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1 avril 2009 3 01 /04 /avril /2009 03:12

 

Evo se shoote en plein ONU : que fait la CIA ?

C’était il y a quelques jours, le jeudi 12 mars pour être précis. A vienne se tenait une respectable convention de l’ONU sur les drogues et les moyens de les éradiquer à un niveau mondial. Evo Morales était là, en embuscade. Fidèle à son habitude, il a fait dans la provocation.

On se souvient de sa première intervention devant l’ONU, peu après son élection. Déjà, il avait choqué en agitant dans l’enceinte sacrée une feuille de coca (introduite sur le territoire américain par on ne sait quel tour de passe-passe, l’un de ceux dont les sinistres narcotrafiquants ont le secret) avant de déclarer benoîtement : «  La coca no es droga. » (Et mon crack, c’est du sucre candy ?)

Le 12 mars, donc, il est allé encore plus loin : devant les 53 ministres présents à cette convention onusienne des stupéfiants, il a sorti une feuille de coca et l’a mis en bouche. Puis, avec un haussement d’épaule provocateur et vindicatif, il a terminé sa démonstration, l’engloutissant en expert. Shocking… Sid Vicious est bolivien et il porte des ponchos miteux.

Pourtant… Avant de hurler au scandale et d’embrayer sur les thèses favorites de la CIA (« Evo Morales est un dealer en puissance qui ne rêve que de fourguer sa blanche à toute la planète »), il apparaît nécessaire de rectifier certaines vérités, sur Morales comme sur la coca.


Cela fait plusieurs décennies que les Américains essayent de propager l’idée que le trafic de cocaïne est encouragé par un pouvoir bolivien incapable de s’attaquer à la racine du mal. Comme le disait élégamment l’ambassadrice de États-Unis en 1999, Donna Hrinak : la Bolivie « n’a pas les couilles pour lutter contre les narcotrafiquants ». Son successeur à ce poste, Manuel Rocha, n’avait pas non plus fait dans la mesure en affirmant en 2002 que les paysans cultivant la coca étaient des « talibans en puissance. » (Al-Qaida / Morales même combat, fallait oser...).

Pendant très longtemps, la DEA (Drug Enforcement Agency) a œuvré en sous-main en Bolivie, brûlant les champs de coca et commettant moult exactions (dont plusieurs cas avérés de meurtres ou de tortures) contre les populations paysannes. C’est d’ailleurs dans le cadre de la lutte des paysans Cocaleros, dont il fut très longtemps le leader syndical, que Morales a acquis la popularité qui le portera plus tard à la tête de la Bolivie. A noter que l’agence américaine a finalement été expulsée du territoire bolivien fin 2008. A peu près à l’époque ou l’ambassadeur ricain à La Paz fut lui aussi éjecté du territoire bolivien, après avoir attisé sans vergogne les braises de la guerre civile en soutenant l’opposition autonomiste.

 [1]

Le discours de Morales sur la question de la coca est pourtant simple. Il considère que le problème est largement du ressort des Américains (et, plus généralement, des pays occidentaux). Avec un argument logique : les États-Unis sont de très loin le pays qui consomme le plus de cocaïne. Les Boliviens, s’ils mâchent beaucoup de Coca sous sa forme de base (feuilles), inoffensive et non addictive, consomment très peu de cocaïne. D’où les multiples sorties de Morales sur le thème "La poutre dans l’œil des Yankees qui devraient régler leurs problèmes plutôt que nous donner des leçons."
Il faut aussi souligner que bon nombre des ingrédients nécessaires à la transformation de la Coca en cocaïne (opération longue et très complexe) ne sont pas fabriqués en Bolivie et donc importés du Nord.

Ce que défend Morales depuis longtemps, c’est l’idée d’une « industrialisation » de la coca. Remplacer progressivement le devenir cocaïne de la coca par d’autres utilisations. Utopique ? Non, car il s’avère que la plante, outre des vertus médicinales avérées [2], pourrait être utilisée sous de nombreuses formes, des cosmétiques à l’alimentaire (le thé de coca est par exemple très prisé dans toute l’Amérique du Sud). Pour cela, il faudrait évidemment que la coca soit légalisée, ce pour quoi Morales ne cesse de plaider (rejoint par un nombre croissant de pays d’Amérique du Sud). Logique : il faut que la coca devienne légale au niveau mondial pour que les paysans qui la cultivent aient une alternative [3].

Autre argument de Morales, non des moindres : la plante sacrée des Incas fait partie intégrante des traditions boliviennes, depuis des siècles. Encore maintenant, elle reste très consommée en Bolivie. Les paysans de l’altiplano la prennent pour lutter contre le mal de l’altitude, les mineurs pour supporter le travail éreintant, les chauffeurs de bus pour lutter contre les sommeil et les autres la consomment un peu de la même manière que nous autres occidentaux grillons des clopes (à ceci près que la coca n’est pas nocive et qu’elle possède une dimension sacrée pour nombre d’ethnies)…
Bref, quiconque a déjà mâché de la coca sous forme de feuilles sait que les effets sont comparables à celui du café, un léger excitant, rien de plus. Comme l’a déclaré Morales devant l’ONU : « La feuille de coca n’est pas de la cocaïne, elle n’est pas nocive pour la santé, elle n’engendre pas de perturbations psychiques ni de dépendance ». Avant d’ajouter, taquin : « Dix ans de consommation ne m’ont en rien pénalisé pour mon élection à la présidence de la République ».

Comme le Pérou, la Bolivie ne peut donc envisager d’interdire la coca, car cela signifierait mettre un terme à des cultures ancestrales. La politique de Morales visant au contraire à sauvegarder les traditions des différentes ethnies du pays (dont les trois principales sont les Aymaras, les Quechuas et les Guaranis), à les intégrer pleinement dans les évolutions en cours, les préconisations des pays occidentaux (éradication totale de la culture de coca) sont simplement à côté de la plaque. Stupides et contre-productives.

Autre élément clé du problème et paradoxe d’envergure : c’est sous la pression des États-Unis que la Bolivie a adopté, au milieu des années 1980, une politique ultra-libérale désastreuse qui, accroissant la misère d’un pays déjà pauvre, a poussé une partie de la population à se lancer dans la seule culture rentable : la coca. Naomi Klein décrit très bien ce phénomène dans son ouvrage indispensable, « la Stratégie du Choc » :

« L’une des conséquences immédiates de cette détermination [à imposer ces mesure économiques radicales] fut que de nombreux Boliviens parmi les plus pauvres se tournèrent vers la culture de la coca, qui rapportait en gros dix fois plus que les autres récoltes (ironique évolution quand on songe qu’au départ la crise économique fut déclenchée par le siège des États-Unis contre les producteurs de coca). En 1989, selon certaines estimations, un travailleur sur dix était, d’une manière ou d’une autre, associé soit à la culture de la coca, soit lié aux industries de la cocaïne. […]
L’industrie de la coca joua un rôle déterminant dans la reconstruction de l’économie bolivienne et dans la maîtrise de l’inflation (fait aujourd’hui admis par les historiens, même si Sachs [4] n’en dit mot quand il raconte comment ses réformes ont eu raison de l’inflation). Deux ans à peine après l’explosion de la « bombe atomique » [5], les exportations de drogues illicites généraient plus de revenus pour la Bolivie que le total de ses exportations licites, et on estime que 350 000 personnes gagnaient leur vie dans un l’un ou l’autre des secteurs de ce négoce. « Pour le moment, fit observer un observateur étranger, l’économie de la Bolivie est accro à la cocaïne.
 »

Sans aller jusqu’à l’extrêmisme de certains défenseurs de la coca (COCA O MUERTE peut on ainsi lire sur certains murs de La Paz), il est évident que la manière dont les occidentaux abordent le problème est à mille lieux de la réalité du pays. On voit Morales comme dangereux, ou simplement excentrique, alors qu’il ne fait que défendre une culture trop longtemps niée. A ne pas comprendre cela, à favoriser encore et toujours le "tout répressif" en matière de drogue, sans discernement, la communauté internationale fait preuve d’un autisme affolant. Et bouche la route aux seules solutions viables sur le long terme. Le blanc-seing donné au louche Alvaro Uribe, très proche des narcotraficants de son pays [6] et tyran en puissance, ne fait d’ailleurs que confirmer la chose : les œillères ont la peau dure...

