se réjouir de la beauté du monde qui nous entourait. Pourquoi était-elle ainsi chaque année à la sortie de l’hiver ?

— Qu’est-ce qu’il a, ce camélia, maman ? demandait Tom.

— Je l’ai rapporté d’en bas. Le jour où ta grand-mère est morte, il est devenu rouge sang.

D’aussi loin que remontaient mes souvenirs, à la Chandeleur, murmurant sous le regard immobile de maman, Tom et moi marchions à pas feutrés, de crainte de déclencher le déluge de larmes qui ne cesserait de l’année.

— Alys, appela-t-elle, sans perdre de vue le camélia, comme s’il risquait de disparaître si elle cessait de le regarder, amène le vase ! Dépêche-toi donc, gourde ! Ça presse ! Les pétales se détachent ! Les fleurs vont tomber ! Regarde, ça y est ! C’est de ta faute.

Maman était soudain dans l’impatience. Je courais chercher le précieux vase bleu au fond du buffet catalan.

— Enfin ! Tu en as mis du temps ! Tu seras toujours aussi peu dégourdie, ma pauvre enfant.

— Mais, maman !

— Il n’y a pas de mais... Tu sais quel jour on est ?

— Le 14 février, pourquoi ?

Je posais la question mais je savais qu’elle ne répondrait pas.

— Pourquoi ? Que tu es sotte ! Le camélia doit fleurir ma boutique !

Je faisais la bête.

— C’est pour faire plaisir à papa ?

— Décidément, ma pauvre Alys, ce n’est pas la peine d’être aussi intelligente ! Qu’est-ce que ton père vient faire là-dedans ? Qu’est-ce qu’il connaît aux fleurs, ton père ?

Je n’en saurais pas plus.

Maman allumait un bâtonnet d’encens. Il consumerait le chagrin qui la rongeait. La fumée odorante s’envolerait vers Dieu, et les cendres se disperseraient dans le vent. Le camélia se fanerait, et le flot de larmes qui la suffoquaient se tarirait.

La sonnette retentit. Un touriste allemand entra en criant. Il avait un horrible accent.

— Vite, je saigne, schnell ! Je peux passer mein main sous l’eau froide, bitte ?

En voyant le sang dégouliner des doigts de l’intrus, elle lâcha le vase bleu qui se fracassa sur le carrelage.

— Oh, maman, pensais-je, comme tu es godiche !

Mon frère se précipitait déjà pour l’aider et la consoler.

— Je vais dans la montagne, tu viens ?

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5 juin 2009 5 05 /06 /juin /2009 03:01


LA QUESTION DES  « VRAIES VALEURS »
François DERIVERY

 

1. Une définition monétaire de la valeur artistique
            Avec la crise financière ce n’est pas seulement la valeur marchande et l’intérêt spéculatif de l’Art Contemporain qui sont en chute libre. Sa qualité même d’ « art », qui faisait hier l’unanimité, fait aujourd’hui question. L’Art Contemporain ne se vend plus ou moins bien : du coup est-ce qu’il s’agit bien d’art ? La confiance
s’effiloche et, pour la relancer, pour rassurer les acheteurs, le marché, par la voix de ses représentants, proclame la fin des « valeurs surfaites » au moment même où le secteur bancaire, pour des raisons identiques, prétend réformer et moraliser les pratiques  boursières. D’où l’annonce en fanfare d’un retour général aux « vraies valeurs » : vraies valeurs artistiques d’un côté, « économie réelle » de l’autre.


            Le capitalisme peut-il changer de logique, renoncer à la course au plus grand profit sur tous les fronts ? Ou bien a-t-on affaire à un nouveau coup de bluff  ? Pour l’instant la « crise » se traduit par un transfert massif d’argent public vers les banques et les entreprises. Le capitalisme sait utiliser les crises (et au besoin il les provoque) pour se relancer, étendre son champ d’action et perfectionner ses techniques d’extraction de profit. Naomi Klein décrit longuement et en détail cette « stratégie du choc » (1)  inspirée des théories économiques de Milton Friedmann. « Il faut profiter de la crise pour s'adapter et changer ce qui ne va pas en France », déclarait N. Sarkozy le 27.01.09 à Châteauroux.

 

            Quel rapport avec la crise de l’Art Contemporain et de son marché ?
            D’une part la production et la promotion de l’art qui est destiné au marché de l’innovation — le plus spéculatif — s’adresse à une clientèle internationale fortunée, à une élite de l’argent. Ce marché est coupé du grand public, bien que celui-ci en subisse les retombées idéologiques. Quand les foires d’Art et les maisons de ventes perdent de l’argent il n’est pas possible de demander au contribuable, déjà sur la touche, de combler les manques à gagner. Le smicard refusera net d’aider le marché de l’Art mais on tente de le convaincre de renflouer les banques. Le montant des aides directes au marché que constituent les achats d’Art Contemporain n’est pas rendu public. Ce budget est néanmoins limité : l’essentiel du soutien de l’Etat au marché de l’Art consiste à mettre à sa disposition les musées et monuments publics ainsi que leur logistique : organisation de manifestations, édition de catalogues promotionnels luxueux.


            D’autre part il faut distinguer plusieurs marchés de l’art et le fait que les relations d’interpénétration et de dépendance entre ces marchés varient en fonction de la conjoncture artistico-économique. Alors que le marché artistique spéculatif (dont les « excès » entament la crédibilité de l’Art Contemporain tout entier) est en difficulté, les « investisseurs » ont la possibilité de placer leur argent sur d’autres « produits » : art classique, art moderne. L’ennui est que les œuvres disponibles sont rares, quant aux prix ils sont relativement encadrés car la valeur de ces œuvres —  valeur artistique et pas seulement financière — est soumise au contrôle d’experts professionnels. L’expert est par contre exclu du marché spéculatif. La crise de l’art spéculatif semble donner à ces spécialistes, dont la fonction serait de chiffrer la valeur d’échange (marchande) des œuvres à partir de leur valeur d’usage (artistique), l’occasion d’une revanche. Toutefois, en pronostiquant  un peu vite un « retour aux vraies valeurs », ces partisans de « l’art » font aussi le jeu des acheteurs d’art spéculatif. Leur défense de la tradition tend en effet à justifier et à valoriser collections et collectionneurs.


            En tant que catégorie « noble » l’Art Contemporain englobe et cautionne le produit artistique spéculatif comme son double inavoué. La réalité artistique du produit spéculatif est indifférente et au mieux potentielle. En fait, dans l’un et l’autre cas, il n’y a pas d’autre garantie de « qualité » que l’achat du collectionneur, et cette « qualité » sera d’autant plus aisément reconnue que le collectionneur en question sera fortuné et bénéficiera d’une certaine visibilité médiatique. C’est ainsi que le passage par une collection renommée peut faire d’une œuvre strictement spéculative une « œuvre d’Art » confirmée. Cette œuvre acquiert alors le pouvoir de produire davantage de plus-value. Le collectionneur-investisseur veille ainsi à la promotion artistique de ses placements. Il dispose pour ce faire de relais médiatiques et d’entremetteurs culturels, dont l’Etat dans le meilleur des cas. Plus ses collections sont médiatisées et plus les cotes de ses œuvres montent (2).


            Dans le contexte pragmatique du marché de l’Art Contemporain, le seul critère de la valeur artistique d’une œuvre c’est donc son prix. Seuls les « grands collectionneurs » peuvent acheter cher et comme leurs achats constituent un label en matière de valeur artistique ils constituent un investissement potentiellement juteux. C’est en quoi les « grands collectionneurs » dominent et orientent le marché. Leur importance vient du fait qu’ils sont positionnés à la charnière de la valeur artistique et de sa traduction financière. Uniques producteurs de la valeur artistique ils ne peuvent ni perdre ni se tromper ! Quant aux artistes a succès les cotes de leurs œuvres montent à mesure qu’elles passent d’une collection réputée à une autre et que l’Etat est à son tour appelé à les appuyer par des expositions et des achats.


            Le collectionneur a des goûts ou croit en avoir, il est logique que ces goûts orientent également l’offre, autrement dit la « création ». Le marché spéculatif fonctionne en interaction permanente avec le marché de la valeur artistique reconnue. La volatilité du marché spéculatif tient au fait que, compte tenu de l’importance des capitaux disponibles en quête de point de chute, la demande y est particulièrement forte et doit donc être satisfaite au plus vite. Cela interdit aux « œuvres » concernées de passer par les étapes habituelles de la validation qualitative. Dans un marché spéculatif qui s’emballe (années 2006-2007) la spéculation s’alimente et se renforce d’elle-même. Le bouche à oreille et les montages occultes suppléent aux procédures ordinaires de promotion-validation. L’espoir de gain rapide à l’achat et à la revente entre les différents marchés hisse ainsi au pinacle des « œuvres » en général démarquées d’autres œuvres à succès : jeunes artistes américains ou anglais lancés à coups de dollars – et dont les œuvres peuvent même être achetées avant d’être « crées » pour peu qu’elles figurent au catalogue d’un réseau promotionnel et financier qui a fait ses preuves.
            En période de crise ces produits spéculatifs sans valeur artistique confirmée ne trouvent plus preneur. Le spéculateur  ne veut plus prendre de risques (ou ne trouve plus d’argent à risquer) et le marché spéculatif connaît une désaffection brutale. Les spéculateurs, stoppés dans leurs espoirs de gains trop rapide, risquent des pertes importantes, car la valeur marchande des œuvres qu’ils détiennent est en chute libre. Les « grands collectionneurs » de leur côté apparaissent relativement à l’abri dans la mesure où ils sont maîtres de la Valeur et que le marché bonifie les artistes qu’ils détiennent. Pour certains commentateurs « les grands collectionneurs ont de l’argent, ils peuvent attendre ». Pourtant, en cas de crise durable cette « stratégie du bas de laine » a aussi ses inconvénients. En effet les œuvres stockées, à l’instar des capitaux non productifs, se dévaluent. Et leur crédibilité artistique décroît en proportion de leur valeur monétaire. La tendance générale sera donc au retour en arrière, à la recherche d’œuvres toujours plus confirmées... Le marché de l’art tout entier, et plus encore son produit de pointe, l’Art Contemporain — le produit art qui tire l’ensemble des prix vers le haut — sont en panne.

 

2. Rappel historique : les deux phases de l’Art Contemporain


            L’Art Contemporain, dans sa réalité économique comme dans son concept, est l’aboutissement d’un processus évolutif qui voit une conception historique et critique de l’art combattue et remplacée par une autre. Non pas, comme le prétendent les inconditionnels de la prétendue « révolution duchampienne », pour des raisons internes à l’art (version post moderne de la théorie de « l’art pour l’art ») mais bien à cause des pressions exercées sur la production artistique par la commande économique et idéologique de la société libérale.

            Impossible donc de saisir la nature de cet « art » avant d’avoir compris à quel point l’évolution de ses formes est intimement liée à celle du marché de l’art puis à celle du marché spéculatif. « L’indépendance » de l’Art Contemporain vis-à-vis du politique et de l’économique, autrement dit son principe officiel de subversion permanente, fondement de son statut d’exception à la fois artistique et monétaire, est un mythe néolibéral. Ce mythe aide entre autres à vivre ceux qui refusent de voir dans quelle logique de déni de l’art ils sont eux-mêmes engagés. La mystification est d’autant plus voyante que personne ne peut plus  ignorer que le marché est désormais la seule autorité effective en matière de « valeur artistique ». La caducité du jugement de valeur (du jugement artistique (3)) est perceptible dans l’évolution du Droit, qui tend à déterminer en chiffres les frontières de « l’art »  (un seul auteur, pas plus de  2 copies, etc. (4)). Tant il est vrai que ce qui fait la réalité artistique d’une Œuvre c’est sa présence effective sur le Marché et en particulier sur le Marché de l’innovation, là où se concoctent les « coups » les plus profitables. Rien à voir donc avec ces marchés « de proximité » vers lesquels sont contraints de se rabattre les artistes que le marché officiel ignore ou dont il ne veut plus. Ici seulement peuvent avoir cours d’autres conceptions de l’art, d’autres pratiques.

            L’Art Contemporain a connu deux phases historiques. La première, concepto-minimaliste et néo-duchampienne, dans les années 1960-80, est apparue dans le prolongement du Néo-réalisme et du Pop Art. Elle affichait un projet artistique, discutable mais réel, qui la rattachait à une tradition avant-gardiste et militante d’une partie de l’art moderne. Une des contradictions de ce mouvement était qu’il se prétendait, dans son approche de l’art, en rupture avec le passé tout en récupérant certaines des tendances les plus régressives et réactionnaires de l’art moderne, entre autres une valorisation fétichiste du sujet-artiste qui ouvrait la voie aux dérives libertaires et provocatrices de l’Art-spectacle. En outre, ce mouvement faisait déjà l’objet de pressions idéologiques et économiques dont ces mêmes acteurs étaient loin de mesurer les effets sur leur propre travail.

            Il n’y a pas d’art et encore moins d’avant-garde artistique qui n’ait revendiqué ou ne se soit justifiée d’une identité théorique. Quel qu’ait été le contenu réel (politique, idéologique, artistique) du concepto-minimalisme, et son idéologie, il faut considérer que ce mouvement, phase initiale de l’Art Contemporain, était de plein droit un mouvement artistique. La foi et l’engagement de ces artistes et de leurs exégètes en faveur de ce qu’ils croyaient être une révolution artistique s’exprimait à travers un discours dogmatique aux accents quasi terroristes, occultant une première phase d’appropriation de la sphère de l’art par le marché. C’était la période glorieuse du Discours de l’Art et de ses prophètes. Sûrs de leur fait fonctionnaires culturels, vedettes du marché, spécialistes autoproclamés de l’édition et des médias, critique en place (…) rivalisaient de mépris envers les adversaires de la doxa officielle, coupables de ne pas s’ouvrir comme eux à la « modernité ». Mais rapidement la disparition des critères de la valeur artistique et la financiarisation du marché allaient accélérer la mise sur la touche de ces « théoriciens de l’Art Contemporain » qui se sont essoufflés à courir derrière des « innovations » de plus en plus médiatiques, mondaines  et commerciales et de moins en moins artistiques. Il leur reste ce qu’ils considèrent comme leur propriété, à savoir le discours périmé d’un conceptualisme dépassé. Ils continuent à en user et abuser pour tenter de justifier, y compris à leurs propres yeux, leur position officielle et leurs émoluments (5).