Notes

[1] Affiche du très recommandé documentaire consacré à la lutte de Morales en tant que dirigeant syndical : Cocalero. Bande annonce ici.

[2] A ce sujet, un très bon article de Risal résume les possibilités multiples offertes par la plante :

Sortir les petits producteurs du narcotrafic par l’industrialisation de la coca avait déjà été préconisée en 1983 par le docteur Jorge Hurtado. En effet, si la prohibition et la stigmatisation de la coca ont inhibé pendant de nombreuses années la recherche scientifique en Bolivie, un certain nombre d’études ont néanmoins permis de démontrer les vertus physiologiques de la plante. En 1975, une étude réalisée par l’université de Harvard démontre sa valeur nutritionnelle, comparable à des aliments comme la quinoa, la cacahuète, ou le blé. La coca abondant en sels minéraux et en vitamines, leur rapport avait même conclu que sa feuille pouvait être classée parmi les meilleurs aliments du monde. Des résultats corroborés vingt ans plus tard par l’ORSTOM et des laboratoires boliviens, dont l’analyse des trois alcaloïdes contenues dans la feuille de coca (cocaïne, lisleinamilcocaïne et translinalmilcocaïne) a permis en outre de prouver que la coca, « adaptateur à la vie en altitude » en stimulant l’oxygénation et en empêchant la coagulation du sang, permet de réguler également le métabolisme du glucose.

Les bienfaits de la coca permettraient donc d’envisager toute une série d’application, à la fois comme plante alimentaire, curative, médicinale, pharmaceutique, et diététique - surtout pour les pays riches où l’obésité est devenue un problème majeur de santé publique. Susceptible également de permettre d’améliorer les traitements du diabète, d’aider à sa prévention comme à la prévention de la maladie de Parkinson, la coca pourrait avoir aussi l’avantage de fournir un placebo à même de résoudre le grave problème de l’addiction à la cocaïne et au crack.

[3] Il faut aussi rappeler que plus de 50% de la production de coca bolivienne n’est pas destinée au marché des drogues, mais au marché intérieur de la consommation sous forme de feuilles.

[4] Economiste de l’école de Chicago, adeptes des théories radicales et ultra-libérales de Friedman, qui fut le maître d’oeuvre des politiques économiques mises en place à l’époque.

[5] référence au corpus de lois ultralibérales proposées en 1985 par le président nouvellement élu, Paz Estenssoro

[6] Voir ce bon Article du Monde sur la question, entre autres.

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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 03:48


















Gorz et le temps choisi, un débat inachevé

 cet article est tiré de « André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle », sous la direction de Christophe Fourel, Editions La Découverte, coll. Cahiers libres, février 2009, 240 p..

La Revue du MAUSS Permanente remercie Jean-Baptiste de Foucauld de l’autoriser à publier ce texte ici.


Jean-Baptiste de Foucauld, « Gorz et le temps choisi, un débat inachevé », Revue du MAUSS permanente, 10 mars 2009 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article481


En 1980, dans ses Adieux au prolétariat, André Gorz rompait avec la vision eschatologique du marxisme selon laquelle la classe ouvrière, se réappropriant le travail, se libérait dans et par le travail. Le travail hétéronome et donc dépendant devenant une fatalité incontournable, il plaidait pour une société dualiste ouvrant des espaces d’autonomie et assurant progressivement la libération non plus « par » le travail, mais « du » travail lui-même, celui-ci devenant œuvre, activité, épanouissement de soi et des relations aux autres dans une société à la fois égalitaire et plurielle. C’est le sillon qu’il n’a cessé de creuser dans les livres qui ont suivi.

La même année, avec Echange et Projets, nous achevions la publication de la « Révolution du Temps choisi », livre préfacé par le Président du club, Jacques Delors. Nous plaidions – et continuons encore aujourd’hui de plaider – pour le droit absolu des salariés à maîtriser leur temps de travail et d’arbitrer entre temps de travail et niveau de revenu, dans une perspective de vie individuelle et collective différente, plus équilibrée, plus créative, plus solidaire. L’ouvrage eût du mal à percer, face à la chape de plomb des 35 heures qui emprisonnait déjà la gauche. Mais il intéressa André Gorz qui a bien voulu s’y réfèrer à plusieurs reprises, notamment dans l’ouvrage qui, en 1988, prend la suite des Adieux du prolétariat : Métamorphoses du travail, quête de sens. Dans une note en bas de la page 147, tout d’abord, il y voit « l’un des très rares ouvrages à avoir montré la rupture avec le modèle de développement capitaliste qu’impliquerait le droit à autodéterminer la durée du travail ». Il y revient dans la 3ème partie, « Orientations et propositions » (pages 223 et 224), approuve le souci des auteurs de réduire le travail au rang de moyen, d’inventer un art de vivre, et de susciter des formes renouvelées de créativité sociale réduisant la place des valeurs d’efficacité et de rentabilité liées au travail. Citant le passage de notre livre sur les « activités humaines engendrées par le temps libre » contribuant au ré enchantement du monde et à des dynamiques sociales ouvrant la voie aux belles notions d’activité et d’œuvre, il voit une convergence avec le programme du SPD [1] de 1986 qui met l’accent sur le développement d’une culture « centrée sur des activités autodéterminées qui empêche l’exploitation des gens » et qui permet de « développer chez les individus des capacités et des penchants que le travail rémunéré fait dépérir ou pour le moins ne sollicite pas ».

Cependant, si la convergence sur l’objectif antiproductiviste est réelle, il n’y a pas vraiment accord sur les moyens. Sans exclure, loin de là, une réduction générale de la durée du travail, Echange et Projets développait principalement une vision libertaire et individualiste d’un nouveau droit personnel à mettre en place, faisant une (trop ?) large confiance au jeu des préférences individuelles et à l’émergence d’une plus grande rationalité en terme d’équilibre de vie et de consommation élargie. André Gorz, lui, adopte d’emblée, prioritairement, frontalement même, une approche collective. Il a une réponse « de principe » : « la réduction programmée, par paliers, sans perte de revenus réels, de la durée du travail, en conjonction avec un ensemble de politiques d’accompagnement qui permettent à ce temps libéré de devenir pour tous celui du libre épanouissement » (p. 223).

Un second désaccord apparaît : là où les auteurs de la Révolution du temps choisi lient étroitement partage du travail et partage des revenus, tant dans l’approche individuelle que dans l’approche collective, Gorz l’exclut, en tout cas pour le processus collectif qui est pour lui le plus important.

Ce double désaccord, se fit sentir fortement, lors du débat passionnant qu’Arte organisera en 1994 dans la maison « très ancienne, fraîche en été, chaude en hiver », où il s’était retiré avec Dorine [2]. Son discours s’était radicalisé en ce sens qu’il cheminait déjà vers une allocation universelle inconditionnelle, un droit au revenu indépendant du travail, ou un droit général à l’intermittence, thème auquel il se ralliera clairement en 1997 dans Misères du présent, richesse du possible . Dans ce livre, il explique que le tournant du postfordisme a été manqué : les germes d’autonomie qu’il contenait, qui n’ont pu être expérimentés que trop rarement (dans les usines Volvo par exemple) n’ont pas été saisis. Bien au contraire, c’est une régression que l’on observe, car la domination du capital prend désormais la forme perverse d’un « conditionnement qui conduit le sujet à accepter ou choisir cela précisément qu’on entend lui imposer ». Mais d’une certaine façon, peu importe, car « la société du travail est morte » et « il n’y a pas et il n’y aura plus jamais de travail ». Car « le salariat doit disparaître et le capitalisme avec lui ».

Dès lors, le but, c’est la société de multi-activité où « tous attendent de tous qu’ils cumulent une pluralité d’activité ou de mode d’appartenances », où le but n’est pas « de sélectionner, d’éliminer, de hiérarchiser, mais d’encourager chaque membre à se renouveler et à se surpasser perpétuellement dans la coopération compétitive avec les autres ». Une société où le travail a perdu sa centralité, où l’activité que l’on exerce importe plus que l’emploi que l’on a eu que l’on n’a pas. En un mot, une société au sein de laquelle « chacun puisse faire au travail sa place au lieu que la vie ait à se contenter de la place que lui laissent les contraintes de travail ». C’est une rupture, une société autre. Car un revenu suffisant est garanti à tous. Gorz abandonne le principe d’un revenu garanti lié à l’exercice d’un certain volume de travail tout au long de la vie. Refusant les formules de workfare, il se rallie au droit de vivre sans travailler et opte donc pour une forte inconditionnalité afin de laisser libre cours à ce qu’il appelle les « activités vivantes », où l’homme est pleinement lui-même. Celles-ci, à terme, ont atteint un tel niveau d’activité que la question du revenu minimum ne se pose plus dans les termes de redistribution fiscale qui le rendent peu soluble ou crédible. Il se fonde en effet sur les échanges non monétaires, sur l’autoproduction, sur les services collectifs.

Les auteurs de la Révolution du temps choisi, tout en gardant eux aussi intact, à leur manière, le droit à l’utopie, n’avaient pas évolué dans la direction hyper politique de Gorz. Voyant l’échec du temps choisi, soucieux, comme lui d’ailleurs, de formes nouvelles de solidarité incluant les chômeurs, ils s’étaient lancés dans l’expérience citoyenne de Solidarités nouvelles face au chômage (SNC), expérience fondée sur le partage de temps et de revenu entre non-chômeurs et chômeurs afin d’accompagner ceux-ci vers l’emploi et, si besoin, de créer des emplois à leur intention grâce aux contributions monétaires des participants [3]. Au fond, c’est le même problème, mais pris par l’autre bout, de manière plus exigeante : le temps choisi permet à des personnes de s’extraire du travail productif rémunéré pour développer des activités libres, cela en abandonnant une partie de leur revenu, ce qui, parallèlement, redistribue l’emploi au profit des chômeurs. Dans le cadre de SNC, des personnes organisées et coopérant entre elles ne réduisent plus leur temps de travail, mais utilisent leur temps libre pour aider des chercheurs d’emploi et partagent une partie de leur revenu, le cas échéant, pour subventionner et créer des emplois pour ces personnes si elles en ont besoin. Dans les deux cas, on constate une approche de partage de temps et de revenu, bien que sous des modalités différentes. Dans les deux cas, l’Etat n’intervient pas, et l’initiative vient tantôt des individus isolés (temps choisi), tantôt de personnes regroupées dans une organisation de société civile (SNC). On se situe ici, et c’est la grande différence avec Gorz, dans une perspective non dualiste : il y a continuum entre la société du travail et la société des activités libres et il n’y a pas besoin de l’intervention de l’Etat. L’approche de Gorz est plus dualiste, plus étatique, plus efficace … à condition de pouvoir être menée à bien.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? C’est être, sans aucun doute, fidèle à l’œuvre d’André Gorz que d’évaluer de manière critique ce qui s’est passé, afin d’en tirer des leçons utiles pour l’avenir, dans une période de grands bouleversements. Car, au fond, ni la voie « Gorzienne », ni la voie du temps choisi n’ont été empruntées par notre pays [4]. Les 35 heures ont été décrétées sans partage des revenus, puis réalisées de fait, comme on pouvait s’y attendre, avec des techniques de partage des revenus, l’Etat étant fortement mis à contribution. Cela n’a que partiellement marché, et encore, à un coût élevé. Quelles leçons en tirer, que faut-il faire aujourd’hui, comment utiliser de manière féconde l’énorme travail de réflexion de Gorz ?

Les trois legs incontournables d’André Gorz

a) L’autolimitation et la maîtrise du désir. Gorz se bat inlassablement contre le superflu, l’alimentation permanente des désirs par le système productif et il veut revenir aux besoins fondamentaux. Cela est particulièrement net dans Capitalisme, Socialisme, Ecologie [5]. On y lit notamment (p. 170) : « Si nous pouvions ajuster notre temps de travail aux besoins que nous ressentons réellement, combien d’heures travaillerions-nous ? ». Et plus loin (p. 171) : « La politique du temps est le meilleur levier pour obtenir en même temps la réduction, écologiquement nécessaire, de la consommation de marchandises et la plus grande autonomie possible pour chacun et chacune dans la conduite de la propre vie ».

Cette question de l’autolimitation est devenue d’autant plus nécessaire que l’écart entre les désirs, stimulés de toute part, et les moyens, qui s’accroissent moins vite qu’avant, est devenu béant. Les possibilités d’augmenter plus rapidement la production sont limitées dans l’économie tertiaire, confrontée au ralentissement de la productivité globale du travail, au vieillissement démographique, à la concurrence des pays neufs et aux tâches de réparation écologique. Il va falloir ramener les désirs vers l’essentiel, cela de manière démocratique et acceptable. Avec là, 2% de surplus à distribuer chaque année, les marges de manœuvre sont faibles. Il va falloir changer de style de vie pour préserver notre niveau de vie. Nous n’y sommes pas prêts, pour n’avoir pas écouté les voies prophétiques comme celle de Gorz.

b) La maîtrise par chacun de son temps de travail rémunéré est un moyen de parvenir à cette sagesse collective. Le temps choisi est une ressource citoyenne de contre-pouvoir, qui permet à chacun de travailler moins (et de gagner moins) ou de travailler plus (et de gagner plus) en fonction de ses besoins, de ceux de ses proches, de son style de vie. C’est aussi un moyen de mettre en mouvement les « activités vivantes ». L’échec des 35 heures, ou ce qui est ressenti comme tel, ne doit pas entraîner la fermeture définitive du dossier du droit à la maîtrise du temps. Il doit être ré-ouvert, sur des bases nouvelles, mais il est plus fondamental que jamais. Le temps est un bien économique qui doit pouvoir être maîtrisé par chacun. La possibilité de dégager du temps libre pour faire autre chose que travailler est aussi un moyen de produire des satisfactions à un moment où les satisfactions provenant de l’activité productive sont difficiles à augmenter. C’est un moyen de reconvertir les désirs, de les orienter vers l’essentiel aux dépens du superflu.

c) L’objectif de modérer les désirs, d’ouvrir la voie du temps choisi, de favoriser la sobriété, pose avec encore plus d’acuité la question de la justice et de la redistribution. La croissance forte des années soixante solutionnait indirectement la question de la justice. Chacun pouvait espérer, peu à peu, obtenir ces biens nouveaux offerts par le développement. Dans un contexte de développement sobre et modéré, on ne peut plus compter sur cette fuite en avant. La question sociale devient plus compliquée, à laquelle Gorz n’a cessé de s’atteler. Elle doit être traitée en profondeur. La redistribution, sous ses différentes formes, est aussi importante que la production, qu’il ne s’agit pas non plus de négliger. L’une et l’autre sont d’ailleurs intimement liées. La sobriété, pour être acceptée, ne peut être que créative et solidaire. Créative parce qu’elle ne s’oppose pas au développement tout en ayant pour objet de l’orienter différemment en faisant appel à l’imagination, à la recherche, à la « coopération compétitive ». Solidaire, parce que la réduction du superflu chez les uns est de plus en plus la condition pour que chacun soit en mesure d’accéder à ce qui est jugé à un moment donné comme socialement essentiel.

Que revisiter chez Gorz ?

Il y a, selon nous, débat sur les moyens d’aboutir aux résultats visés, qui tient largement aux présupposés idéologiques, économiques et sociologiques de l’auteur.