            Succédant à cette période initiale, idéaliste de l’Art Contemporain, la plus marquante sur le plan symbolique, car encore artistique — au point qu’elle sert toujours de référence « théorique » pour ces acteurs du Marché les plus rongés de culpabilité — on entre, à la fin des années 1980, dans une seconde phase qu’on peut qualifier, cette fois au sens littéral du terme, de minimaliste. Phase qui a peu à voir avec la première et au cours de laquelle les notions de projet et de pratique artistiques se dévaluent — certes à des degrés divers —  au profit d’une formule sans contenu, spectaculaire et immédiatement rentable. Le minimalisme d’aujourd’hui c’est le concepto-minimalisme d’hier, le concept en moins et le marché en plus. Régression vers un moins-disant artistique et vers un degré zéro de l’art qui met en évidence un des axes du néolibéralisme culturel : la destruction des valeurs historiques et patrimoniales et la politique de la table rase, de la « page blanche » culturelle et critique facilitant la promotion d’une « autre culture » : celle du spectacle, de la consommation et de la mystification de masse.
            Certes les acteurs de cette postmodernité artistique néolibérale, en particulier les artistes, ne sont conscients qu’à des degrés très variables des règles qui définissent les nouvelles conditions de « l’art ». L’artiste le plus lucide dans l’analyse des tendances de la conjoncture et qui a pris le parti de les suivre étant évidemment le mieux armé pour « réussir ». Le renoncement critique et politique provoque chez les artistes la formation d’un refoulé qui éclaire nombre d’aspects de la production contemporaine. La disparité des niveaux de conscience explique la persistance accidentelle d’œuvres de qualité dans la production artistique réputée « contemporaine ». A cet égard le dogmatisme théorique des débuts a dû laisser la place au pragmatisme économique. Les frontières doctrinales se sont effacées et « l’Art Contemporain » a accepté progressivement dans son giron tout ce qui se vend et se vend cher en matière d’art vivant ou récent. Ainsi, à côté d’un marché de l’innovation qui alimente spécifiquement la spéculation cohabitent différents marchés « d’Art contemporain » réputés « plus sûrs » qui entretiennent la crédibilité de l’ensemble. Un tel éclectisme est révélateur d’une évolution. Le théoricisme agressif et sectaire des années 1970-90 apparaît, à trente ans de distance, comme le moment fort d’une thérapie de chocà la pleine et entière réalisation de son concept.

            Dans sa phase minimaliste l’Art Contemporain de marché procède d’un système de valeurs imposées qu’il n’est pas question de discuter. C’est donc en toute logique que la nouvelle morale artistique est désormais celle d’une pseudo neutralité qui s’exprime notamment à travers une esthétique du constat. Neutralité politique et déni de réalité s’épanouissent dans un individualisme libertaire, lointain héritage de Mai 68, de Deleuze et de Foucault. Ce double désengagement définit les conditions idéales d’un degré zéro du sens et d’un art « cynique » à vocation théâtrale et spectaculaire. La subversion programmée ou subversion mimétique, puisqu’elle retombe toujours dans le giron de ce qu’elle veut paraître subvertir — nourrit ainsi le marché de la « nouveauté », l’artiste lui-même se signalant moins par son travail que par un certain nombre de postures mondaines et de comportements codés. Ainsi la diversité tant vantée de l’Art Contemporain s’enracine-t-elle à tous points de vue dans un profond conformisme.

 

 

 

En conclusion : quelles « vraies valeurs » ?

 

            Le marché de l’Art Contemporain use et abuse de son pouvoir de créer arbitrairement de la valeur-Art à partir de critères marchands, spéculatifs, idéologiques, mais très accessoirement artistiques. La valeur marchande du produit Art — un produit que le marché se charge de labelliser et de garantir — renvoie de moins en moins à une valeur artistique désormais indifférente voire fictive. Le marché de l’Art peut se passer de l’art. Les « vraies valeurs » sur lesquelles se rabat aujourd’hui, faute de mieux, un marché spéculatif en déconfiture sont donc moins des valeurs artistiques que des valeurs marchandes. Valeurs confirmées comme telles par l’Histoire parce que d’abord artistiques et non pas artistiques parce que marchandes. D’où la solution palliative et significative du « retour » (« retour aux vraies valeurs ») valant constat d’échec. Certes le salut viendra de vraies valeurs artistiques mais, depuis que le marché de l’art fonctionne selon une logique spéculative, la question des vraies valeurs artistiques — c’est-à-dire la question de l’art et du sens de l’art — a été exclue de fait du champ de l’Art. Le mythe de l’Art est un outil idéologique, un argument économique et publicitaire irremplaçable dans la société de marché, mais sa réalité proprement artistique est désormais anecdotique : d’où le triomphe de l’Art-spectacle.
            « Voici longtemps que le socle des valeurs n’avait pas été, en France, aussi malmené », titre Paris-Art qui semble faire une découverte (12.02.09). En période de crise les pratiques du capitalisme deviennent d’un coup plus visibles, invitant aux mises en question radicales. Le libéralisme réduit l’art à un outil de domination et à un marché : il faut au contraire poser la question artistique en termes de pensée sociale, de morale collective et de bien commun. « Aucune société décente ne verra jamais le jour si l’on renonce par avance à toute critique morale et philosophique du détournement des capacités créatrices de l’être humain à des fins qui ne sont utiles qu’à l’enrichissement de quelques-uns tout en nuisant à la santé, au bonheur et à l’intelligence critique du plus grand nombre… » (6)

 

François Derivery, fév. 2009

auteur de : « L’art contemporain de marché, vitrine du néolibéralisme » et de « Art et voyeurisme des Pompiers aux Postmodernes », E.C. éditions 2008 et 2009.

 

notes
1. Naomi Klein : « La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre », Leméac- Actes Sud, 2008. Ouvrage édifiant sur les pratiques du capitalisme nord-américain. 
2. L’exposition récente de J. Koons au château de Versailles (2008) comportait quatre œuvres généreusement « prêtées » par F. Pinault.
3. Plutôt que « jugement esthétique » qui a une connotation à la fois formelle et subjective.
4. Ces deus règles, faut-il le souligner, sont régulièrement transgressées.
5. Cf. la récente exposition de Beaubourg (fév. 2009) intitulée « Vides une rétrospective ». La théorie de l’Art comme (dé)négation de l’art, en effet, donne la première place au discoureur au détriment de l’artiste.
6. Jean-Claude Michéa : « La double pensée », Champs, 2008, p. 139.

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4 juin 2009 4 04 /06 /juin /2009 03:56
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Mon crâne sur la commode

 

Représentations de la mort dans le Mexique contemporain

 

 

Dans la revue Ecritique (N°4, 2e semestre 2006)

 

 

« Du pont de la mort,

venez tous voir la fête qui s’allume »

René Crevel[1]


 

 

Au centre de México, tout près de l’avenue Juárez et du monument énormissime dédié au célèbre leader (et premier président mexicain d’origine indienne), s’est ouvert au printemps 2006 le Museo de Arte Popular. Quatre mille objets, anciens ou récents, produits de l’art populaire mexicain. Dans ce bâtiment du 18e siècle qui a abrité, durant les dernières décennies, le quartier général des pompiers (un détail qui ne s’invente pas…), les locaux ont été organisés de manière thématique : l’identité mexicaine, le foyer, le sacré, le fantastique… On a accordé une salle entière aux objets relatifs à la mort, ce qui en dit long sur l’importance de ce thème dans le pays.

 

Les voyageurs au Mexique, personnages illustres ou touristes lambda, ont souvent été frappés par cette constante présence qui habite l’art populaire, les arts plastiques, la littérature et la poésie, mais aussi la vie quotidienne. Carlos Fuentes écrit à propos de son compatriote Juan Rulfo : « Mythe et mort sont les deux M qui couronnent tous les autres et sont eux–mêmes couronnés par le nom du Mexique… »[2] Cette place de choix donnée à la mort dans l’imaginaire mexicain a été diversement regardée et comprise par les observateurs extérieurs, suscitant plus souvent la fascination que le rejet. Une fascination qui a connu un accent particulier chez les surréalistes.

 

 

Vivre la mort au quotidien

 

Les images de mort dans leur symbolique la plus courante (crânes, squelettes…) sont reprises dans les innombrables petits objets produits avec une inventivité constante par l’artisanat mexicain. Des morts, petits personnages en papier mâché, sont occupés à toutes sortes d’activités revenant habituellement aux vivants, comme ces mineurs au travail avec leurs pics et leurs wagonnets (photo). Un orchestre de mariachis-squelettes (en papier mâché et fil de fer) donne la sérénade ; un démon-squelette poursuit un livreur de journaux-squelette, les deux en vélo[3]. Ces représentations déclinées à l’infini avec un luxe ahurissant de détails ont trouvé leur apogée dans l’oeuvre du dessinateur José Guadalupe Posada (1852–1913), auteur de nombreuses gravures mettant en scène des calaveras (squelettes).

 

Posada, dont le travail continue à inspirer l’iconographie mexicaine aujourd'hui dans toutes sortes d’images et de ‘produits dérivés’, est notamment le créateur du personnage de la catrina (terme signifiant « vaniteuse »), le squelette vêtu en dame de la Belle Epoque, toute en fanfreluches, que l’on retrouve au centre du mural de Diego Rivera Sueño de una tarde dominical en la Alameda central [4], tenant par la main Rivera enfant. L’esprit de Posada persiste par exemple dans le travail de l’affichiste contemporain Alejandro Magallanes (image).

 

« Pour l’habitant de Paris, New York ou Londres, la mort est ce mot qu’on ne prononce jamais parce qu’il brûle les lèvres. Le Mexicain, en revanche, la fréquente, la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements favoris, et son amour le plus fidèle », écrit Octavio Paz[5]. Cette proximité, cette familiarité, cette relation qu’on pourrait qualifier d’intime, trouvent leur incarnation la plus éclatante dans la fameuse tradition toujours célébrée au Mexique du Jour des Morts, attestée par d’innombrables récits de voyage et travaux d’ethnographie. Voilà un pays où on appelle affectueusement les morts « Muertitos », avec le suffixe diminutif habituel.

 

Un ami mexicain me raconte[6] : « Chez les gens de ma famille, à la campagne dans le Nord, cette célébration était attendue comme un grand événement. Au moins deux semaines avant, il y avait un travail intensif chez la Tante pour préparer les fameuses couronnes de morts, traditionnelles et très recherchées. Tous, enfants compris, participaient à cette activité collective. (…) La célébration au cimetière dure toute la journée : depuis le nettoyage et la décoration des tombes, la disposition des veilleuses ou cierges, le dépôt avec soin et ferveur des couronnes et offrandes d’aliments, la récitation d’une oraison demandant le repos éternel de l’âme du cher absent, jusqu’à l’hommage musical. Il n’est pas rare que des boissons alcoolisées circulent et que les vivants éplorés, de plus en plus nostalgiques, finissent saouls par trinquer et chanter sans cesser de pleurer les chansons favorites du défunt. (…)

 

A la maison, le Jour des Morts commence également de bonne heure avec la préparation d’un petit autel pour le défunt, constitué en général d’une croix de petite taille et d’une photo du mort, et si c’est un enfant on l’orne de veilleuses et de fleurs blanches, si c’est un adulte de cierges et de fleurs d’autres couleurs. On utilise en général une fleur appelée cempazuchitl[7] ou « flor de muertos », fleur des morts (rose ou œillet d’Inde) de couleur orangée très intense, qui fleurit à cette saison ».

 

Aujourd'hui c’est sur Internet que l’on trouve des conseils et des consignes pour la composition de cet autel des morts à usage privé…

 

Véronique Flanet, une ethnologue ayant séjourné dans les années 70 à Jamiltepec, dans l’Etat de Guerrero (une région réputée pour être une des plus violentes de la République mexicaine), indique comment les enfants y sont en contact, depuis leur plus jeune âge, avec la mort violente. « Ces mêmes enfants, ajoute-t-elle, mangeront à la Toussaint un pain ou une confiserie en forme de tête de mort sur laquelle est inscrit leur prénom »[8].

 

Des rites et des représentations intégrés à la vie quotidienne sans précaution particulière, comme dans le poème d’Octavio Paz « Leçon de choses » :

 

Sur l’étagère

entre un musicien Tang et une jarre d’Oaxaca,

incandescent et vivace

avec des yeux de papier d’argent qui pétillent

le petit crâne en sucre

nous regarde aller et venir[9]

 

A force de cohabitation, l’effigie mortelle devient un personnage familier qui n’inspire ni crainte, ni tristesse particulière.

 

« La contemplation de l’horreur, sa familiarité, la complaisance pour elle, constituent un des traits les plus notables du caractère mexicain. Les Christs sanglants des églises de village, l’humour macabre de certains titres de journaux, les velorios, ces repas funèbres, la coutume de manger le 2 novembre des gâteaux et des sucreries en forme d’os et de crânes, sont des habitudes héritées des Indiens et des Espagnols, inséparables de notre être. Notre culte de la mort est un culte de la vie, de la même façon que l’amour, qui est faim de vie, est désir de mort », commente le poète[10].

 

Les chansons anonymes et les corridos[11] abondent en incarnations de la mort comme personnage qui accompagne le vivant. Un exemple dans une chanson de l’époque révolutionnaire, provenant de la Costa Chica d’Oaxaca :

 

Pour avoir une vie meilleure

je suis tombé amoureux de la mort,

je suis tombé amoureux de la mort

pour avoir une vie meilleure.

Il a été si bon, mon sort,

(et ma passion eut ses faveurs)

qu’aujourd'hui je domine la mort :

c’est que je suis son créateur.[12]

 

 

Une double filiation

 

Une telle persistance, si bien enracinée, possède des racines profondes qu’il faut rechercher, en effet, dans l’origine métissée de l’identité mexicaine, et surtout dans la puissance des mythes précolombiens. On connaît bien aujourd'hui les croyances des peuples préhispaniques de l’Amérique centrale, le panthéon des dieux aztèques et leur cosmogonie, les rites cruels des sacrifices humains qui ont tant impressionné les chroniqueurs de la conquête. Les nombreux sites archéologiques au Mexique et les découvertes qui continuent d’y être faites témoignent des images terrifiantes qui y étaient fréquentes. Henri Stierlin évoque chez les Aztèques une obsession, une « exaltation de la mort dans ce qu’elle a de plus macabre et de plus brutal », une « horreur sacrée »[13] que l’art est chargé de communiquer, dans un univers d’épouvante et dont les exemples sont innombrables.

 

La hantise de la mort chez les Aztèques et leur attente d’une catastrophe eschatologique ont assurément joué un grand rôle dans le succès de la conquête espagnole. « La mort est présente derrière toute chose, rappelle JMG Le Clézio[14]. (…) Dans l’art du Mexique, elle est présente continuellement, grimaçante comme sur le tzompantli, le mur des crânes des suppliciés, grotesque comme dans les effigies de la fête des morts ou dans les gravures de Tablada, ou bien extatique comme l’entrée des guerriers tués au combat dans la Maison du Soleil. »

 

Aujourd'hui cette conviction s’exprime sur le mode symbolique. « Chaque squelette de sucre mangé le jour des Morts témoigne que le soleil, pour survivre, doit être nourri du sang des victimes humaines »[15].

 

L’imprégnation de l’âme mexicaine par ces mythes mortifères a rencontré à l’époque de la conquête espagnole une autre filiation funèbre venue de l’empire de Charles Quint. Il s’agit de la tendance artistique qui s’est exprimée en Europe à partir du 14e siècle par la multiplication des Danses macabres et, un peu plus tard, des Vanités.

Dans cette période, caractérisée par « la confrontation consciente et persistante entre l’individu et sa mort », souligne Alberto Tenenti[16], « l’intervention de la Mort elle–même à cette occasion [de la mort de quelqu’un] n’était pas considérée comme déplacée, que ce soit sous la forme d’un cadavre, avec un cercueil sur son épaule, ou d’un squelette armé d’une faux. Parce que cette présence était familière, elle ne s’opposait pas à celle des forces surnaturelles que l’on sentait également à proximité. »[17] Une proximité qui est aussi caractéristique du Mexique où de telles forces ne sont jamais bien loin, comme les nahuales[18], réincarnations animales des esprits des morts.