Le marxisme tout d’abord : s’il fournit une clef de lecture importante, bien que partielle, de toute société, son rapport aux moyens n’est pas clair. Or, il faut se demander si Gorz ne reste pas prisonnier, plus qu’il ne le croit lui-même, de la dialectique hégéliano- marxiste, qui résorbe le conflit dans l’unité ; certes, on peut dire qu’il ait inversé cette dialectique : il garde le conflit, mais il le fige et le bétonne : il y a le monde de l’hétéronomie, c’est une fatalité, et il y a le monde de l’autonomie, c’est la liberté. Il faut prélever sur l’un pour alimenter l’autre, c’est le revenu d’existence qui assure le transfert. Gorz abandonne, à juste titre, le monisme marxiste, mais il tombe dans l’excès inverse d’un dualisme abrupt et sans porosité. Il s’appuie sur un dualisme de séparation, non sur un dualisme de complémentarité, dualisme qui laisserait ouverte la possibilité d’une unité n’abolissant pas les termes antagonistes. On voit bien que le choix n’est pas entre le conflit sans solution, ou une solution qui abolit le conflit, mais dans la gestion démocratique permanente de l’antagonisme. Revenons à Héraclite : « Tout arrive par discorde et par nécessité » ! Entre le monde de l’hétéronomie et celui de l’autonomie, les liens sont inévitables et mieux vaut s’efforcer de les tisser que de les nier ou d’y voir une domination inévitable du premier sur le second.

L’analyse économique ensuite, d’ailleurs assez (trop ?) dépendante de l’idéologique. Pour Gorz il n’y aura plus jamais assez de travail pour tout le monde et les gains de productivité permettent de libérer du temps. Ce n’est pas si simple. Le rythme de progression de la productivité a été divisé par deux ou trois par rapport aux années 1960. Le financement des retraites et de l’Etat providence implique une base productive étendue, ce qui rend très aléatoire la possibilité d’assurer à chacun, de la naissance à la mort, un revenu d’existence inconditionnel. L’idée que le nombre d’heures travaillées diminue et que l’emploi se contracte inéluctablement est inexacte, même si la part du travail dans la vie diminue en raison de l’augmentation de l’espérance de vie. Il n’y a donc aucune raison de se résigner au chômage ou au travail intermittent. Il faut au contraire s’organiser pour revenir au plein emploi, à un plein emploi de qualité à temps choisi, pour des activités qui aient du sens, avec une protection sociale correcte, dans un environnement protégé, en multipliant, diversifiant, qualifiant et sécurisant les parcours professionnels : c’est dans un tel contexte que les activités dites autonomes le seront vraiment, car choisies, non dépendantes, non assistées. Il est clair que cela implique de solides disciplines collectives qui ne peuvent être éludées. Les formules du type revenu d’existence inconditionnel, qui peuvent flatter les mauvais penchants de l’individualisme autarcique et autoréférencé ambiant, risquent d’en détourner.

L’analyse sociologique enfin : Gorz sous estime le rôle identitaire du travail hétéronome, quels que soient ses défauts. Si les femmes ont massivement cherché à accéder au travail hétéronome, alors que, après tout, le modèle traditionnel de femme au foyer leur donne d’assez grandes possibilités d’activités qui n’ont pas besoin d’être rémunérées, c’est bien sûr parce que ces activités sont dépendantes du revenu du conjoint et parce qu’elles veulent être vraiment autonomes, c’est à dire autonomes par elles-mêmes. Mais cette autonomie passe précisément par l’intégration dans la division du travail hétéronome. Il y a donc bien complémentarité entre les deux mondes. Et d’ailleurs, comment nier que les compétences acquises dans le travail hétéronome alimentent ensuite le développement des activités autonomes ? Et réciproquement. La capacité à se rendre utile à autrui en s’intégrant dans la division du travail est, elle aussi, un mode de formation de la personne et du développement de la société. Le problème est que cette capacité ne monopolise ni le champ personnel, ni le champ social, contrairement à la situation actuelle. Mais, dans cette perspective, on cherche plus à rééquilibrer, à compenser, à faire contrepoids, à réorienter, non à séparer et à cloisonner les deux mondes du travail hétéronome et de l’activité autonome.

Comment poursuivre ?

D’abord retrouver le sens de l’utopie. C’est ce à quoi Gorz nous invite en permanence. Mais il faut tenir compte de l’expérience historique et répudier la forme globale, frontale de l’utopie, caractérisée par un Avant et un Après. La culture de l’utopie a sa place, mais comme tension, processus, visée, ensemble de pratiques. Elle repose non sur la contrainte, mais sur l’éducation, la force de conviction, l’exemplarité, la valorisation des valeurs. Elle doit être régulée démocratiquement. Elle doit se concilier avec les cultures complémentaires, mais différentes, de résistance et de régulation, ce qui ne va pas de soi. Elle est plus locale, ou plus transversale que globale [6].

Ensuite remettre sur le métier le dossier du temps choisi, entendu comme droit fondamental devant s’imposer à la société économique. Il faut aller au-delà de l’optimisme du livre de 1980 et mieux mesurer les obstacles à franchir : le conditionnement des esprits, les problèmes d’organisation, le risque de précarité ou de pénalité de carrière, les besoins criants de pouvoir d’achat. C’est un changement complet d’état d’esprit à provoquer, un changement culturel, un élément essentiel de la démocratie économique, une révolution démocratique destinée à rendre moins imparfaite la démocratie et plus humain le capitalisme. Telle est bien la fin recherchée, qui ne doit pas disparaître sous le moyen. Car c’est une des difficultés rencontrées par la promotion du temps choisi : le temps choisi se présente simultanément comme une fin (libérer la personne du poids excessif du travail) et comme un moyen (offrir des possibilités de choix au sein du système). Les moyens, si l’on n’y prend pas garde ne sont pas à la hauteur des fins. Ceux qui s’intéressent aux fins, ce qui était le cas de Gorz, se méfient des moyens. Ceux qui ne regardent que le moyen, assimilé au droit au travail à temps partiel, ont tendance à négliger la fin. La crise financière, économique et écologique actuelle peut fournir un appui pour réconcilier ces deux dimensions et d’ailleurs elle y appelle.

Car il faut écarter la tentation d’une vision molle du temps choisi. Cela suppose que le temps choisi devienne une revendication syndicale à part entière et qu’il soit intégré dans la réflexion et la négociation sur la sécurisation des parcours professionnels. Il faut en effet sécuriser le travail à temps partiel choisi, c’est-à-dire assurer le droit au retour à temps plein et éviter toute pénalisation en terme de carrière ou de retraite, voire même le valoriser en tant que tel. Il faut en outre le distinguer du travail à temps partiel subi, faute de mieux, lui-même largement encouragé par l’Etat dans le cadre des contrats aidés. Que l’Etat commence donc par montrer l’exemple ! Que le système statistique public distingue mieux le travail à temps partiel vraiment choisi, d’une part, du temps partiel choisi faute de mieux (le temps « choisi-subi », par exemple parce que les questions de garde d’enfants ne sont pas réglées) et, d’autre part, du temps partiel subi stricto sensu (qui est minoritaire, 35 à 40 % contrairement à l’image que l’on en a). Enfin, il faut se poser la question de l’aide au revenu des travailleurs à temps partiel : faut-il accorder une aide structurelle aux salariés faiblement rémunérés ? Ou une aide d’attente en attendant le retour à temps plein ? La gestion du Revenu de Solidarité Active ne pourra éluder ce sujet.

Cette question n’est pas sans lien avec celle du développement des services de proximité, des services à la personne, auxquels Gorz a consacré de nombreux développements. Ces services doivent-ils être rendus dans un cadre convivial libre, grâce précisément au temps choisi libéré ? Par un nouveau service public bien professionnalisé, à organiser ? Ou par des activités décentralisées, rémunérées, initiées tant par le secteur marchand que par le secteur associatif ? Peut-on concilier les trois formules, les mettre en émulation ? Faut-il choisir l’une de ces formules, ou deux d’entre elles ? Il y aurait lieu d’en débattre davantage et de donner, là aussi, du choix.

Enfin, la société de sobriété créative et solidaire, qui peut constituer une réponse aux crises actuelles, dans la ligne de ce que souhaitait profondément Gorz, implique sûrement une nouvelle étape de redistribution sociale. C’est la condition de son acceptation. La sobriété n’est ni l’injustice, ni l’austérité imposée aux plus pauvres. Elle repose nécessairement sur la justice, thème qui hante la réflexion de Gorz. Mais le revenu d’existence est-il la solution, ou précisément le piège dans lequel il ne faut pas tomber. La Prime pour l’emploi, le Revenu de Solidarité Active (RSA), sont des tentatives de solutions à cette demande latente de redistribution, mais dont on voit les risques : on devrait pouvoir vivre des fruits de son travail (PPE) et le RSA peut favoriser une extension du travail à temps partiel subi (en sorte que la promotion du temps choisi pourrait constituer un moyen de préserver le RSA de ses dérives potentielles). Mais avant de sauter à pieds joints dans l’inconnu du revenu d’existence, il y a d’autres pistes à explorer, qui, de manière surprenante, ne semblent pas intéresser. Il faudrait notamment se poser la question de l’accès de tous aux biens jugés nécessaires à la vie moderne. De fait, nous considérons que chacun, quel que soit son revenu, doit pouvoir accéder aux réseaux qui caractérisent la vie moderne : l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone, la télévision, Internet. Mais nous n’en avons pas tirés les conséquences en termes de financement. Ne faut-il pas que l’accès à ces réseaux (non pas nécessairement la consommation) soit financé, non par un tarif, le même pour tous, mais par un prélèvement sur le revenu, variant donc avec celui-ci en hausse comme en baisse, comme il est raisonné par exemple en matière de santé ? Il y aurait là une étape importante dans la qualité générale de notre redistribution sociale et bien des problèmes de vie courante évités pour beaucoup [7].

Quelques réflexions générales pour conclure

La pensée de Gorz est extrême, radicale, excessive souvent. Mais elle a un grand mérite : elle vous oblige à chercher en quoi, précisément, elle est excessive. Plus on est conduit à nuancer sa réponse aux questions qu’il pose, moins on peut échapper à ces mêmes questions, même si on le voudrait, pour sa tranquillité ! Gorz est un éveilleur, un empêcheur de penser en rond.

Il faut aussi s’interroger : Gorz est-il marxiste, en définitive, ou pas ? Où est-il finalement, où veut-il nous mener ? Vers quelle philosophie, quelle idéologie ? Est-il libertaire, ou marxiste ? Il ne s’est en réalité jamais détaché du marxisme, qui imprègne profondément sa pensée, qui se veut critique et systématique. Gorz ne s’est jamais noyé dans le relativisme démocratique et a toujours entendu y résister tout en restant démocrate. Il cherche une vérité enfouie sous l’immanence, vérité qu’il faut exhumer et qui doit conduire à une société juste. Il n’en démord pas. L’intérêt de sa position, sa difficulté aussi, est qu’il se situe dans cet entre deux si peu exploré du cheminement marxiste, le passage de la méthode de conquête et de la pratique du pouvoir à la société idéale. Gorz reste marxiste en ce sens que pour lui, l’être humain est aliéné, incapable de se libérer lui-même, au moins à l’échelle collective, par une sorte de résistance spirituelle de masse. Le progrès des forces productives, l’accentuation du conflit central de classe, lui offrent les possibilités de sa libération individuelle et collective. Sauf qu’il n’y a plus ni prolétariat, ni classe sociale suffisamment organisée, ni même conflit central apparent. Et pourtant, il y a un passage possible vers la société des sujets, qui remplace en quelque sorte le communisme réalisé. La force matrice qui remplace le prolétariat, c’est l’autonomie, mais une autonomie qui doit être entendue à la fois comme autarcie vis-à-vis du système et comme coopération libre entre ceux qui se sont extraits du système. C’est le Marx de la Révolution réalisée que Gorz retrouve ici, formulé autrement. Mais comment passe t-on de l’un à l’autre ? Chez Marx, on a le chaînage lutte des classes – dictature du prolétariat – appropriation collective des moyens de production – planification. Mais Gorz, précisément, conteste brutalement, férocement, l’essentiel de cette mécanique, au non de sa dangerosité démocratique, de son inexactitude sociologique, et de son irréalisme politique. Mais il garde l’objectif intact et se situe bien dans le même cadre de pensée. Il explore diverses solutions : le dualisme d’abord en 1980, la prise de pouvoir de la société civile ensuite (les chroniques de Michel Bosquet), le revenu d’existence enfin dans ses derniers livres. C’est en définitive par l’Etat que l’individu va se libérer de son état, de son état aliéné. Cette évolution intellectuelle était quasiment inéluctable, induite par son système de pensée. Le revenu d’existence inconditionnel est sans doute aujourd’hui la revendication la plus cohérente et la plus logique d’un marxisme conséquent. Voilà le message de Gorz. Message trop séduisant pour que l’on ne mesure pas ses risques anthropologiques et ses limites économiques. Mais le fait est qu’il y a chez Gorz, comme chez Marx, une sorte d’acte de foi dans les possibilités illimitées de l’immanence, qui pose question.

Car en face de désir légitime, d’utopie se dresse la muraille de la parabole du bon grain et de l’ivraie : le mal, sous ses multiples aspects, y compris la méchanceté humaine, est consubstantiel à l’immanence. Il peut être contenu, régulé, il ne peut être éradiqué. Cela n’interdit pas l’utopie, mais la cantonne à des espaces limités et sacrificiels, et la renvoie à un au-delà quant à sa réalisation totale. Le Royaume n’est pas de ce monde, dit l’Evangile, tout en précisant aussi qu’il est proche (ce que les conservateurs ont tendance à oublier). Gorz, comme Marx, croit à la Terre Promise, et d’ailleurs attaque « Misères du présent, richesse du possible  » par un vigoureux : « il faut oser l’Exode » (avec majuscule). La langue maternelle du sens n’est jamais tout à fait étouffée et finit toujours par s’exprimer !

D’ailleurs, quelle est la spiritualité de Gorz ? Dans une réflexion de nature fondamentale, comme celle de Gorz, il y a toujours une métaphysique, implicite ou pas : impossible d’y échapper. La question n’est pas sans importance si l’on croit que la promesse démocratique ne peut pas advenir sans une forme adéquate de spiritualité [8]], si l’on admet que nous ne répondrons pas aux défis de ce temps sans mobiliser cette intériorité de masse inconsciente d’elle-même que la modernité a engendrée, si nous ne redonnons pas à la gauche cette spiritualité particulière, ce sens des valeurs vécues qu’elle a peu à peu perdu chez nous.

Gorz ne sous estime pas l’importance de la question religieuse. Il voit bien que le prolétariat chez Marx a pris la forme de l’Esprit chez Hegel, que « la philosophie du prolétariat est religieuse » [9] et que « le prolétariat conserve toujours le mystère de sa transcendance [10] ». Il constate, dans Adieux au prolétariat que « l’unité postulée des nécessités matérielles et des exigences éthiques correspond en fait à un seul type de communauté : la communauté monacale et ses diverses variantes [11] ». Mais il rejette celle-ci pour se résigner au dualisme des activités hétéronomes ou autonomes, car il voit dans ces communautés glissement symbolique plus que suppression des contraintes et sublimation soumise à un devoir d’Amour envers une entité trop vague ou une personne trop déterminée. Sa position est matérialiste. Mais c’est un matérialisme moral, fondé sur la réalisation de soi, pas un matérialisme utilitariste fondé sur la satisfaction de soi. C’est un matérialisme à la fois libre et vertueux, qui fait confiance à l’individu une fois libéré de la servitude laborieuse, comme chez Marx. Un matérialisme fondé sur l’irréductibilité du sujet, « irréductibilité à ce que les autres et la société nous demandent et nous permettent d’être ». Sur une transcendance du sujet en somme, dont il faudrait savoir si elle relève de Sartre ou de Lévinas. Sa vie, modeste, généreuse, conforme à ses idées, fait de lui un militant exemplaire, et mettant souvent en valeur l’exemplarité des autres. Sa Lettre à D. [12] est une sorte de cantique où il cherche à réparer l’injustice qu’il craint d’avoir commis, longtemps auparavant, à l’égard de son épouse, en publiant en 1958 Le traître. Est-il exagéré de voir chez lui un mystique de la relation amoureuse, vraisemblablement exceptionnelle, qu’il a vécue ? Ne rêve-t-il pas en définitive d’une société qui serait (presque) parfaite, à l’image de sa relation avec D ? Ne faut-il pas trouver là l’arcane des liaisons souterraines qui assurent l’unité de sa pensée et de son action, son désir de révolution et son sens du réel ? Il y a en Gorz une aspiration permanente à l’Absolu, qui fonde sa critique et sa radicalité. Et parallèlement une douceur, une grâce, perceptible dans son œuvre, et que l’on sentait dans la relation. Peut être, en définitive, que soutenu d’Eros, il a pu envisager sérieusement la politique comme Agapê.