 

Le thème de la mort a été à la fois largement répandu et d’une remarquable persistance en Europe sur l’espace d’au moins trois siècles[19]. « Cette invasion macabre (…) a touché presque toute la chrétienté occidentale et a même rejoint au Mexique et au Brésil le sens de la mort qu’avaient les Indiens », précise André Corvisier[20]. A la fin du 16e siècle, « l’existence simultanée du courant mystique et de l’influence franciscaine amène alors un développement dramatique des thèmes macabres, une prolifération et une diversification des oeuvres qui conduisent à une banalisation du macabre »[21]. Cette banalisation qui nous frappe aujourd'hui au Mexique a donc été aussi, en d’autres temps, le lot des pays du Vieux continent… Par la suite, la présence des symboles de la mort s’y est maintenue dans les œuvres picturales dénommées ‘Vanités’ où le crâne, entre autres, côtoyait fréquemment les artefacts destinés à évoquer beauté, richesse et autres valeurs passagères.

 

« L’art de la fête et le culte de la mort – comme un autre art luxueux, où se convient la sensualité et l’imagination – furent des dons légués par la Bourgogne à l’Espagne. Ils passèrent ensuite au Mexique avec les troupes de Charles Quint et là, ils rencontrèrent la danse indienne, les manteaux de plumes, les masques de jade et les crânes de turquoise », écrit Octavio Paz dans Le signe et le grimoire[22].

 

C’est surtout dans la continuité de l’art populaire (objets, images, chansons…) que les images de mort se maintiennent au Mexique du 16e au 20e siècle, car durant cette longue période la peinture mexicaine se contente de reproduire celle de l’Espagne, sans exprimer sa spécificité. Il faudra attendre la Révolution de 1910 et l’émergence d’une nouvelle ‘identité mexicaine’ pour qu’une école de peinture originale se manifeste avec les peintres de murales, Diego Rivera, Siqueiros et autres. Mais il y a chez eux une exaltation de l’âme nationale et du progrès social qui s’accommode mal d’une obsession mortifère. C’est plutôt chez des peintres non ‘mexicanistes’ que l’on va la retrouver. L’étude d’Ida Rodrigues Prampolini[23] évoque plusieurs artistes travaillant dans les années 1930–1950 et qui s’inscrivent dans cette tendance associant, en particulier, Eros et Thanatos.

 

Posada avait publié en 1895 une gravure intitulée Amor y muerte, dans laquelle on voit, à gauche une jeune femme debout, la tête renversée en arrière, l’air stupéfait ; à droite une porte vitrée, derrière laquelle Cupidon se montre avec son arc, tandis qu’apparaît au–dessus de lui une Mort/squelette noire et ricanante.

Roberto Montenegro peint en 1937 Asi es la vida, un personnage debout, de face, divisé en deux par une ligne médiane verticale : à droite une jeune femme en robe de soirée, un miroir à la main ; à gauche un squelette. C’est exactement le thème (inversé de droite à gauche, si les reproductions sont fidèles, ce dont on peut parfois douter…) du tableau peint en Allemagne à la fin du 17e siècle par Johann Michaël Erder, Jeune femme.

Jesús Reyes Ferreira présente un squelette dansant dans El amor entre la muerte y el demonio (non daté), et un autre sous le simple titre de Calavera, en 1955. Enfin El holocausto de Manuel Rodríguez Lozano (1944) montre au centre un supplicié placé sur un chevalet dans la position sacrificielle rituelle pour l’arrachement du cœur.

 

A la même époque, l’obsession de la mort se manifeste aussi chez deux poètes, José Goroztiza et Xavier Villaurrutia, dont les titres d’ouvrages sont évocateurs, le premier étant l’auteur de Muerte sin fin (année) et le second de Nostalgia de la muerte (1938) et de Invitación a la muerte (1944).

 

 

La mort comme concept surréaliste

 

Le mouvement d’avant–garde des Contempóraneos[24] a préparé le terrain pour faire pénétrer chez les artistes mexicains des idées proches de la sensibilité surréaliste[25]. Cesar Moro, peintre et poète, Péruvien d’origine, a également beaucoup contribué à diffuser le surréalisme au Mexique (où il a vécu de 1938 à 1948), ainsi que le peintre Wolfgang Paalen. Il n’y a pas eu dans ce pays de groupe surréaliste officiel répertorié – ce qui s’en rapprocherait le plus fut le groupe Taller – mais « ce fut pourtant, dès la fin des années 30, un authentique foyer du mouvement, presque un centre de ralliement »[26] et à partie de 1939 une « terre d’asile surréaliste » qui a accueilli Paalen, Carrington, Péret, Buñuel…

 

Ainsi se mettaient en place les éléments d’une rencontre entre un pays et un mouvement littéraire et artistique, rencontre où la mort ne joue pas un simple rôle de guest star. Car elle figure – aux côtés de l’amour et de la liberté – parmi les concepts de prédilection de nombreux surréalistes, et plus d’un a poussé le zèle jusqu’au suicide. Thierry Aubert, dans un ouvrage passionnant, à la recherche des « signes mortifères » dans les œuvres surréalistes, en a découvert une quantité qui témoigne du « foisonnement » de la mort dans cet univers[27], notamment dans les poèmes de Desnos ou Tzara.

 

Mais il est aussi d’autres résonances qui prédisposaient les surréalistes à s’accorder au paysage mexicain. JP Clébert rappelle comment de nombreux acteurs du surréalisme ont en commun, d’une part des racines paysannes, de l’autre le souvenir immédiat de la 1ère Guerre Mondiale. Ce qui donne dans leur poésie et leur peinture des « images obsédantes d’abattoirs, de massacres, de combats d’animaux, de la mort et du corps morcelé »[28]. On en trouve chez Masson, Bataille, Brauner, Ernst, de fréquents exemples que l’on pourra rapprocher des images de la déesse Coyolxauhqui et d’autres personnages démembrés de la mythologie mexicaine. De même, on sait que la pratique des sacrifices humains chez les Aztèques s’accompagnait d’un cannibalisme rituel extrêmement codifié[29]. Or l’anthropophagie intervient dans plusieurs textes Dada et il existe des fantasmes érotiques de la dévoration chez Ribemont–Dessaignes.

 

Le thème de la mise à mort est également présent chez Bataille ou Daumal, et en peinture chez Matta, Dali, Masson, ce Masson que Limbour surnomme « le dépeceur universel »[30]. Masson, qui consacre au moins deux ans, à partir de 1929, à la série de ses œuvres intitulée « Massacres ». C’est chez lui, souligne Bernard Noël, la « période où la violence de la pulsion de mort est la plus dominante, la plus continue »[31]. Il connaitra par la suite diverses étapes de cette pulsion, dans un trajet où « la violence [ne] sert pas d’objet de fascination mais compose une vision tragique, sans cesse reprise et travaillée, où se reflète la plaie interne que la mort ouvre dans la vie »[32].

 

Si l’on considère par ailleurs combien le surréalisme s’est déployé à la recherche de nouveau mythes (via les sciences occultes, la voyance, l’alchimie…), on voit bien que la rencontre avec le Mexique[33] – un certain Mexique – ne devait rien au hasard.

 

 

La recherche d’une dimension mythique

 

Antonin Artaud, le premier (en 1936), investit son voyage au Mexique d’une « demande » extraordinairement intense : « Je suis venu au Mexique chercher une nouvelle idée de l’homme »[34], proclame–t–il. « Je suis venu sur la terre du Mexique chercher les bases d’une culture magique qui peut encore jaillir des forces du sol indien »[35]. Pour lui, « le fond même de l’antique culture solaire [des peuples précolombiens] est d’avoir montré la suprématie de la mort ». Réaliser cette suprématie, c’est « éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre ; c’est enfin rétablir une grande harmonie. Je suis venu chercher dans le Mexique moderne la survivance de ces notions ou attendre leur résurrection »[36]. Artaud va attester de cette persistance chez les Indiens de la Sierra Tarahumara où il assiste (ou participe ?)[37] à une cérémonie du peyotl. Mais Camille Dumoulié, dans sa biographie[38], et Olivier Penot–Lacassagne[39], entre autres, ont analysé comment, pour Artaud, « la voie rédemptrice de l’indianité éternelle s’avère infructueuse. »

 

André Breton, lui aussi, mettait de grandes attentes dans sa visite du pays, y compris au plan politique puisqu’il venait y rencontrer Trotski. Mais aussi dans cette dimension mythique où la mort joue un rôle de premier plan. « Le Mexique mal réveillé de son passé mythologique continue à évoluer sous la protection de Xochipilli, dieu des fleurs et de la poésie lyrique, et de Couatlicue (sic), déesse de la terre et de la mort violente, dont les effigies, dominant en pathétique et en intensité toutes les autres, échangent d’un bout à l’autre du musée national, par–dessus les têtes des paysans indiens qui en sont les visiteurs les plus nombreux et les plus recueillis, des paroles ailées et des cris rauques. Ce pouvoir de conciliation de la vie et de la mort est sans aucun doute le principal appât dont dispose le Mexique »[40]. Il voit dans les photos de Manuel Alvarez Bravo s’exprimer le « sens de cette fatalité, seule trouée d’aperçus divinatoires, qui a inspiré les plus grandes oeuvres de tous les temps et dont le Mexique est aujourd'hui dépositaire »[41]

 

A son retour en France, Breton organise à Paris une exposition d’art mexicain tenue chez Renou & Colle. Il y présente des tableaux, retables naïfs (acquis, selon Henri Béhar, auprès du peintre Jesús Reyes Ferreira), œuvres anonymes des 18e et 19e siècles, divers objets d’art précolombiens, mais aussi des ex-votos et des objets d’art populaire, crânes en sucre, squelettes. « Les objets funèbres, tous originaires de la vallée de México proprement dite, nous ramènent à ce goût aigu que marque le Mexique pour tout ce qui s’attache à la fois de pompe et de dérision à la mort », écrit Breton dans le catalogue de l’exposition[42]. Il continuera à promouvoir l’art mexicain en présentant en 1950 la première exposition à Paris de Rufino Tamayo.

 

Un an après l’exposition mexicaine de Paris a lieu à México, en janvier 1940, dans la Galeria de Arte Mexicano d’Inès Amor, l’Exposition Internationale du Surréalisme, à l’instigation de Breton, de Paalen et de Cesar Moro. Là aussi, les peintures et autres oeuvres picturales des artistes surréalistes, mexicains et étrangers, côtoient des masques et des objets d’art préhispaniques. On se souviendra aussi de l’apparition programmée comme un happening, à son inauguration, du « Grand Sphinx de la Nuit », une femme à tête de papillon vêtue de blanc[43].

 

 

Un constat d’incompréhension mutuelle

 

A la différence d’Artaud et de Breton, qui n’ont fait que traverser le ciel mexicain comme deux météores, Benjamin Péret passe plusieurs années dans ce pays (de 1940 à 1948) et s’y attache profondément. Il vit alors avec la peintre espagnole Remedios Varo qui se fixera définitivement au Mexique. « Il se passionne pour les anciennes civilisations mayas et dénonce les conditions de vie imposées aux paysans d’aujourd'hui. Il explore l’arrière–pays, visite les temples et les monuments en ruine, recueille les textes et traduit les codex. De cette investigation, il ramènera en France le Livre de Chilam Balam de Chumayel…»[44]. Péret rapporte aussi de là–bas L’Air mexicain (publié en 1949), un long poème puissant aux images nourries de mythes préhispaniques.

 

Mais la plupart du temps, les surréalistes se seront contentés de stéréotypes. « Le corpus littéraire produit par les voyageurs surréalistes au Mexique est assez mince », constate Henri Béhar[45], et surtout « ces auteurs, en se rendant sur place, n’ont fait que conformer la vision du pays qu’ils portaient en eux ».

 

Breton mentionne avoir abordé le Mexique « dans des dispositions ultra–favorables qui peuvent tenir à l’empreinte ineffaçable [qu’il a] gardée d’un des premiers ouvrages [qu’il a] lus encore enfant et que Rimbaud mentionne comme lui étant parvenue vers le même âge : Costal l’Indien »[46]. « Une partie de mon paysage mental – et par extension, je crois, du paysage mental du surréalisme – est manifestement bornée par le Mexique », ajoute–t–il.

 

JMG Le Clézio[47] fait appel aux mêmes notions, qui s’apparentent à l’image d’Epinal, pour expliquer l’attirance que le Mexique a exercé sur de nombreux auteurs :

une nature vierge (mythe romantique à la Chateaubriand), des rêves de romans d’aventures à la Fenimore Cooper, le pouvoir magique des noms et des civilisations disparues, la fascination pour les rites sanglants des Aztèques… Fascination qui avait déjà affecté les chroniqueurs de l’époque de la conquête, comme Sahagún, partagés entre l’horreur pour leur cruauté et l’attirance pour leur puissance magique. C’est aussi le cas chez Bataille ou Mandiargues qui développe dans la Motocyclette l’« histoire d’un sacrifice humain qui s’accomplit en référence au rite aztèque »[48]. Et il faudrait avoir la place de parler aussi, bien sûr, de DH Lawrence et de Malcolm Lowry…

 

La civilisation précolombienne a produit « un art qui émerveilla Dürer avant d’effrayer Baudelaire, un art où se sont reconnus des tempéraments aussi différents que les surréalistes et Henry Moore »[49], rappelle Octavio Paz. Toutefois, cette attirance ne fut pas toujours bien reçue par les Mexicains eux–mêmes. « Breton a connu peu et n’a compris presque rien du Mexique, bien qu’il ait été la proie d’une fascination. Il est venu comme un conquérant et il a ébloui les artistes mexicains, momentanément, par sa réputation et sa personnalité flamboyante »[50], écrit Ida Rodriguez Prampolini. Elle lui oppose la figure de Wolfgang Paalen, « sa vaste culture, ses connaissances et son admiration pour l’art précolombien ». Il n’est certes pas nécessaire de connaître quelqu’un ou quelque chose pour être fasciné. D’autres analystes mexicains mettront aussi l’accent sur « la confusion, l’incompréhension, le malentendu, l’autoritarisme et la prétention du regard que Breton porte sur leur pays, en dénonçant son assimilation du fantastique au surréalisme »[51].

 

Au fond, le problème est peut–être analogue à celui qu’Artaud rencontrait dans ses rapports avec les surréalistes : « j’ai fait connaissance avec tous les dadas qui voudraient m’englober dans leur dernier bateau Surréaliste, mais rien à faire. Je suis beaucoup trop surréaliste pour cela »[52], écrit–il en 1924. Le Mexique, lui aussi, est trop surréaliste en lui–même pour être annexé par ce qu’il ressent comme un mouvement colonisateur. Cette réaction renvoie à la théorie d’Alejo Carpentier sur le real maravilloso (réel merveilleux) naturel de l’Amérique latine – théorie exposée dans la préface de son roman El reino de este mundo (1948). Il y exprimait son refus d’un merveilleux artificiel, fabriqué et codifié par des conventions littéraires. Par la suite, d’autres auteurs latino–américains comme Garcia Marquez ont émergé et fait triompher, en effet, cet univers du réalisme magique dans des livres accueillis avec enthousiasme par la vieille Europe.