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18 mars 2009 3 18 /03 /mars /2009 03:30



Les exilés (Paris, 1978)

Ernest Pignon-Ernest

www.pignon-ernest.com



 

CES

SAI

RE,

mais…

Bernard Noël

 

Que la Révolution soit aujourd’hui nécessaire est une évidence, d’autant plus que son projet n’a jamais été aussi décrié. Cependant, il ne s’agit pas de faire LA révolution, mais UNE révolution, donc de la projeter à partir d’une situation particulière dans laquelle, si les circonstances la réclament, les conditions générales l’excluent. Il faut d’abord envisager cette contradiction.

 

Nul doute que l’arrogance du pouvoir est à son comble tout comme les faveurs accordées aux privilégiés. Il est même étonnant de voir à quel point l’absence de partage des richesses réduit sans cesse la marge d’illusion qui pouvait rendre supportable cette appropriation exclusive. Le mépris de la misère crée undésespoir sans doute propice à la révolution, mais c’est un piège pour la raison que le désespoir est explosif et non pas révolutionnaire: il prépare une jacquerie facile à réprimer et qui, finalement, servira l’oppression.

On dira qu’il suffit que le désespoir prenne le temps de s’organiser, mais les conditions générales travaillent justement à l’en empêcher. Le jeu des causes et des conséquences est depuis longtemps faussé par l’influence des media. La majorité s’est habituée peu à peu à supporter la destruction des biens collectifs : l’éducation, la santé, les services publics, l’information. Il n’y a plus de peuple, il n’y a qu’un public qui,privé du liant citoyen, a fini par croire que la rentabilité primait sur le service même si la chose est contraire à ses intérêts.

Un peuple est conscient d’une appartenance et d’un partage qui créent une solidarité ;

un public n’a en commun que des images éphémères qui l’excitent à des identifications factices ou à la consommation.

Conséquence, le périssable, devenu principale attraction, est l’unique bien public, et qui pousse à vivre dans un présent sans mémoire et sans réflexion. Le défilé des images occupe la tête sans y produire autre chose que le mouvement répétitif d’une fausse variété perpétuellement actuelle.

Ainsi, pas de perspective, rien qu’un appétit renouvelé sans cesse par la publicité.

La vitesse de rotation des images est plus importante que leur contenu, et elle en constitue le sens. Le pouvoir a compris récemment combien cette vitesse pouvait tenir lieu d’action grâce à la fascination qu’elle produit, d’où l’agitation fébrile d’un chef qui mêle tous les genres afin de multiplier sa présence dans tous les domaines. Le danger, pour lui, est qu’un raté risque de se répercuter aussi multiplement, mais cela

n’affecte que lui et pas le système désormais efficace assez pour avoir miné toute la représentation.

On oublie, parce qu’elle fait partie de nous, que la représentation conditionne toutes les relations à l’intérieur du corps social et que dépend d’elle aussi bien notre faculté d’expression que notre capacité de réflexion. Or, grâce toujours aux media et à leur pouvoir d’occupation mentale, la représentation a de plus en plus tendance à n’être que l’enregistrement passif du spectacle en permanence proposé sur l’écran de la télévision. Ce spectacle, contrairement à ce qu’on dit, n’instruit pas : il occupe simplement la tête et détourne l’attention en la distrayant. Il ne reste, pour s’opposer à lui, que les difficultés de la vie  quotidienne, qui éventuellement désespèrent.

Il a été fait allusion plus haut à ce désespoir et à la révolte qu’il pourrait engendrer mais ce désespoir oriente bien plus souvent la colère vers des réactions racistes et nationalistes dont le pouvoir s’empare pour légitimer une politique d’exclusion ou de sélection et justifier l’arbitraire. La fabrication de la passivité sociale est en cours depuis des années : elle procède insensiblement par un décervelage planifié selon les aveux de l’ancien directeur de TF1, qui s’est dit investi du soin de produire du “ cerveau disponible”…

Cet état des lieux, bien que trop sommaire, dit pourquoi la Révolution, bien que de plus en plus nécessaire, ne peut aller qu’à contre temps de ce temps qui l’appelle et la rejette. Le rejet doit sa force à une transformation des mentalités que le pouvoir a les moyens, non seulement de manipuler, mais de priver de l’énergie indispensable pour organiser la révolte. Et même la concevoir.

À quoi s’ajoute le fait que l’opposition n’est plus que d’apparence, le parti socialiste ayant plus fait pour lancer les privatisations et les réformes antisociales que la droite qu’il prétend combattre, mais à laquelle il se contente de disputer le pouvoir.

Bref, tout concourt à rendre la Révolution impensable dans le contexte actuel renforcé encore par la mondialisation. Cependant le sentiment de sa nécessité conduit à se dire que la situation présente ne la rend impensable que dans la mesure où, toujours renvoyée à des modèles anciens, elle demeure en fait impensée.

Cet impensé est du côté de ceux qui en ressentent la nécessité, et cela pour la raison que la Révolution suppose la prise du pouvoir puis un changement radical de l’ordre social.

Or, toutes les révolutions qui sont passées par ce processus, si elles ont bien pris le pouvoir, n’ont réussi qu’à installer un régime qui, rapidement dégradé par l’exercice de l’autorité et le réemploi des anciens cadres, de la police et de l’armée, n’a pu qu’ajouter la déception à la contrainte. Toutes sauf la Commune de Paris, mais celle-ci n’a peut être été préservée de son propre désastre que par la violence de la répression qui l’a détruite.

Ne pas vouloir prendre le pouvoir sous prétexte qu’il dégrade ses preneurs paraît insensé puisque le changement passe par là. 

Comment se garantir contre la dégradation ?

Par le contrôle qui servait de base à la Commune et qui prévoyait que les délégués demeurent sous le regard de leurs électeurs…

Ce système implique que toute délégation du pouvoir soit à la merci d’un contre pouvoir représenté par l’ensemble des électeurs. Tel est théoriquement le cas dans nos démocraties, mais cela ne fonctionne pas à cause de l’éloignement des élus, de la longueur de leur mandat et, désormais, à cause des media qui ont fait de la politique un spectacle et remplacé l’opinion par l’audimat.

On pensait autrefois que la Révolution passait d’abord par l’appropriation des moyens de production ; elle passe évidemment aujourd’hui par l’appropriation des moyens de communication en vue de rendre à chacun une tête pensante et une conscience citoyenne. N’est-ce pas une utopie ? Les révolutionnaires du dix-neuvième siècle, en particulier Blanqui, étaient persuadés que la Révolution ne pouvait venir que des “ déclassés ”, c’est-à-dire des fils de la classe dirigeante qui renonçaient à leurs privilèges pour mettre leur liberté au service des intérêts du peuple. Peut-on aujourd’hui “ déclasser ” les media pour leur faire jouer un rôle comparable ?

Le goût du pouvoir est si contagieux qu’il a réussi à contaminer toutes les tentatives de renversement, de changement, de transformation. Il faudrait déconsidérer le pouvoir, mais il l’est déjà par sa corruption, ses abus, ses injustices. Dans la société du spectacle, tout a une envergure spectaculaire qui frappe de vanité chaque événement et abolit sa gravité. L’information n’est plus qu’un entraînement à l’indifférence.