 

On peut voir dans cette évolution un schéma où l’imaginaire européen étant asséché, épuisé, stérile, l’Amérique latine prend le relais pour offrir à l’expression artistique un réservoir de mythes, d’images et de regards. Une captation de son essence magique qui s’apparenterait, version négative, à une nouvelle forme de colonisation, culturelle et virtuelle – ou version positive, à une mondialisation harmonieuse des cosmogonies et des univers de fiction. Avons–nous encore le choix ?

 

Elizabeth Legros

 

 

[1] René Crevel, La Révolution Surréaliste n°7, 15 juin 1926

[1] Dans le Sourire d’Erasme, au sujet du roman de Rulfo « Pedro Paramo ». Cité par Claude Cymerman et Claude Fell, La littérature hispano–américaine de 1940 à nos jours, Nathan Université, 1997

[1] Nombreuses images dans le livre de Kajin Tonoyama, The Popular Arts of Mexico, p 105, Weatherhill/Heibonsha, 1974

[1] Ce panneau se trouvait à l’origine à l’hotel del Prado qui a été détruit lors du séisme de 1985. Le mural de Rivera récupéré se trouve aujourd'hui dans un petit musée qui lui est dédié en bordure du parc.

[1] Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, p 55, Gallimard, 1972. En tant que poète mexicain, auteur d’ouvrages sur l’art de son pays, et représentant éminent du surréalisme au Mexique, Paz se trouve au confluent de toutes les données du problème

[1] Par lettre, d’où le côté « écrit » de ce récit.

[1] Le nom indigène de cette fleur est « cempoalxochitl », qui vient de « cempoalli » (le chiffre vingt, car la fleur a de nombreux pétales) et de « xochitl », fleur. Le terme espagnol de « flor de muertos » ne traduit donc pas cette signification mais consacre l’utilisation habituelle de ces fleurs.

[1] Véronique Flanet, La Maîtresse Mort, p 99, Berger–Levrault, 1982

[1] Octavio Paz, L’arbre parle, p 37, Gallimard, 1990

[1] Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, p 24, Gallimard, 1972

[1] Chanson populaire des 19e et 20e siècles, particulièrement à l’époque révolutionnaire, se basant souvent sur un fait divers ou un événement politique ou militaire.

[1] Cité par Pilar Martinez, La muerte en la vida y libros de México, éditeur non mentionné, 1982

[1] Henri Stierlin, L’art aztèque et ses origines,  p 207, Seuil 1982

[1] JMG Le Clézio, Le rêve mexicain, p 84, Gallimard 1992

[1] Michelle Vergniolle Delalle, Surréalisme et mexicanité, p. 117, in Mélusine n° 19 (Cahiers du Centre de Recherche sur le Surréalisme), éd. L’âge d’homme, 1999

[1] Alberto Tenenti, Introduction à Humana Fragilitas : The Themes of Death in Europe from the 13th to the 18th Century, Ferrari Editrice, 2002.

[1] Alberto Tenenti, ibid. p 12

[1] Bien avant l’arrivée des Espagnols au Mexique, la croyance aux nahuales existait déjà dans la majeure partie du pays. Certains animaux (variant selon la région) étaient enterrés vivants avec un mort. Le chien accompagne toujours le défunt, pendant les quatre ans que dure le voyage vers le Mictlan (« lieu de la mort »), et c’est en le chevauchant que le défunt peut traverser le neuvième fleuve qui le sépare du Mictlan, où il rencontrera Mictlantecuhtli, le Seigneur des Morts. D’autre part, chez les peuples préhispaniques, un enfant pouvait recevoir un nom d’animal si sa date de naissance correspondait au signe animal du calendrier. Le nahual était alors le plus souvent un protecteur de celui qui était né « son » jour.

[1] Curieusement, c’est en Espagne que l’on trouve le moins de Danses macabres (picturales), alors qu’elles sont très fréquentes en France et dans les pays germaniques. D’ailleurs le livre des Utzinger (Itinéraire des danses macabres, éd. JM Garnier, 1996) qui recense toutes les danses macabres connues en Europe – plusieurs dizaines – n’en mentionne qu’une seule en Espagne, celle du château de Javier près de Pampelune.

[1] André Corvisier, Les danses macabres, p 58, PUF 1998

[1] Corvisier, ibid. p 48

[1] Octavio Paz, Le signe et le grimoire, p 32, Gallimard 1993

[1] Ida Rodríguez Prampolini : El surrealismo y el arte fantástico de México, UNAM, México 1969

[1] Les poètes Gorostiza et Villaurutia étaient membres, aux côtés de Carlos Pellicer, Salvador Novo, Jorge Cuesta, Jaime Torres Bodet, du groupe des Contempóraneos, actif dans les années 20, publiant une revue de même nom. Du côté pictural, les artistes ‘mexicanistes’ (comme Rivera) s’opposaient aux ‘contemporains’ (comme Tamayo) qui ne voulaient pas séparer la culture mexicaine de la culture européenne.

[1] Voir à ce sujet le livre d’Alain et Odette Virmaux « La constellation surréaliste », éd. La Manufacture, 1987, ainsi que l’article de D. Musacchio « Le surréalisme dans la poésie hispano–américaine » dans Europe n°475/476 nov–déc. 1968 (spécial surréalisme) pp 258–283, et le numéro spécial d’Opus International n° 19/20 octobre 1970 sur le surréalisme international.

[1] Virmaux, op. cit. pp 199 sq

[1] Thierry Aubert, Le surréaliste et la mort, éditions L’âge d’homme, 2001. On trouve une seule allusion au Mexique chez Aubert, à la toute dernière page (300), à propos de photos d’Alvarez Bravo présentées à l’expo de 1939, mais pas d’ouverture vers les surréalistes étrangers. Il aurait mieux valu appeler ce livre « Les surréalistes français et la mort »

[1] Jean–Paul Clébert, Dictionnaire du Surréalisme, Seuil, 1996, article « Cruauté »

[1] Michel Graulich, Le sacrifice humain chez les Aztèques, Fayard 2005

[1] Michel Leiris et Georges Limbour : André Masson et son univers, Editions des Trois Collines, 1947.

[1] Bernard Noël : André Masson, la chair du regard, p 66, Gallimard, 1993

[1] Bernard Noël, ibid. p 69

[1] Sur toutes les connexions entre Mexique et surréalisme, il existe un travail très complet des Cahiers du Centre de Recherche sur le Surréalisme : « Mexique, miroir, magnétique », Mélusine n° XIX, 1999.

[1] Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, p 212 in Œuvres complètes vol. VIII, Gallimard, 1976–1994

[1] Artaud, ibid. p 150

[1] Artaud, ibid. p 218

[1] JMG Le Clézio émet des doutes sur la réalité du voyage d’Artaud à la sierra Tarahumara ou du moins sur sa participation à une cérémonie du peyotl. Mais c’est pour ajouter que « le problème de l’authenticité de l’expérience d’Artaud n’a pas de sens » car pour Artaud, il s’agit de « la révélation d’une poésie à l’état pur » et « d’une création en dehors du langage » (ce qu’Artaud a toujours souhaité faire). JMG Le Clézio, Le rêve mexicain, p 201 (chapitre consacré à Antonin Artaud)

[1] Camille Dumoulié, « Antonin Artaud », Seuil 1996

[1] Olivier Penot–Lacassagne : ‘Singularité d’Antonin Artaud’, dans le n°873-874 de la revue Europe, janvier–février 2002 (pp 107–108)

[1] André Breton, Souvenir du Mexique, Œuvres complètes vol 1, p 678 (texte repris du Minotaure n° 12–13 de mai 1939) Gallimard 1988

[1] ibid.

[1] Breton, Objets Populaires – Œuvres complètes tome 2 p 1236, Gallimard 1988

[1] Sur cette exposition, voir l’article de Christine Frérot : La théorie au pays des esprits, dans le numéro de Mélusine précité, p 140.

[1] Clébert, op. cit. article Péret

[1] Henri Béhar, Introduction au dossier Mexique du n° XIX de Mélusine, p 16

[1] Breton, Souvenir du Mexique (suite) – Œuvres complètes tome 2  p 952. L’auteur des notes à ce volume précise p 1426 qu’il s’agit d’un roman d’aventures de Gabriel Ferry.

[1] JMG Le Clézio, op. cit., p 193 (chapitre consacré à Antonin Artaud)

[1] Simone Grossman, Une écriture de sang : la dimension mexicaine chez Mandiargues, in Mélusine XIX, p 82

[1] Octavio Paz, Le signe et le grimoire, p 18, Gallimard 1993

[1] Ida Rodriguez Prampolini, op cit, p 72

[1] Christine Frérot, article précité, dans Mélusine XIX, p 151

[1] Antonin Artaud, Œuvres complètes tome I**, p 112

 



[1] René Crevel, La Révolution Surréaliste n°7, 15 juin 1926

[2] Dans le Sourire d’Erasme, au sujet du roman de Rulfo « Pedro Paramo ». Cité par Claude Cymerman et Claude Fell, La littérature hispano–américaine de 1940 à nos jours, Nathan Université, 1997

[3] Nombreuses images dans le livre de Kajin Tonoyama, The Popular Arts of Mexico, p 105, Weatherhill/Heibonsha, 1974

[4] Ce panneau se trouvait à l’origine à l’hotel del Prado qui a été détruit lors du séisme de 1985. Le mural de Rivera récupéré se trouve aujourd'hui dans un petit musée qui lui est dédié en bordure du parc.

[5] Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, p 55, Gallimard, 1972. En tant que poète mexicain, auteur d’ouvrages sur l’art de son pays, et représentant éminent du surréalisme au Mexique, Paz se trouve au confluent de toutes les données du problème

[6] Par lettre, d’où le côté « écrit » de ce récit.

[7] Le nom indigène de cette fleur est « cempoalxochitl », qui vient de « cempoalli » (le chiffre vingt, car la fleur a de nombreux pétales) et de « xochitl », fleur. Le terme espagnol de « flor de muertos » ne traduit donc pas cette signification mais consacre l’utilisation habituelle de ces fleurs.

[8] Véronique Flanet, La Maîtresse Mort, p 99, Berger–Levrault, 1982

[9] Octavio Paz, L’arbre parle, p 37, Gallimard, 1990

[10] Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, p 24, Gallimard, 1972

[11] Chanson populaire des 19e et 20e siècles, particulièrement à l’époque révolutionnaire, se basant souvent sur un fait divers ou un événement politique ou militaire.

[12] Cité par Pilar Martinez, La muerte en la vida y libros de México, éditeur non mentionné, 1982

[13] Henri Stierlin, L’art aztèque et ses origines,  p 207, Seuil 1982

[14] JMG Le Clézio, Le rêve mexicain, p 84, Gallimard 1992

[15] Michelle Vergniolle Delalle, Surréalisme et mexicanité, p. 117, in Mélusine n° 19 (Cahiers du Centre de Recherche sur le Surréalisme), éd. L’âge d’homme, 1999

[16] Alberto Tenenti, Introduction à Humana Fragilitas : The Themes of Death in Europe from the 13th to the 18th Century, Ferrari Editrice, 2002.

[17] Alberto Tenenti, ibid. p 12

[18] Bien avant l’arrivée des Espagnols au Mexique, la croyance aux nahuales existait déjà dans la majeure partie du pays. Certains animaux (variant selon la région) étaient enterrés vivants avec un mort. Le chien accompagne toujours le défunt, pendant les quatre ans que dure le voyage vers le Mictlan (« lieu de la mort »), et c’est en le chevauchant que le défunt peut traverser le neuvième fleuve qui le sépare du Mictlan, où il rencontrera Mictlantecuhtli, le Seigneur des Morts. D’autre part, chez les peuples préhispaniques, un enfant pouvait recevoir un nom d’animal si sa date de naissance correspondait au signe animal du calendrier. Le nahual était alors le plus souvent un protecteur de celui qui était né « son » jour.

[19] Curieusement, c’est en Espagne que l’on trouve le moins de Danses macabres (picturales), alors qu’elles sont très fréquentes en France et dans les pays germaniques. D’ailleurs le livre des Utzinger (Itinéraire des danses macabres, éd. JM Garnier, 1996) qui recense toutes les danses macabres connues en Europe – plusieurs dizaines – n’en mentionne qu’une seule en Espagne, celle du château de Javier près de Pampelune.

[20] André Corvisier, Les danses macabres, p 58, PUF 1998

[21] Corvisier, ibid. p 48

[22] Octavio Paz, Le signe et le grimoire, p 32, Gallimard 1993

[23] Ida Rodríguez Prampolini : El surrealismo y el arte fantástico de México, UNAM, México 1969

[24] Les poètes Gorostiza et Villaurutia étaient membres, aux côtés de Carlos Pellicer, Salvador Novo, Jorge Cuesta, Jaime Torres Bodet, du groupe des Contempóraneos, actif dans les années 20, publiant une revue de même nom. Du côté pictural, les artistes ‘mexicanistes’ (comme Rivera) s’opposaient aux ‘contemporains’ (comme Tamayo) qui ne voulaient pas séparer la culture mexicaine de la culture européenne.

[25] Voir à ce sujet le livre d’Alain et Odette Virmaux « La constellation surréaliste », éd. La Manufacture, 1987, ainsi que l’article de D. Musacchio « Le surréalisme dans la poésie hispano–américaine » dans Europe n°475/476 nov–déc. 1968 (spécial surréalisme) pp 258–283, et le numéro spécial d’Opus International n° 19/20 octobre 1970 sur le surréalisme international.

[26] Virmaux, op. cit. pp 199 sq

[27] Thierry Aubert, Le surréaliste et la mort, éditions L’âge d’homme, 2001. On trouve une seule allusion au Mexique chez Aubert, à la toute dernière page (300), à propos de photos d’Alvarez Bravo présentées à l’expo de 1939, mais pas d’ouverture vers les surréalistes étrangers. Il aurait mieux valu appeler ce livre « Les surréalistes français et la mort »

[28] Jean–Paul Clébert, Dictionnaire du Surréalisme, Seuil, 1996, article « Cruauté »

[29] Michel Graulich, Le sacrifice humain chez les Aztèques, Fayard 2005

[30] Michel Leiris et Georges Limbour : André Masson et son univers, Editions des Trois Collines, 1947.

[31] Bernard Noël : André Masson, la chair du regard, p 66, Gallimard, 1993

[32] Bernard Noël, ibid. p 69

[33] Sur toutes les connexions entre Mexique et surréalisme, il existe un travail très complet des Cahiers du Centre de Recherche sur le Surréalisme : « Mexique, miroir, magnétique », Mélusine n° XIX, 1999.

[34] Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, p 212 in Œuvres complètes vol. VIII, Gallimard, 1976–1994

[35] Artaud, ibid. p 150

[36] Artaud, ibid. p 218

[37] JMG Le Clézio émet des doutes sur la réalité du voyage d’Artaud à la sierra Tarahumara ou du moins sur sa participation à une cérémonie du peyotl. Mais c’est pour ajouter que « le problème de l’authenticité de l’expérience d’Artaud n’a pas de sens » car pour Artaud, il s’agit de « la révélation d’une poésie à l’état pur » et « d’une création en dehors du langage » (ce qu’Artaud a toujours souhaité faire). JMG Le Clézio, Le rêve mexicain, p 201 (chapitre consacré à Antonin Artaud)

[38] Camille Dumoulié, « Antonin Artaud », Seuil 1996

[39] Olivier Penot–Lacassagne : ‘Singularité d’Antonin Artaud’, dans le n°873-874 de la revue Europe, janvier–février 2002 (pp 107–108)

[40] André Breton, Souvenir du Mexique, Œuvres complètes vol 1, p 678 (texte repris du Minotaure n° 12–13 de mai 1939) Gallimard 1988

[41] ibid.

[42] Breton, Objets Populaires – Œuvres complètes tome 2 p 1236, Gallimard 1988

[43] Sur cette exposition, voir l’article de Christine Frérot : La théorie au pays des esprits, dans le numéro de Mélusine précité, p 140.

[44] Clébert, op. cit. article Péret

[45] Henri Béhar, Introduction au dossier Mexique du n° XIX de Mélusine, p 16

[46] Breton, Souvenir du Mexique (suite) – Œuvres complètes tome 2  p 952. L’auteur des notes à ce volume précise p 1426 qu’il s’agit d’un roman d’aventures de Gabriel Ferry.

[47] JMG Le Clézio, op. cit., p 193 (chapitre consacré à Antonin Artaud)

[48] Simone Grossman, Une écriture de sang : la dimension mexicaine chez Mandiargues, in Mélusine XIX, p 82

[49] Octavio Paz, Le signe et le grimoire, p 18, Gallimard 1993

[50] Ida Rodriguez Prampolini, op cit, p 72

[51] Christine Frérot, article précité, dans Mélusine XIX, p 151

[52] Antonin Artaud, Œuvres complètes tome I**, p 112

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3 juin 2009 3 03 /06 /juin /2009 03:08

 

Le discours (de) l’art et le marché de la transgression
Dans la revue Ecritique

 


François Derivery

Discours sur l’art ou discours de l’art ?

 

         Dans « La puissance d’exister », Michel Onfray parle du « discours théorique sur l’art contemporain ». La question est de savoir si ce discours institutionnel et récurrent porte sur son objet un regard distancié et critique, et donc s’il est théoriquement crédible, ou si, comme tout semble le montrer, il s’inscrit au contraire, sans souci d’argumentation, comme le prolongement publicitaire d’objets déjà adoubés ?

         Si tel est le cas il faudrait parler de discours de l’art et non pas de discours sur l’art. Dès lors à quoi correspond cet effacement ou cette censure du théorique qui doit néanmoins s’intituler « théorie » ?  Cette contradiction est au centre de la question de « l’art contemporain » [i]. Toute l’histoire montre qu’il n’y a pas d’art sans théorie de l’art explicite ou implicite. Qu’est-ce donc qui relie ce discours théorique en trompe-l’œil à son objet, et qu’a-t-il de si important a cacher ? Quelle est, en résumé, la logique de cette usage systématique de l’illogisme ?

 

 

Economie du recyclage

 

         L’économie de marché dominerait-t-elle définitivement « notre » monde ? L’histoire est-elle réellement arrêtée ? En tout cas c’est bien parce que ce monde recèle toujours des oppositions et des résistances au « tout marché » que le néolibéralisme a besoin de produire une idéologie pour justifier sa domination. Dans le domaine de l’art comme dans les autres cette idéologie se donne la forme d’un « discours » qui théorise l’illusion pour occulter la réalité.

         Comme « l’image écran », dont le rôle a été mis en évidence par Freud [ii], l’idéologie est une construction fictionnelle qui renvoie à un refoulé. Pas d’idéologie quand il n’y a rien à cacher. La peinture des aborigènes d’Australie n’est pas idéologque car elle est traditionnellement leur explication du monde. Quand « l’idéologie » coïncide avec l’expérience ce n’est plus une idéologie.

         Ainsi se dessine la fonction de l’idéologie comme discours de déni de la réalité. La forme privilégiée de ce déni est la fiction, le récit mythique. Celui de l’art contemporain est bien connu, il s’agit de la prétendue « révolution duchampienne » qui fonde, à travers la déification du ready made, la démarche emblématique de l’art contemporain : le prélèvement.

         L’œuvre de Duchamp n’a rien à voir, ou très peu, avec son exploitation postmoderne. En effet le projet de Duchamp était signifiant, à l’instar de celui de l’art moderne dans son ensemble. Ce n’est pas le cas de l’anti-projet « contemporain ». Duchamp était un technicien de la mystification et il a exercé ses talents aux dépens d’une officialité de l’art qui pour sauver la face — et aussi pour donner une légitimité à la postmodernité en gestation et au lancement de l’art de marché — a pris ses propositions au pied de la lettre et au premier degré et en a tiré une pseudo théorie[iii] de l’art comme simulacre de l’art.

         Toutefois quand Onfray parle dans son livre de “schizophrénie sociale” il ne se réfère pas à ce récit mythique des origines de « l’art contemporain » mais à la prédilection de ce dernier pour, dit-il, les aspects les plus négatifs de « notre » société capitaliste. Cette prédilection apparente pour le négatif a pourtant une fonction idéologique roborative et euphémisante ; les profits que retire l’économie néolibérale du recyclage du négatif en positif ne sont pas seulement financiers, ils se donnent volontiers un alibi moral, du marché de la dépollution au commerce de l’art. Quand au banquier qui accroche dans son salon un portrait de Lénine il a la satisfaction de savoir et de montrer que l’argent a toujours le dernier mot. Le capitalisme promet la victoire finale du bien sur le mal et par conséquent la rédemption des crimes commis en son nom.

         Dans l’économie du « prélèvement » l’appropriation du déchet est plus facile, plus rapide et moins coûteuse que la production d’un objet artisanal ou manufacturé. Exploitant en outre un registre que le bon goût des possédants refoule il offre un bon rapport qualité-prix. Il ne s’agit pas pour autant de « subversion », car le geste symbolique de défi que la promotion « artistique » du déchet a pu un temps constituer est devenu conventionnel. Pour se signaler efficacement il faut transformer le matériau et pour cela disposer de fonds personnels ou de sponsors. La réalisation d’une « pièce » d’envergure, commandée sur plan et réalisée en usine est réservée à des artistes riches et bien en cour, symboles de la réussite artistique, comme J. Koonz, D. Hirst, M. Cattelan et d’autres, qui ont les moyens de leur « visibilité ».

         Parallèlement, les moyens de persuasion et de pression dont dispose l’institution artistique ont permis de régler définitivement la question de « l’esthétique », qui s’efface devant d’autres critères. La forme « contemporaine » de l’esthétique est le spectacle qui, ostentatoire et violent, désorganise les consciences et fait passer le message officiel. Pour que le « laid » devienne « beau » — ce qui se traduit en termes « d’évidence artistique » —, il suffit donc là encore d’y mettre les moyens. Ce même principe garantit la viabilité artistique potentielle de n’importe quelle proposition. Le marché ne risque pas de manquer de matière première.

         Néanmoins, les fastes de l’Art spectacle ne peuvent se passer, comme le marché lui-même, d’une justification éthique, et c’est ici qu’intervient le discours de l’art, et sa conception particulière de la « théorie », consistant à redoubler par une métaphore verbale poético-délirante l’objet qu’il s’agit de promouvoir, tout en évitant de s’engager sur le terrain miné de la signifiance, c’est-à-dire de l’aveu de ses véritables mobiles. La peur du sens sous-tend le discours de l’art contemporain et détermine sa forme comme métaphore verbale de l’art contemporain lui-même.

         Ce discours qui se donne pour théorique est le symptôme de la contradiction et du refoulement qui le fonde. Il s’agit de combler par un fantasme autojustifiant — recours à « Duchamp » et revendication d’une « liberté de création » tout aussi utopique — le fossé éthique et psychologique qui sépare l’art contemporain de l’art au sens historique du terme. Ce dernier en effet relève d’une économie du don et non pas d’une économie spéculative et marchande. L’enjeu de ce discours est la survie d’une croyance en l’Art — qui bénéficie au premier chef à « l’art » contemporain — qui est l’alibi et le fond de commerce de l’ensemble de l’institution artistique..

        

 

Le silence est d’or

 

         Verbaliser : penser, articuler dans le langage. La verbalisation a une fonction de vérité et de production de sens dont la subversion réelle dénonce à tout moment les subversions convenues de l’art de marché. La censure du verbe dans sa fonction critique explique l’ésotérisme délirant du discours officiel de l’Art, et son agressivité de parade, aussi défensive qu’offensive. Aux mains des politiques le récit fabuleux est un outil de domination qui s’applique à tous les domaines et en particulier à la culture. Les Etats-Unis l’ont théorisé les premiers : c’est le storytelling, méthode utilisée pour conditionner électeurs et acheteurs et leur vendre à peu près n’importe quoi[iv].

         Constituer en mythe des événements, des individus ou des produits ne présente pas seulement l’intérêt de refouler la réalité à l’arrière-plan, en particulier la réalité de la production, mais d’être — et sans doute aussi pour cela — un excellent argument de vente. Dans la culture redéfinie et re-paramétrée à l’aune  du spectaculaire, le mythe de « l’indicibilité de l’Art » est soutenu par la quasi totalité des artistes, qu’ils soient reconnus ou rejetés par le système. A travers la condamnation du verbe perturbateur l’utopie d’un Art « libre et universel » protège de la réalité. Les contradictions sociales persistent en effet, de même que les oppositions de statut entre artistes. L’idéologie artistique réussit ainsi le tour de force de reconstituer autour de la défense du marché, de ses « valeurs » et de son Art l’unité illusoire mais efficace d’un « milieu » artistique qui, en raison de son militantisme, avait été l’ennemi à abattre des politiques culturelles depuis Pompidou[v]. Le mythe de l’Art, dans sa version officielle et médiatisée conduit ainsi l’artiste à coopérer « naturellement » avec le système. Comme le note un observateur : “Entre une originalité mise en scène pour des raisons stratégiques et un mutisme pathologique, l’individu inclinera à développer un rapport de plus en plus marchand à lui-même et aux autres”.[vi]

         Tout récit, tout discours se donne pourtant à lire, pour peu qu’on s’y attache, au-delà des effets d’intimidation. Il en va de même d’un discours artistique particulièrement mystifiant mais qui révèle toujours sa logique de déni à travers un usage récurrent et immodéré du lapsus. A propos de l’artiste américain Jason Rhoades, mort récemment, qui avait exposé à Beaubourg[vii] une installation de bidons de forme phallique remplis d’excréments, Harald Szeemann, commissaire de la Biennale de Lyon 1997, écrivait : « Il est généreux —, riche d’idées et d’associations, drôle, avide de consommer sans pour autant succomber à la valeur de la possession. »[viii]

         Le commentaire est moins anodin qu’il n’y paraît puisque ce qui est dit en substance c’est d’abord que c’est son comportement qui fait la « valeur » de l’artiste plutôt que ses œuvres, qui en sont le prolongement ou l’illustration. Ainsi, en refusant de « succomber à la valeur de la possession », et « riche d’idées » à défaut d’être fortuné,  l’artiste dit « merde » aux possédants, ses acheteurs potentiels, et trouve dans cette attitude même la « matière » de son œuvre.

         « Provocation » rituelle et attendue, organisant désormais les relations entre l’artiste et le monde de l’argent, depuis que « l’art » est devenu avant tout affaire de « visibilité », et d’abord de visibilité mondaine.

         « Ses installations sculpturales — poursuivait le commentateur — sont profuses, à tout point de vue, mais elles sont aussi composées avec intelligence d’une manière intuitive, de telle sorte que chaque objet trouve sa place dans un système plus large. »

         La première impression est celle de la confusion mais chaque affirmation est suivie aussitôt de sa négation. L’oxymore renchérit sur la tautologie. « Composé » annule en effet « profus » et « intelligence » corrige « intuition ». Il n’est pas question d’interroger les objets eux-mêmes au risque de devoir mettre à nu leur vacuité. La protection de leur inviolabilité garantit leur statut en même temps que leur crédibilité marchande.

         De façon plus générale les commentaires de ce type démontrent la difficulté de l’exercice qui consiste à parler de X ou à faire la promotion de Y non pas en argumentant — ce qui serait compromettre inutilement à la fois l’artiste et le commentateur — mais en essayant de faire passer du non-sens pour du sens. Ce qui est essentiel c’est de ne rien dire, tout en donnant l’impression de dire quelque chose. D’où cette conclusion d’un universalisme abscons en soi inattaquable :  « Dans ce tout théâtral, l’objet endosse une fonction d’appel au sein de l’alliance du tout vivant et chromatique, qui englobe tous les éléments de tous les médias »[ix]. Tout est dans tout… et réciproquement !

         Le processus de verbalisation est et a toujours été au centre de la pratique artistique, comme la forme dynamique de sa relation à l’autre. Le rapport de l’art au verbe n’est ni indifférent ni négatif, et encore moins destructeur : il est seulement structurant. Sans verbalisation des émotions et des images pas de psychanalyse, mais pas non plus de pratique artistique. La censure organisée et systématique de ce procès de sens distingue la période artistique « contemporaine » de celles qui l’ont précédée.

 

 

F.D.

 

 

 

 

[1] « Art contemporain » : il s’agit d’aborder ce concept néolibéral à partir de son contexte économique et culturel, c’est-à-dire de façon critique, et non pas hors contexte, en acceptant le principe de son achèvement, de sa pérennité et de son autisme statutaire. Les œuvres restent nourries par la contradiction : elles le refoulent seulement plus ou moins.

[1] Comme dans l’analyse du rêve de « L’homme aux loups »  (cf. Cinq psychanalyses).

[1] Le ready made n’est qu’un moment dans l’œuvre de Duchamp, qui a toujours compris l’art, quel que soit le matériau utilisé, comme une pratique de sens.

[1] « Les gens adorent les histoires » (R. Reagan).

[1] Pour un historique et une analyse de ce conflit, cf. F.D. L’Exposition 72-72, E.C. éditions, 2001.

[1] Axel Honneth, Le Monde, 10.11.06.

[1] A l’exposition « Dionysiac ».

[1] Le Monde du 6-7.08.06.

[1] Id.

 



[i] « Art contemporain » : il s’agit d’aborder ce concept néolibéral à partir de son contexte économique et culturel, c’est-à-dire de façon critique, et non pas hors contexte, en acceptant le principe de son achèvement, de sa pérennité et de son autisme statutaire. Les œuvres restent nourries par la contradiction : elles le refoulent seulement plus ou moins.

[ii] Comme dans l’analyse du rêve « L’homme aux loups »  (cf. Cinq psychanalyses).

[iii] Le ready made n’est qu’un moment dans l’œuvre de Duchamp, qui a toujours compris l’art, quel que soit le matériau utilisé, comme une pratique de sens.

[iv] « Les gens adorent les histoires » (R. Reagan).

[v] Pour un historique et une analyse de ce conflit, cf. F.D. L’Exposition 72-72, E.C. éditions, 2001.

[vi] Axel Honneth, Le Monde, 10.11.06.

[vii] A l’exposition « Dionysiac ».

[viii] Le Monde du 6-7.08.06.