La nécessité de la Révolution a tout cela contre elle qui veut nous persuader de son impossibilité. Pourquoi cette impossibilité ne serait-elle pas également utopique ? Une utopie du pouvoir qui, plutôt que de l’écarter par la répression, a eu l’intelligence perverse de rendre les têtes inaptes à la réclamer. Le problème est toujours, depuis Marx et Rimbaud, de transformer le monde et de changer la vie. Ceux qui n’y renoncent pas sont plus que jamais isolés: ils ont en commun de ne pas se résigner car la nécessité les arme d’une attente infatigable hors de laquelle la vie n’aurait aucun sens. Ils ne se font pour autant aucune illusion sachant fort bien que la nécessité doit s’éclairer d’une brusque révélation qui, soudain, la généralise. Alors, dans cet éclairage-là, les têtes s’éduquent très vite, et provisoirement ou définitivement, elles mettent fin à l’impossible…

Bernard Noël

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7 mars 2009 6 07 /03 /mars /2009 03:16

La sagesse de l'âne
La sagesse de l'âne
offert par Alter Info


Un jour, l'âne d'un fermier tomba dans un puits.

L'animal gémissait pitoyablement et le fermier se demandait quoi faire.

Finalement, il décida que l'animal était vieux et que le puits devait disparaître de toute façon. Ce n'était pas rentable pour lui de tenter de récupérer l'âne.

Il invita tous ses voisins à venir l'aider à boucher le puits.


Ils saisirent tous une pelle et commencèrent à enterrer le puits.

Au début, l'âne réalisa ce qui se produisait et se mit à crier terriblement.

Puis, à la stupéfaction de chacun, il s'est tu.

Quelques pelletées plus tard, le fermier regarda dans le fond du puits et fut étonné de ce qu'il a vu.

Avec chaque pelleté de terre qui tombait sur lui, l'âne faisait quelque chose stupéfiant.

Il se secouait pour enlever la terre de son dos et montait dessus.

Pendant que les voisins du fermier continuaient à pelleter sur l'animal, l'âne se secouait et montait sur la terre.

Bientôt, chacun fut stupéfié que l'âne sorte hors du puits et se mette à trotter !

La vie va essayer de nous engloutir de toutes sortes d'ordures.


Le Truc pour se sortir du trou est de se secouer pour avancer.

Chacun de nos ennuis est une pierre qui permet de progresser.

Nous pouvons sortir des puits les plus profonds en n'arrêtant jamais, ne jamais abandonner !



Iyad Abbara
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28 février 2009 6 28 /02 /février /2009 03:38


La culture, projet d'avenir
par Olivier Py
Sur Le Monde


Nous fêtons le cinquantenaire du ministère de la culture, et certaines voix s'interrogent sur sa validité. Parallèlement, le président de la République a affirmé à deux reprises sa volonté d'une nouvelle politique culturelle. Il a laissé entendre que la culture devait être partout et non plus un champ clos de la société. Evidemment, la création de ce conseil a suscité des interrogations sur le rôle véritable du ministère.


Ebauché par le Front populaire en 1936, activé à partir de 1946 et personnifié par Jeanne Laurent, alors sous-directrice des spectacles au ministère de l'éducation nationale, le ministère de la culture est officialisé en 1959 par de Gaulle. La nécessité de reconstruction nationale était supérieure aux enjeux politiciens, et André Malraux, dans un simple télégramme, pouvait dire à Jean Vilar "peut importe que vous soyez communiste ou non, votre projet est d'intérêt général, c'est ce qui importe".

Les plus grands doutes frappaient la légitimité d'un ministère des arts. En effet, les exemples propagandistes du Reich et de l'URSS empêchaient de penser un financement de la création qui ne transformât pas la liberté artistique en esthétique d'Etat. Nul ne songe plus aujourd'hui qu'une subvention implique en contrepartie sujétion aux idéologies dominantes. Le ministère de la culture a organisé, pour ne pas dire inventé, la culture populaire hors du divertissement de masse et la liberté artistique libérée des enjeux commerciaux, se posant, dans le respect des publics, en protecteur des artistes.

Il est vrai que le monde a changé et que, sur au moins un certain nombre de points, cette institution qu'on nous envie, mériterait d'évoluer. Voici cinq axes possibles pour une réflexion réformatrice.

1 - Le mot même de culture a changé de sens. Il déborde largement du cadre de l'art et de la création, il embrasse des phénomènes sociétaux très divers, du tourisme à la communication. Comme si l'art et la pensée n'avaient plus le monopole du sens. Le changement anthropologique est grand aussi, car la hiérarchie de celui qui parle et de celui qui écoute, de celui qui montre et de celui qui voit est bouleversée. Comme disait Warhol, "A l'avenir, chacun aura son quart d'heure de célébrité mondiale", il ne précisait pas si la célébrité serait artistique ou pas, mais prédisait ce que les technologies nouvelles fondent : une nouvelle subjectivité que l'on peut s'approprier sans savoir spécifique et qui laisse à chacun la possibilité de s'improviser créateur, ou de le prétendre.

De son côté, le périmètre du ministère s'est agrandi, l'art y semble parfois presque marginal, au point que sa dénomination a depuis longtemps inclus la communication. Les médias sont désormais des vecteurs de pensée plus majoritaires que la littérature et les arts. Quant aux formes de l'art, elles déjouent toutes les étiquettes. La culture est partout. L'action du ministère est écartelée entre une réduction de ses marges artistiques et un périmètre toujours plus grand. Il faut accepter que ce ministère, comme la culture, embrasse un champ d'action qui couvre la société entière, des laboratoires de recherche aux réseaux diplomatiques en passant par la politique de la ville.

2 - Quand ce ministère a été créé, la décentralisation n'existait pas. Aujourd'hui, les collectivités territoriales financent la culture autant, voire plus que l'Etat, les projets locaux s'affirment comme des projets nationaux, voire internationaux, en région. Le local ne s'oppose en rien à la culture du monde. Mais cette articulation entre le national et le local ne semble plus organisée ; les rapports entre décentralisation et déconcentration ressemblent parfois plus à une concurrence méfiante qu'à un travail collectif pour le collectif. Les élus ne disposent pas d'outils de coordination ni de plate-forme pour faire fructifier cette énergie. On risque que l'action culturelle s'éparpille en baronnies stériles. Et dans certains cas, rares heureusement, le principe de l'égal accès des citoyens à la culture est mis à mal. Certains aussi font de cet essor des aides locales un argument à la mort du ministère, mais c'est au contraire quand il y a subventionnement croisé de tous les niveaux de la République que les projets sont les plus forts et que le sentiment national et européen devient une force dans sa diversité.

3 - Le ministère de la culture est né dans un temps où le monde libéral connaissait des limites techniques et idéologiques, où la mondialisation n'était pas une évidence. Ni le cinéma ni la littérature n'avaient besoin d'aide, un théâtre d'auteur pouvait fleurir dans le privé. Aujourd'hui, de nombreux domaines, et pas seulement de la culture, ne pourraient survivre sans la présence tutélaire de l'Etat.

Certains, pourtant, pensent que le mécénat est le remède absolu, et que la loi de la jungle libérale éliminera les oeuvres qui ne sont pas dignes de durer. Rimbaud n'a pas été subventionné, ni Van Gogh, disent-ils. Mais aujourd'hui seraient-ils édités et exposés sans un écosystème de la culture ? L'économie de marché peut produire des oeuvres de qualité, mais pas dans tous les domaines. A l'esthétique d'Etat tant redoutée, on voit se substituer une esthétique du marché. Et le marché de l'art ne fait bénéficier qu'une petite proportion d'artistes sur des critères opaques. Le ministère permet de bouleverser les critères esthétiques et d'éviter que la postérité ne soit engorgée que d'oeuvres solvables.

Enfin, il est prouvé que c'est quand l'action de l'Etat est la plus forte que les aides privées s'engagent en complément et non pas en remplacement. Le premier ministre, dans un discours à Avignon, affirmait qu'on ne pouvait plus penser la culture en termes de dépense improductive ou de luxe nécessaire, mais qu'il fallait y voir un large secteur économique faisant vivre au moins 500 000 personnes.

Le ministère de la culture doit être pensé et valorisé comme un acteur de la vie économique dans une Europe où la valeur ajoutée du patrimoine et l'effervescence de la création sont des moteurs d'avenir, bien au-delà de leurs seuls champs d'intervention.