[ix] Id.

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2 juin 2009 2 02 /06 /juin /2009 03:04

Néolibéralisme, contre-culture et art contemporain :

- Une logique de prédation

 

François DERIVERY




Naissance d’une contre-culture

            Christopher Lasch a opposé culture populaire et culture de masse1. D’un côté un ensemble de savoirs, de traditions et de valeurs de civilisation construites au long de l’histoire — valeurs d’écoute et de respect de l’Autre, exigence de démocratie… ; de l’autre une culture commerciale d’ambition planétaire, reposant sur la production d’objets calibrés et idéologiquement conformes relayée par des médias aux ordres.

            A partir de 1945, l’essor du néolibéralisme, né de l’internationalisation du  capitalisme nord-américain dopé par la guerre, soumet de gré ou de force un nombre croissant d’activités humaines à la loi du marché. Les rapports sociaux et les valeurs qui les régissaient en sont profondément affectés.

            Dans la mesure où le lien social est désormais défini par le marché — la loi de l’échange marchand — les valeurs qu’il perpétuait dans sa forme traditionnelle apparaissent caduques et deviennent même des obstacles au «libre» développement de la société de marché.  

            En évacuant toute référence aux sociétés non marchandes, une nouvelle «modernité» entreprend de vider de leur contenu les formes culturelles et jusqu’aux concepts structurant le sens collectif, tels ceux de démocratie, de droit, de culture et bien entendu d’art. L’enjeu est, en les reformatant à l’aune du marché, d’en faire des instruments du libéralisme et de transformer le citoyen en producteur-consommateur, consentant et soumis.

            La notion de «culture de masse» ne correspond donc pas seulement à ce que la Gauche appelle la «marchandisation» de la culture, c’est-à-dire au fait que la culture soit une activité économique et industrielle comme une autre. Cette notion désigne une production originale fondée sur un projet idéologique nouveau. La culture de masse se constitue, dans ses formes et ses contenus, en rupture et non pas dans la continuité avec la culture comprise au sens patrimonial du terme.

            Cette nouvelle culture de la société de marché remplit un double rôle d’édulcorant social et d’alibi de la domination économique et politique. Les «succès» qu’elle remporte sont ainsi paradoxalement à mettre au crédit du néolibéralisme lui-même, les ravages de la mondialisation capitaliste créant des besoins de compensation symbolique sans cesse renouvelés. L’industrie culturelle gagne donc sur tous les tableaux, à mesure que s’accroît la pression du système sur les individus.

            La notion de postmodernité2 rend compte de cette rupture économique, culturelle et idéologique qu’a constitué l’avènement du néolibéralisme et d’un nouveau modèle de société. La rupture dans les faits ne pouvait néanmoins être immédiate et radicale. Le néolibéralisme s’est imposé plus rapidement dans la sphère économique que dans la sphère culturelle. Il a fallu quelques décennies pour que se dégage la traduction en termes culturels de l’option néolibérale, et inégalement selon les secteurs3. L’art dit «contemporain» se situe à la pointe de cette évolution, dans un champ propice aux radicalisations tant en raison de son caractère confidentiel mais hautement symbolique que de la demande économique et distinctive à laquelle il doit répondre. 

 

Un art de marché

            A la fin de la 2e guerre Mondiale la CIA introduit en Europe, avec le plan Marshall, un art nord-américain armé d’une féroce volonté de conquête. L’hégémonie économique ne va pas sans domination culturelle. Les Etats-Unis viennent de faire le ménage chez eux, mettant un terme aux expériences d’art «engagé». Leur nouvelle politique culturelle entend imposer un art «neutre»4 complice et acteur de leur projet impérialiste. L’art contemporain de marché se développe à partir de ce premier modèle d’art trans-national, alors que le marché de l’art, qui se structure au niveau mondial, se cherche une référence esthétique.

            La fonction de cet art sans frontière découle des circonstances mêmes de son avènement : outre son rôle économique d’objet de placement et d’investissement, il est mandaté pour diffuser les «valeurs» du néolibéralisme. Le fait d’associer art contemporain et culture de masse peut sembler paradoxal, compte tenu, entre autres, de l’élitisme et de l’arrogance affichés par cet art. Mais l’élitisme d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, qui se référait au savoir ou à la compétence pratique : c’est un élitisme de position sociale, un élitisme du compte en banque. Il est d’autant plus extraverti qu’il est fermé à l’Autre aussi bien qu’à lui-même. C’est celui de la télé réalité, de ses modèles en trompe-l’œil et de la presse «people» — laquelle n’a rien de «populaire» bien qu’elle vise le peuple. C’est un produit de marché. De façon générale la contre-culture n’est d’ailleurs pas destinée à l’usage des seules «masses», elle a une réelle vocation universelle. Les nouvelles élites seront obligatoirement incultes…

 

Censure du sens et formalisme

            La maîtrise des procès de sens et la censure des dissidences est une nécessité pour le néolibéralisme, s’il veut perdurer. La censure de l’histoire au nom de la «modernité» permet d’évacuer les stratégies potentiellement déstabilisantes. Une nouvelle idéologie de l’art entend justifier le statut d’exception dont bénéficie celui-ci  — ou du moins l’art contemporain — d’être sans passé et sans devenir de même que sans contenu. C’est au nom de cette idéologie que les pratiques artistiques signifiantes sont elles-mêmes dénoncées comme «idéologiques» — autrement dit «malhonnêtes» non artistiques et sans éthique — cependant que toutes critiques qui s’en prennent à la doxa officielle sont présentées comme la manifestation d’une «haine de l’art».

            Le néolibéralisme est l’origine et la raison d’être de l’art contemporain. Pourtant la critique du concept ou du modèle n’implique pas la mise en cause des œuvres elles-mêmes ni de toutes celles que le marché inclut dans sa définition, toujours pragmatique, de «l’art contemporain». Si le marché de l’innovation artistique — dont c’est la fonction idéologique, économique et distinctive — propose dans les foires internationales des clones toujours plus radicaux du modèle, toutes les productions artistiques n’en sont pas moins, à des degrés divers, des objets hybrides.

            Contrairement à ce qu’affirme la doxa, la pensée critique et le travail du sens ne sont pas des activités idéologiques. Mais elles acquièrent un sens politique dès qu’elles mettent en question la représentation officielle, la forme imposée et aliénante du rapport au réel et à l’Autre. L’ouverture, la réelle prise de risque sont indispensables à l’émergence de significations et de formes nouvelles.

            Le formalisme contemporain naît de la peur du sens. Cette peur a conduit à l’abandon de la pratique artistique en tant que mode de production de l’art. La pratique peut se définir comme le travail conjoint, dans la durée, du fond et de la forme. C’est un procès — celui précisément de l’art. En cela elle ne peut pas produire des «objets» mais seulement des «œuvres». La postmodernité artistique rejette l’œuvre, qui renvoie à une pratique et à une histoire et qui est ouverte, mais sélectionne et sacralise l’objet «fini», dont elle attribue la paternité à la fulgurance d’un «geste» créateur. C’est l’avènement du «concept» au sens publicitaire du terme et du produit artistique formaté aux normes de la contre-culture.

            L’art moderne de la première moitié du 20e siècle a privilégié la pratique. Dans le prolongement d’une contestation de l’officialité artistique amorcée au 19e siècle, il a choisi l’ouverture sur la société et les risques de la signifiance plutôt que les certitudes de «l’art». Sa volonté de sortir du ghetto d’un art convenu, qu’on a appelé son «engagement», est l’explication de son exceptionnelle créativité. Mais cette approche et cette pratique de l’art étaient inconciliables avec le projet d’un art de marché idéologiquement conforme. Si bien que le néolibéralisme artistique a dû désavouer l’art moderne dans son principe créateur même et, en le vidant de son projet propre, le réduire à la prétendue «aventure des formes».

            Rabattus sur le plan de la fin de l’histoire tous les objets se valent. Dès lors, en dépit de la rupture idéologique de l’après-guerre, la postmodernité artistique, dont le projet se structure à partir des années 1960, va se nourrir de l’art moderne et de ses inventions formelles. Le nouvel «art», n’a pas et ne peut pas avoir en effet d’identité artistique propre. Il n’y a pas d’invention de forme sans procès de sens, c’est-à-dire sans nouvelle approche de la réalité. Or l’art contemporain est fondé sur un déni. Ses démarches appropriatives témoignent de son impuissance à nouer avec l’Autre un quelconque rapport d’écoute et de réciprocité.

 

Le ready made

            L’art s’est de tout temps nourri de la réalité. Mais la légitimité de cette démarche réside dans l’ouverture à l’Autre et dans l’investissement de l’artiste et de l’art dans la réalité. L’art médiatise la réalité. A travers la volonté (pulsion) d’ouverture et d’écoute il en produit une représentation que l’Autre est appelé à prolonger. Il ne donne aucun droit. La prédation commence quand la saisie de la réalité n’est pas justifiée par l’écoute et se réduit à une simple «appropriation».

            Le résultat du geste d’appropriation est un objet, fragment de réalité qui, transporté dans un lieu approprié fourni par le marché ou l’institution devient un «objet d’art». Certes ce qui est «artistique» c’est moins l’objet que le «geste», c’est l’opération d’appropriation — ou de médiation. Si ce n’est que la médiation ou encore ce qu’on appelait la «pratique», est récusée par l’art contemporain. L’appropriation est le degré zéro de la médiation et le «geste» d’appropriation est le degré zéro de la pratique.

            L’objet d’art contemporain est donc le produit et en même temps le témoin matériel d’un geste fondateur immatériel dont la valeur artistique, en l’absence de projet signifiant, est fixée par le marché. Ce geste «créateur», dans l’art contemporain, se réclame cependant à tort du prétendu «geste inaugural» de Marcel Duchamp. Le propos de celui-ci — qui à la différence du producteur contemporain avait donc un propos — était de dénoncer, avec ses ready made, le pouvoir de légitimation exorbitant du musée et de l’institution qui décident l’art. En travaillant de l’intérieur de l’institution — et comment pourrait-il faire autrement puisqu’il n’existe que par elle ? — l’artiste contemporain se situe d’entrée à l’opposé de Duchamp.

            Parler de «geste» à propos des premiers ready made est juste car Duchamp ne cherchait pas à fabriquer des «objets d’art». Mais le geste de Duchamp, au contraire du geste du producteur contemporain d’objets labellisés, était un geste critique, donc pleinement artistique. L’art contemporain n’est pas né de l’art moderne. Et l’image de «Duchamp» est le produit de l’art contemporain, pas l’inverse.

            Du point de vue de Duchamp l’objet même, l’urinoir, est anecdotique, de l’ordre du fait divers. Ce qui comptait c’était sa portée critique et historique. Mais la négation de l’histoire aujourd’hui, annule cette signification critique. L’appropriation du ready made en modèle formel par l’officialité contemporaine achève de convertir sa fonction anti-idéologique en instrument de l’idéologie qu’il dénonçait.

            Le sens du geste de Duchamp une fois évacué, il reste l’objet — à valeur ajoutée — qui en est la trace, et sa fonction de modèle d’un mode précisément de production d’objets qui ont cette particularité d’être à la fois et indissolublement des objets d’art et des objets de marché. L’institution culturelle, alliée au marché, a eu un rôle déterminant dans le choix de ce modèle.

            Après que Pierre Pinoncelli ait fendu à coup de marteau une «Fountain» de Duchamp en janvier 2006 à Beaubourg, une conservatrice du MNAM déclarait : «Faut-il insister sur la profonde dénaturation de «Fountain» une fois restaurée. Son statut de ready made, par essence neuf et intact… sa fonction ici absolue d’objet tout trouvé… donc d’objet d’art tout fait, disparaît par force.»5. «Profonde», «essence», «fonction absolue»…le discours est religieux, mais à quel niveau se situe réellement l’agression ? Pinoncelli n’a porté aucune atteinte au fameux «geste inaugural» de Duchamp, mais seulement à un objet-marchandise à forte valeur ajoutée : en l’occurrence la copie d’une copie.

 

L’art c’est la vie, l’effet de réel

            L’art contemporain de marché n’offre pas de médiation du réel, il se l’approprie, comme le fait le capitalisme. La mort du symbolique justifie la prédation et inversement. Quant au travail, qui renvoie à une histoire, rien ne doit l’évoquer dans l’objet «fini» c’est-à-dire finalisé en produit de marché. Ainsi ce n’est pas la réalité qui fait l’art mais l’art, l’illusion, qui fait (en la travestissant) la réalité. Le mot d’ordre «l’art c’est la vie», est à prendre à la lettre. La «réalité» est le dernier souci de l’art (contemporain). L’importance particulière qu’il accorde à «Fountain» provient sans doute du fait que ce ready made représente cette réalité — objet de toutes les exploitations et de toutes les dénégations — par un urinoir.

            L’idéologie du ready-made permet d’approprier le réel sous forme «d’art» tout en évacuant le moment médiateur et le risque de la signifiance. Comme il fallait pourtant justifier le fait que l’artiste a été expatrié de sa responsabilité dans le procès social du sens, une idéologie, qui est en même temps une esthétique, a été inventée, celle du constat. Il se trouve que, déplacée dans le champ de l’art, la réalité appropriée ou encore «investie» produit, et pour cause, un effet de réalité que l’artiste peut récupérer à son profit. Son intervention — mais n’est-ce pas un retour par la porte de service de la médiation et de la «pratique» néanmoins illicites ? — va dès lors consister dans la mise en scène de cet effet de réalité pour le plus grand profit de l’art-spectacle.

            La violence et la prise de risque dans l’art contemporain relèvent du spectacle. Celle de la réalité sociale et collective avec ses enjeux, est d’une autre nature. Cette violence-là, bien réelle, est évacuée à travers l’esthétique récupératrice du constat, qui s’auto-proclame volontiers «engagée». Mais le problème de l’art — il n’y en a pas d’autre — est celui de sa relation au réel. Ici cette relation n’existe pas, elle est simulée et en même temps récusée et niée. La thèse qui justifie la violence comme expression d’une «sensibilité» n’est donc qu’un appel de plus à la passivité ou à la crédulité du spectateur.

            Faut-il préciser que la recherche de l’effet de réel n’a rien à voir avec le «réalisme», lequel est une pensée de la réalité. La recette du «constat» démarque la réalité tout en refusant de l’interpréter. Mais ce refus est en forme d’aveu puisque la «réalité» ainsi reproduite ne peut être qu’une réalité de convention. L’hyperréalisme est l’expression artistique privilégiée du consensus idéologique6. Le «constat» est installé dans cette logique consensuelle du refus de (penser) la réalité. Ses poses subversives, quel que soit leur impact spectaculaire ou violent cautionnent l’ordre en place.

            N’étant pas engagée dans une volonté de transformation de la réalité, la production formaliste ne peut se «renouveler» que par la surenchère. A la fois pour continuer à remplir son rôle d’exutoire et pour satisfaire la demande du marché en produits à valeur distinctive et monétaire toujours plus grande. La recherche de visibilité justifie donc une violence qui est devenue le critère de la «créativité» et par conséquent de la valeur artistique.

 

*

 

            La logique capitaliste est implacable, elle appelle l’expropriation culturelle et la politique de la terre brûlée dans l’art comme dans les autres domaines. Si l’art contemporain donne parfois le change c’est par ce qu’il contient encore de non conforme à l’idéal marchand. De la même façon, c’est ce qu’il reste de lien social réel derrière la relation marchande qui permet à la prétendue «démocratie» néolibérale de faire encore parfois illusion. La société de marché et son «art» se nourrissent de l’Autre, mais ne lui rendent rien.

            L’histoire a tenté de construire des valeurs de société, des valeurs collectives, mais le passé contenait aussi en germe les modèles réducteurs d’aujourd’hui. Il faut lire l’art moderne comme une tentative d’inverser, en ouvrant l’art sur le collectif, la logique individualiste par où passait sa neutralisation et sa soumission au pouvoir politique.

            La réponse à cet «art» qui s’est attribué l’exclusivité de la contemporanéité ne se trouve donc pas dans la réactivation d’un subjectivisme nostalgique obsolète ni dans une nouvelle problématique formaliste. Les questions qui se posent en priorité ne sont pas esthétiques mais citoyennes. Il va nous falloir déconstruire les notions d’art et d’artiste et réexaminer leur pertinence à partir des réalités sociales et collectives. Il va nous falloir réhabiliter la pensée critique, revenir à la pratique et redonner du sens.

 

F.D.

 

_____

1. Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, éd. Climats, 2001.

2. Importée des Etats-Unis où, dans un sens différent, elle a un temps prévalu en architecture. 

3. Il y a une forte résistance aujourd’hui encore contre l’absorption de la culture par l’ultra-libaralisme, comme le prouve la convention adoptée le 20.10.2005 par l’ensemble des membres de l’UNESCO sauf les Etats-Unis et Israël.

4. Selon les directives énoncées par Clement Greenberg, théoricien de l’Action painting : non-figurantion, apolitisme, individualisme, violence… toujours d’actualité.

5. A. de la Baumelle. Cité par Yak Rivais, Artension n°28, mars-avril 2006.

6. Pour s’interdire toute interprétation le peintre hyperréaliste préfère ne pas reproduire ce qu’il voit lui- même de la “ réalité ” mais la version déjà médiatisée qu’en fournit une photo.

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12 mai 2009 2 12 /05 /mai /2009 03:25



Eduardo Galeano interviewé par Jorge Majfud : « Je suis aussi la somme de mes gaffes »

samedi 13 décembre 2008 par Jorge Majfud sur Oulala

 


Deux écrivains, vieux amis et uruguayens, parlant de littérature, de politique et d’histoire, et de cette éternelle question comment et jusqu’où peut-on changer le monde.

Par Jorge Majfud


I. Passé


Jorge Majfud : Une vision humaniste considère l’histoire comme un produit humain, produit de la liberté des individus et des divers groupes qui l’ont réalisé et interprété. Une vision anti-humaniste affirme que, en revanche, ces individus et ces groupes sont le résultat de l’histoire même et leur liberté est une illusion. Si je me permettais une limite artificielle au sein de ce spectre possible, où se situerait t-elle ?

Eduardo Galeano : A travers ce que je vois et j’écoute, j’ai l’impression que nous faisons l’histoire qui nous fait. Quand l’histoire que nous faisons s’avère un peu boiteuse, ou est usurpée par ces rares qui nous commandent, nous disons que c’est sa faute, à elle, l’histoire.


GM : Dans cette vision il n’y a pas de place pour le déterminisme matérialiste ou pour quelque type de fatalisme religieux...

EG : Les fatalismes sont pratiques, ils te permettent de dormir à poings fermés, le destin est écrit dans les astres, l’histoire avance seule, ne sois pas amère, il faut accepter ou accepter. Les fatalismes mentent, parce que si la vie n’est pas une aventure de la liberté, que quelqu’un vienne et m’explique si cela vaut la peine de vivre. Mais attention, les illuminés aussi mentent, les élus qui s’attribuent le pouvoir de changer la réalité en la touchant avec leur baguette magique : et si la réalité ne m’obéit pas, elle ne me mérite pas.


GM : Si le temps des révolutions modernes, c’est à dire des révolutions abruptes et violentes est passé, la meilleure alternative à notre époque est-elle la progression ou la résistance ?

EG : Va savoir combien de mondes il y a au sein du monde, combien de temps au sein du temps. L’histoire avance avec nos jambes, mais parfois elle avance d’un pas très lent, et parfois elle semble tranquille. De toutes façons quand les changements viennent d’en bas, depuis le fond, à court ou à long terme, ils trouvent leur chemin, au rythme qu’ils veulent ou peuvent. D’en bas, je dis, du pied, comme chantait Zitarrosa. Les seuls qui se font d’en haut ce sont les puits.


GM : Dans ton dernier livre, "Espejos", tu faits un effort en même temps créatif et archéologique sur un vaste espace géographique et temporel. Quelles périodes de l’histoire crois-tu remporteraient le premier prix de la cruauté et de l’injustice ?

EG : Il y a trop de favoris dans ce championnat.


GM : Bon, plus ponctuel, pourrais-tu résumer la cruauté en une image, en une situation qu’il t’est arrivé de vivre ?

EG : Cela m’est arrivé il y a des années, dans un camion qui traversait la forêt du Alto Paraná. Sauf moi, tous étaient des gens du coin. Personne ne parlait. Nous étions très serrés dans la plage arrière du camion, bringuebalés. A mes cotés, une femme très pauvre, avec un bébé dans les bras. Le bébé brûlait de fièvre, pleurait. Elle a seulement dit qu’elle cherchait un médecin, que quelque part il devait y avoir un médecin. Enfin nous sommes arrivés, je ne sais combien d’heures étaient passées, cela faisait longtemps que le bébé ne se plaignait plus. J’ai aidé cette femme à descendre du camion. Quand j’ai pris le bébé, j’ai vu qu’il était mort. L’assassin qui avait commis cette cruauté était tout un système de pouvoir, ce n’était pas la prison, ni voyager dans des camions déglingués.


GM : Avec de souvenirs comme celui la nous devrions en finir là. Mais le monde continue de tourner. Crois-tu que le passé pré-colombien a survécu à tant d’années de colonisation et de modernisation, pour définir une forme latinoaméricaine d’être, de sentir et même de penser.

EG : Depuis des siècles, les dieux viennent en aide, qui sait comment, depuis le passé américain et depuis la forêt africaine et depuis tous ces endroits. Nombre de ces dieux ont voyagé et avec des faux passeports, parce que leurs religions se nomment superstitions et ils restent condamnés à la clandestinité.


II. Présent


GM : Sommes-nous en présence de la fin du capitalisme, d’un paradigme basé sur le consumérisme, et le profit financier, ou simplement s’agit-il d’une crise de plus qui renforcera le même système, la même culture hégémonique ?

EG : Régulièrement je reçois des invitations pour assister à l’enterrement du capitalisme. Nous savons bien, cependant, qu’il vivra plus de sept vies ce système qui privatise ses bénéfices mais qui a l’amabilité de socialiser ses pertes, et si cela ne suffisait pas, nous convainc que c’est de la philanthropie. En général, le capitalisme se nourrit du discrédit de ses alternatives. Le mot socialisme, par exemple, est devenu vide de sens, à cause de la bureaucratie qui l’a utilisé au nom du peuple et à cause de la sociale-démocratie qui en son nom a modernisé le look du capitalisme. Nous savons que ce système capitaliste s’arrange bien pour survivre aux catastrophes qu’il déclenche. Nous ne savons pas, en revanche, combien de vies pourra vivre sa principale victime, la planète que nous habitons, pressée jusqu’à la dernière goutte. Où déménagerons-nous quand la planète restera sans eau, sans terre, sans air ? L’entreprise Lunar International est déjà entrain de vendre des lots sur la lune. Fin 2008, le multimillionnaire russe Roman Abramovich y a offert un petit terrain à sa fiancée.


GM : Peut être prétend-il être le premier homme qui offre un morceau de lune à une femme, ce qui revient à être une espèce de capitalisme romantique. Crois-tu que si la Chine avait une économie hégémonique elle se convertirait rapidement en un nouvel empire, asservissant et colonialiste comme n’importe quel autre empire ?

EG : Si j’étais un prophète professionnel, je mourrais de faim. Je n’y réussis même pas au foot où pourtant je m’y connais. Tout ce que je peux te dire, c’est ce que je peux voir : La Chine est en train de mettre en pratique une combinaison réussie de dictature politique, dans le vieux style communiste, avec une économie qui fonctionne au service du marché mondial capitaliste. La Chine peut ainsi fournir une main d’œuvre ultra bon marché aux entreprises étasuniennes comme Wal Mart, qui interdit les syndicats.


GM : Justement, lors du dernier « vendredi noir », le jour de l’année aux Etats-Unis où les grandes chaînes de supermarchés vendent à prix coûtant, une avalanche d’acheteurs n’ont pu attendre que les portes d’un de ces Wal Mart s’ouvrent et ont piétiné un employé. L’homme est mort écrasé. Au-delà que tout cela est absurde, pouvons-nous penser que l’humanité se trouve dans un état plus mûr des droits individuels et de conscience collective ? Que c’est le meilleur de notre temps ?

EG : Au XX ème siècle, la justice a été sacrifiée au nom de la liberté, et la liberté fut sacrifiée au nom de la justice. Maintenant nous sommes au XXI ème siècle, et le meilleur qu’il a, c’est le défi qu’il a : il nous invite à lutter pour aider les retrouvailles entre la justice et la liberté. Elles veulent vivre bien collées, dos contre dos.


GM : Pouvons- nous comparer l’apparition d’internet avec la révolution qu’a produit l’imprimerie au XV ème siècle ?

EG : Je n’ai pas la moindre idée, mais l’occasion vaut la peine de se souvenir que l’imprimerie n’est pas née au XV ème siècle. Les chinois l’ont inventé deux siècles avant. En réalité les trois inventions qui ont rendu possible la renaissance européenne étaient chinoises : l’imprimerie, la boussole et la poudre. Je ne sais si maintenant l’éducation s’est améliorée mais avant nous apprenions une histoire universelle réduite à l’histoire de l’Europe. Sur le Moyen-Orient rien ou quasi rien. Ni un mot sur la Chine, rien sur l’Inde. Et quant à l’Afrique, nous savions seulement ce que nous enseignait le professeur Tarzan, qui n’y fut jamais. Et du passé américain, du monde précolombien, quelques trucs folklo, des plumes de couleur ... et salut.


GM : Quel est le plus grand danger du progrès technologique dans la communication ?

EG : Dans la communication et dans tout le reste. Les machines ne sont pas des saintes mais ne sont pas responsables de ce que nous leur faisons faire. Le plus grand danger c’est que l’ordinateur nous programme comme la voiture nous conduit. Avec une facilité stupéfiante nous nous convertissons en instrument de nos instruments.


GM : Comme écrivain et comme lecteur, quel type de lectures occupe la majeure partie de ton temps ?

EG : Je lis de tout, à commencer par les murs qui accompagnent mes pas dans les rues des villes.


GM : Sont-ce la cruauté et l’injustice les principales sources de la littérature d’Eduardo Galeano ?

EG : Non. Si c’était ainsi, je serais déjà tombé malade d’une irrémédiable tristesse. Par chance je suis questionneur, curieux de naissance, et je vais toujours en cherchant la troisième rive du fleuve, ce mystérieux endroit où se rejoignent l’horreur et l’humour.


GM : Pourquoi crois-tu qu’on se souviendra de notre époque dans les siècles à venir ?

EG : Se souviendra-t-on ? Il y aura des siècles à venir ? Que dieu t’entende et si Dieu est sourd que le diable t’entende.


III. Futur


GM : Est ce que le monde ira vers un plus grand équilibre de ses scissions géographiques, sociales et culturelles ou au contraire, nous sommes condamnés à répéter les mêmes formes de ce que nous considérons aujourd’hui comme une violence physique et morale ?

Condamnés... nous ne le sommes pas. Le destin est un défi, même si à première vue il parait une malédiction.


GM : Une amélioration de notre présent réside t-elle principalement dans l’approfondissement des valeurs humanistes de la tradition européenne ou dans une revalorisation d’une origine perdue dans les peuples « périphériques » ?

EG : La tradition européenne ne suffit pas. Nous les américains sommes fils de nombreuses mères. L’Europe oui, mais il y aussi d’autres mères. Et pas seulement les américains. Tous les humains, le monde entier est beaucoup plus que ce qu’il croit être. Mais l’arc en ciel terrestre ne brillera pas, dans toute sa lumière, tant qu’il restera mutilé par le racisme, le machisme, le militarisme, l’élitisme et tous ces « ismes » qui nient la plénitude de notre diversité.
Que ce soit dit en passant, cela n’enlève rien de mettre au clair que les valeurs humanistes de la tradition européenne se sont développées bien que l’Europe exterminait les indiens en Amérique et vendait de la chair humaine en Afrique. John Locke, le philosophe de la liberté était actionnaire d’une entreprise négrière.


GM : Oui, quelque chose comme les démocraties impériales, depuis l’antique Athènes jusqu’aux Etats-Unis. Mais cela veut-il dire que l’histoire se répète toujours ?

EG : Elle ne veut pas se répéter, cela ne lui plait pas même un peu mais très souvent nous l’obligeons. Pour prendre un exemple d’actualité, il y a des partis qui arrivent au gouvernement en promettant un programme de gauche, et ils finissent en répétant ce qu’a fait la droite. Pourquoi ils ne laissent pas la droite poursuivre ce qu’elle fait, elle qui a l’expérience ? L’histoire s’ennuie, et la démocratie se déprécie quand elle nous invite à choisir entre le même et le même.


GM : Quel rôle remplissent aujourd’hui dans la société les intellectuels " non organiques " ? Continuent-ils, au moins pour une minorité, à être une force critique et provocatrice ?

EG : Je crois qu’écrire n’est pas une passion inutile. Mais cette généralisation, « les intellectuels » organiques ou non, ne ressemble pas beaucoup au monde réel. Il y a de tout dans la vigne du Seigneur. Dans mon cas, je peux te dire que je travaille avec les mots, que je suis un inutile total, et il n’y a que cela qui me va plus ou moins bien, et je suis conscient par expérience propre et celle d’autrui, que l’acte de la lecture est un secret, et parfois une féconde une cérémonie de communion. Qui lit quelque chose qui vraiment vaut la peine, ne lit pas impunément. Lire un livre de ceux qui respirent quand tu les mets au creux de l’oreille ne te laisse pas de marbre : cela te change, même si c’est un petit peu, cela t’apporte quelque chose, quelque chose que tu ne savais pas ou n’imaginais et cela t’invite à chercher à demander. Et plus encore, parfois cela peut aller jusqu’à t’aider à découvrir la véritable signification des mots trahis par le dictionnaire de notre époque. Que peut vouloir de plus une conscience critique ?


GM : Mais les écrivains contemporains ils tendent à éviter ce mot « intellectuels ». Pourquoi ?

EG : Je te réponds pour moi, pas au nom des « écrivains », qui d’ailleurs est une généralisation douteuse. J’écris en voulant dire et me dire dans un langage « sentipensé », une parole precise que m’ont enseignés les pêcheurs de la cote colombienne de la mer des Caraïbes. Et pour cela, juste pour cela, cela ne me plait pas du tout qu’on m’appelle intellectuel. Je sens qu’ainsi on me convertit en une tête sans corps, situation pour le moins incommode, et qu’on me fait divorcer la raison de l’émotion. On suppose qu’intellectuel c’est la capacité d’entendre, mais je préfère la capacité de comprendre. Cultivé, c’est qui sait écouter, écouter les autres et écouter les mille et une voix de la nature dont nous faisons partie. Pour dire, j’écoute. J’écris dans un voyage d’aller-retour, je recueille les mots que je rends, disons à mon mode et ma façon au monde d’où ils viennent.


GM : Justement, quelle est ta technique narrative, tes habitudes et conduites d’écriture ?

EG : Je n’ai pas d’horaires. Je ne m’oblige pas. A Santiago de Cuba, un vieux joueur de tambour, qui jouait comme un dieu, me l’a appris : « je joue, m’a t-il dit, quand la main me démange. Et j’obéis ». Si cela ne me démange pas, je n’écris pas. Je n’ai jamais signé un contrat qui me met des échéances pour livrer un livre. Dans la littérature comme dans le football, quand le plaisir se convertit en devoir, cela devient quelque chose qui ressemble plutôt à de l’esclavage. Les livres s’écrivent, grandissent à l’intérieur de moi, et chaque nuit je dors en leur disant merci, parce qu’ils me permettent de croire que l’auteur c’est moi. Je dis cela en t’expliquant que j’écris beaucoup de fois chaque page, que je raye, supprime, réécrit, déchire, recommence, et tout cela fait partie du bonheur, de la joie de sentir que ce que je dis ressemble, et parfois ressemble beaucoup a ce que mes pages veulent dire.


GM : Tes livres, après les dictatures militaires d’Uruguay et d’Argentine, après l’exil ont changé de style. Ou qui sait ont approfondi une caractéristique : ton regard continue à être celui du rebelle non-conformiste, mais ta voix est devenue plus lyrique. Si je ne me trompe pas, ce fut Jean-Paul Sartre qui a dit que la technique d’un écrivain s’en remet à sa conception du monde. Comment définirais-tu ton style ? Reflète t-il ta perception du monde ou qui sait tes aspirations sur lui, ou le style est-il aussi accidentel, une forme de faire les choses qui vient d’une histoire de l’esthétique, d’une influence de l’adolescence ?

EG : Mon style est le résultat de nombreuses années d’écriture et de ratures. Juan Rulfo me l’a dit, me montrant un crayon de ceux qu’on ne voit quasi plus maintenant : « j’écris avec la mine de devant, mais j’écris davantage avec la partie de derrière où se trouve la gomme ». Cela je le fais ou j’essaye de le faire. J’essaye de dire plus avec moins.


GM : Un élément commun de la littérature d’engagement, des utopies révolutionnaires jusqu’aux années 70, des années précédent les dictatures en Amérique du sud semble être la joie. A titre d’illustration nous pourrions faire une exposition de photographies des portraits sévères de Pinochet d’un coté, et des portraits souriants de Che Guevara de l’autre. Existe-t-il une connexion entre l’ « esthétique de la tristesse » de la littérature du XX ème siècle et les forces conservatrices de la société ? Dans quelle mesure la joie est-elle subversive, l’épicurisme dont parlait Americo Vespucio se référant à certaines images des « natifs » indigènes américains ?

EG : Je retourne à la côte colombienne et te raconte que là bas la pire insulte est « amargao » (amer). Ils ne peuvent rien te dire de plus grave. Et ils ont raison, parce que tout compte fait, il n’y a personne au monde qui ne mérite pas le rire. Si la littérature de contestation n’est pas en même temps une littérature de célébration, elle s’éloigne de la vie vivante et endort ses lecteurs. Cela suppose que ses lecteurs doivent bouillir d’indignation, mais ils tombent de sommeil. Il arrive souvent que la littérature qui dit diriger le peuple dirige seulement les convaincus. Sans risque aucun, cela ressemble plus à la masturbation qu’à l’acte d’amour, même ils m’ont dit que l’acte d’amour c’est mieux par ce que on connaît des gens. La contradiction remue l’histoire, et la littérature qui vraiment stimule l’énergie du changement nous aide à deviner les soleils secrets que chaque nuit cache, cet exploit humain de rire contre toute évidence. L’héritage judéo-chrétien, qui fait tant l’éloge de la douleur, n’aide pas beaucoup. Si je ne souviens bien, dans toute la Bible, on n’entend pas l’éclat d’un rire. Le monde est une vallée de larmes, ceux qui souffrent le plus sont les élus qui montent au Ciel.


GM : Comment imagines-tu le monde dans cinquante ans ?

EG : Avec l’âge que j’ai, j’imagine que d’ici cinquante ans je ne serai plus. Comme tu vois j’ai une imagination prodigieuse.


GM : Parfois Onetti dit qu’il écrivait pour lui même. Galeano écrirait-il s’il avait le peu de chance de d’être l’unique survivant d’une catastrophe mondiale.

EG : L’unique survivant ? Aïe ! Je mourrai d’ennui. Peut être j’écrirais pareillemnt, parce que j’ai le vice, mais écrire pour personne est pire que danser avec sa sœur. Onetti s’est fâché avec moi quand une nuit j’ai commis une insolence de jeunesse. Il m’a dit ceci, que lui écrivait pour lui, et je lui ai proposé de mettre au courrier ces lettres pour Juan Carlos Onetti, rue Gonzalo Ramirez, Montevideo... Il s’est fâché. Il s’est fâché parce qu’il mentait, et le savait bien. Qui publie ce qu’il écrit, écrit pour les autres.


GM : Que ferais tu différemment si tu avais l’expérience et l’opportunité de le faire à nouveau ? De quoi se repentit Eduardo Galeano aujourd’hui ?

EG : Je ne me repentis de rien. Je suis aussi la somme de toutes mes gaffes.


Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi

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22 avril 2009 3 22 /04 /avril /2009 03:16
Afghanistan : l'opium et l'obsession de la sexualité féminine
par Tahar Ben Jelloun
LE MONDE du 09.04.09


Ah si l'on pouvait satisfaire les désirs les plus complexes et pervers des fanatiques dans le monde ! Les uns veulent posséder la femme contre son gré, les autres interdisent la contraception et le préservatif. Ils sont tous obsédés par la femme.

Si dans le monde les femmes se battent pour préserver leur dignité et améliorer leur condition, certains Etats comme l'Afghanistan viennent en aide aux hommes en proposant un projet de loi obligeant la femme à se donner à son mari même s'il est éjaculateur précoce, s'il a mauvaise haleine ou si, tout simplement, il ne fait naître chez elle aucun désir. Contre la répulsion, le viol.

Les intégristes ont un vrai problème avec la femme, avec le sexe de la femme. Que ce soit dans le judaïsme, le catholicisme ou l'islam, l'intégrisme tremble devant le corps de la femme, a peur de son sexe, et réagit avec la violence du frustré ou du perturbé par la sexualité. Tout tourne autour de cela. On ne comprend rien des motivations des intégristes si on n'intègre pas cette dimension essentielle de leur psychologie et de leur existence.

Cela se traduit par le port du voile, de la burqa ou de la djellaba. La femme doit être cachée, invisible, éloignée des regards et de la vie. L'homme dit "ne touche pas à ma femme, à ma fille, à ma soeur, à ma mère !". Autrement dit, "ce corps m'appartient et personne n'a le droit de s'en approcher !". Il faut être mal dans sa peau pour s'approprier ainsi le corps des autres. Et pour justifier cette mentalité, il a recours à la religion, qui elle, au fond, ne lui donne pas ce droit, même si toutes les religions ne sont pas très justes avec la femme.

Les talibans, par exemple, imaginent un monde où la femme s'est retirée du monde. Elle existe, mais cloîtrée dans la maison et n'ayant aucun droit de sortir. Cela ne veut pas dire qu'ils crachent sur le plaisir sexuel, au contraire, ils aiment ça au point de vouloir le posséder et d'être les seuls à en jouir. C'est le sens du projet de loi que le président Hamid Karzaï a voulu déposer. Un projet qui souhaitait rendre légal "le viol de l'épouse" et interdire à celle-ci de sortir sans l'autorisation du mari.

Cette loi aurait visé les femmes chiites (10 % de la population). Hamid Karzaï comptait sur ce projet de loi pour s'attirer la sympathie et les votes des chiites lors des prochaines élections. Après les protestations de plusieurs Etats, M. Karzaï a fini par retirer ce projet, mais les hommes continueront à se conduire en brutes avec les femmes avec ou sans cette loi.

Quoi qu'il en soit, cette proposition de loi, digne de l'époque de la jahilya (période antéislamique, au temps où certains Bédouins enterraient leurs filles vivantes pour éviter que leur honneur ne soit un jour sali) est stupide et grotesque. Que vient faire la loi dans la chambre d'un couple ? Que peut-elle apporter à l'intimité d'un homme et d'une femme ? Quel plaisir en tirerait l'homme qui se sentirait fort grâce à cette loi ? Un plaisir dicté par le texte et une violence légitimée par le droit qui a un sens de l'équité et des réalités bien étrange.

En Afghanistan, des femmes se battent, s'organisent et sont aidées par des féministes de plusieurs pays. Mais qu'un homme comme Hamid Karzaï ait pu signer ce projet de loi en dit long sur l'appétit du pouvoir, sur l'ambition dévorante qui l'habite. Comment fait-il pour se présenter face aux Occidentaux qu'il fréquente en ayant ouvert la voie au viol légal dans la conjugalité ? Il voudrait que les talibans le perçoivent comme quelqu'un qui s'approche de leur bord ?

Mais les talibans veulent plus et ne se contenteraient pas d'une loi concernant la pratique sexuelle. Ils voudraient régenter toute la société et y introduire une barbarie qui va au-delà de ce que l'on imagine. Donc M. Karzaï fait fausse route et un mauvais calcul. Alors il a fait marche arrière. Pour le moment.

Une femme qui jouit est une "salope" ; elle est considérée comme une prostituée (sauf que les malheureuses travailleuses du sexe ne jouissent pas, ce n'est pas un plaisir, c'est un travail, une corvée pour gagner leur vie). Il serait intéressant de faire lire aux hommes ayant peur de cette jouissance quelques-uns des témoignages de femmes qui racontent leur vie sexuelle.

Mais nous n'irons pas jusque-là. L'important est de s'élever contre cette initiative afghane qui ne fera qu'aggraver la situation dans le pays et peut-être hâter le retour des talibans sur la scène politique. Car ce qui se joue dans cette région meurtrie par plusieurs guerres, c'est un choix de société et même d'époque.

Malheureusement, je suis pessimiste : les armées occidentales n'arriveront pas à éliminer le danger taliban. Le terrain est difficile, les méthodes inégales et le peuple incertain dans ses options. Seuls les Afghans eux-mêmes pourraient en finir avec les talibans. Mais tant que cette guerre est liée au trafic de l'opium, tant que l'argent facile est possible, la lutte sera dure et pas franche.

Dans le film de l'Afghan Siddiq Barmak Opium War (2008), on voit une longue file de femmes en burqa avancer à l'horizon en direction d'un champ d'opium. Quand cette file arrive au champ, les personnes soulèvent leur burqa et on découvre que ce sont des talibans armés venus prendre leur part des ventes de cette drogue. Les paysans payent pour ne pas mourir.

Cette image résume la situation : la guerre en Afghanistan tourne autour du l'opium et de la femme. Il faut contrôler les deux, sinon, c'est la fin de la tragédie entamée par la barbarie au nom d'un islam totalement étranger à ces pratiques.


Tahar Ben Jelloun est écrivain.
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8 avril 2009 3 08 /04 /avril /2009 03:46


Journée Mondiale du Théâtre – Message international
27 mars 2009

Augusto Boal


« Toutes les sociétés humaines sont spectaculaires dans leur quotidien et produisent des spectacles pour des occasions particulières. Elles sont spectaculaires en tant que mode d’organisation sociale, et produisent des spectacles comme celui que vous êtes venus voir.

Même si nous n’en avons pas conscience, les relations humaines sont structurées de façon théâtrale : l’utilisation de l’espace, le langage du corps, le choix des mots et la modulation de la voix, la confrontation des idées et des passions, tout ce que nous faisons sur les planches, nous le faisons dans notre vie : nous sommes le Théâtre !

Non seulement les noces et les funérailles sont des spectacles, mais le sont aussi les rituels quotidiens si familiers qu’ils n’affleurent pas à notre conscience. Non seulement les grandes pompes, mais aussi le café du matin et les bonjours échangés, les amours timides et les grands conflits passionnels, une séance du sénat ou une réunion diplomatique- tout est théâtre.

L’une des principales fonctions de notre art est de porter à notre conscience les spectacles de la vie quotidienne dont les acteurs sont également les spectateurs, dont la scène et le parterre se confondent. Nous sommes tous des artistes : en faisant du théâtre, nous apprenons à voir ce qui nous saute aux yeux, mais que nous sommes incapables de voir tant nous sommes seulement habitués à regarder. Ce qui nous est familier nous devient invisible : faire du théâtre, c’est éclairer la scène de notre vie quotidienne.

Au mois de septembre dernier, nous avons été surpris par une révélation théâtrale : nous qui pensions vivre dans un monde sûr, malgré les guerres, les génocides, les hécatombes et les tortures qui, certes, se déroulaient mais loin de nous dans des contrées lointaines et sauvages, nous qui vivions en sécurité avec notre argent placé dans une banque respectable ou dans les mains d’un honnête courtier en bourse, on nous a dit que cet argent n’existait pas, qu’il était virtuel, fiction de mauvais goût de quelques économistes qui eux n’étaient pas fictifs, ni sûrs, nirespectables. Tout cela n’était que du mauvais théâtre, une sombre intrigue dans laquelle quelques-uns gagnaient beaucoup et où beaucoup perdaient tout. Des politiciens des pays riches ont tenu des réunions secrètes d’où ils sont sortis avec des solutions magiques. Nous, victimes de leurs décisions, nous sommes restés spectateurs assis au dernier rang du balcon.

Il y a vingt ans, je montais Phèdre de Racine à Rio de Janeiro. Les décors étaient pauvres : des peaux de vache au sol, des bambous autour. Avant chaque représentation, je disais à mes acteurs : « la fiction que nous avons créée au jour le jour est finie. Quand vous aurez franchi ces bambous, aucun de vous n’aura le droit de mentir. Le Théâtre, c’est la Vérité Cachée ».

Quand nous regardons au-delà des apparences, nous voyons des oppresseurs et des opprimés, dans toutes les sociétés, les ethnies, les sexes, les classes et les castes ; nous voyons un monde injuste et cruel. Nous devons inventer un autre monde parce que nous savons qu’un autre monde est possible. Mais il nous appartient de le construire de nos mains en entrant en scène, sur les planches et dans notre vie.

Venez assister au spectacle qui va commencer; de retour chez vous, avec vos amis, jouez vos propres pièces et voyez ce que vous n’avez jamais pu voir : ce qui saute aux yeux. Le théâtre n’est pas seulement un événement, c’est un mode de vie !

Nous sommes tous des acteurs : être citoyen, ce n’est pas vivre en société, c’est la changer. »

Augusto Boal

(Version originale en portugais)
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