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23 février 2009 1 23 /02 /février /2009 03:08



Woody Guthrie au Capitole

par Laurent Lévy

sur le lac des signes

 


Voici une dimension de la cérémonie d’investiture de Barack Obama sur laquelle les médias n’ont pas attiré l’attention : Bruce Springsteen et Peter Seeger chantant, sous la statue d’Abraham Lincoln et à l’unisson de centaines de milliers de voix, la chanson de Woodie Guthrie « This land is my land, this land is your land ». Un beau symbole, que décode ici Laurent Lévy.


Je ne suis pas vraiment un « obamamaniaque ». Mais comme beaucoup, je n’ai pu m’empêcher de souhaiter son élection. Et les larmes de joie de Jesse Jackson, au soir de sa victoire, ont mécaniquement provoqué les miennes. Après tout, nous n’avions pas grand chose à perdre ; on peut donc n’en attendre rien : dans le pire des cas, cela n’amènera aucune déception ; dans le meilleur des cas, cela peut amener quelques bonnes surprises. Fussent-elles symboliques.

Les communistes américains, les plus larges secteurs de la gauche, ont sans compter mené campagne pour Obama. Ça ne représente sans doute pas grand monde. Il ne s’agissait pas seulement pour eux de mettre fin à l’ère Bush ; ils vantaient une certaine politisation de masse, qui caractérisait la campagne ; ils cherchaient à faire avancer certaines orientations ; ils savaient, et ils savent, qu’aucun changement de fond n’interviendra sans d’intenses combats tant politiques de sociaux. L’avenir dira le reste. Mais aujourd’hui, l’heure est à la chanson.

Lors des festivités de l’investiture, parmi de nombreux autres artistes, on trouvait au programme Bruce Springsteen pour chanter This Land Is Your Land, de Woody Guthrie.

Woody Guthrie est une véritable icône de la gauche radicale américaine. De la « vieille gauche » comme de la « nouvelle gauche ».

Né en 1912, il a vécu, partagé et chanté tous les drames et tous les espoirs, les joies, les douleurs et les luttes de l’Amérique du travail, de la grande crise au New-Deal, de la guerre mondiale à la guerre froide. Sur sa guitare, il avait écrit : « Cette machine tue les fascistes ».

Incapable de mener une vie stable, il fut tour à tour et tout à la fois chanteur, « hobo », c’est à dire vagabond des trains, homme de radio, journaliste, peintre en lettres, romancier, syndicaliste, pornographe, agitateur, ivrogne, blasphémateur, guitariste, philosophe, graphiste, animateur, orateur, chroniqueur, gratteur de mandoline et de violon, conteur, clown, coureur de filles, mémorialiste, poète, militant, caricaturiste, souffleur d’harmonica, éditorialiste, écornifleur, révolutionnaire, athée, chrétien, juif, menteur, joueur, voleur, généreux, immoral, saint, prodigue, internationaliste, étasunien, citoyen du Monde et de l’Oklahoma, et du Texas, et de la Californie, et de New-York, séducteur, révolté, clochard, vedette, étoile filante, enfant, vieillard, amoureux plus ou moins infidèle, auteur de centaines de chansons, parfois chantées une seule fois, sur un piquet de grève, dans une salle de concert, sur un chantier, dans un meeting, à la radio, au fond d’un bistrot mal famé ou devant ses enfants, de centaines de poèmes, de centaines d’articles, en particulier dans le quotidien communiste Daily Worker, de milliers de pages perdues au fil de ses errances, laissées ici sur la table d’une inconnue, là sur celle d’un ami ou d’un hôte de rencontre, pour peu qu’il ait trouvé une machine à écrire à portée de sa main, homme brisé et homme vivant, tellement vivant, jusqu’à sa mort en 1967, après quinze années d’enfermement quasi permanent du fait d’une maladie génétique, provoquant la dégénérescence de son système nerveux, la chorée de Huntington.

Les dernières années, il ne pouvait ni contrôler ses gestes, ni parler distinctement. Il communiquait en montrant des cartons où étaient écrits les mots « oui » et « non ». Il n’avait rien perdu ni de son optimisme, ni de son idéal, ni de sa lucidité.

Lors des visites de ses amis dans la clinique psychiatrique où il mourait à petit feu, au cours de ces terribles années 1950, en pleine chasse aux sorcières, il s’exclamait : « Cet endroit est merveilleux ! C’est l’endroit le plus libre d’Amérique ! Ici, je peux crier “Je suis communiste !” sans que personne n’y trouve rien à redire… »

Guthrie a vécu la vie et chanté l’épopée des « Oakies », ces réfugiés chassés de l’Oklahoma par les vents de poussière, par les spéculateurs fonciers, et par la crise des années trente, immortalisés par les photographies de Dorothea Lange et le grand roman de John Steinbeck, Les raisins de la colère. Le cycle de chansons qu’il leur a consacré a fait l’objet de son premier disque commercial, en 1940, « Dust Bowls Ballads » ; aux chansons qu’il avait composées au cours des années précédentes, il en ajouta une, sur le héros de Steinbeck, Tom Joad, qui venait d’être incarné à l’écran par Henry Fonda. Steinbeck, qu’il avait rencontré deux ou trois ans plus tôt et qui était son ami, devait déclarer : « J’ai mis trois ans à écrire ces six cent pages, et cet enfant de salaud en dit autant en dix-sept couplets ! ». Encore ignorait-il que Woody avait écrit cette chanson en une nuit.

C’est à cette époque qu’il rencontre Pete Seeger, de sept ans son cadet, jeune militant communiste issue de la vieille aristocratie « WASP » de la Nouvelle-Angleterre, passionné de chanson populaire, et qui s’essayait au banjo. Avec Lee Hayes, syndicaliste mal dégrossi de l’Arkansas, familier de la musique des évangélistes du Sud profond, et Millard Lampbell, jeune romancier un peu dandy, ils fondent les Almanac Singers, groupe séminal de la nouvelle chanson politique américaine, avec lequel il enregistrera plus tard quantité de chansons syndicalistes, populaires, antifascistes, et le répertoire des combattants américains en Espagne de la Brigade Lincoln.

L’administration Roosevelt cherchant un musicien pour les besoins d’un film sur les grands travaux engagés côte ouest, en Oregon et dans l’Etat de Washington, sur le fleuve Columbia, il est recruté ; mais son dossier du FBI n’autorise pas à lui donner un emploi ferme ; et en l’absence d’une ligne budgétaire pour un guitariste, il sera réputé aide-cameraman. Il passera là un mois, au cours duquel il écrira trente chansons, dont plus d’un chef-d’œuvre, sur les grands barrages, la vie des ouvriers et des petites gens, sur l’industrialisation de la région, sur l’avenir qu’il imagine, sur les luttes, aussi, sur les difficultés quotidiennes et les espoirs des paysans, des réfugiés, des déclassés. Et contre Hitler. Ce sera la matière de son second album.

Cet infatigable antifasciste veut apporter son concours à l’effort de guerre sans porter les armes. Il commence par chanter et enregistrer des chansons en faveur de l’entrée des USA dans le conflit, avec les Almanac Singers (que l’invasion de l’URSS par Hitler fait rompre avec le pacifisme auquel ils se tenaient jusque là) et d’autres groupes. Puis il s’engage dans la marine marchande et embarque, avec sa guitare en bandoulière, en compagnie de son ami Cisco Houston, lui aussi chanteur et guitariste. Mais il n’acceptera de chanter pour ses compagnons de voyage qu’à la condition d’en finir avec la ségrégation raciale à bord : contre tous les règlements, un concert sera improvisé au milieu de l’Atlantique devant un auditoire mixte.

De retour au pays, il enregistre dans les studios de la compagnie Folkways, dirigée par son ami Moses Asch, des centaines de titres, qu’il s’agisse de ses propres compositions ou du répertoire traditionnel, seul ou avec Cisco Houston, ainsi, bien souvent, qu’avec les grands bluesmen noirs Sonny Terry et Huddie Ledbetter, dit Lead Belly.

La maladie, héritée de sa mère, le rattrape bientôt. On en avait confondu avant-guerre les premiers symptômes avec ceux de son alcoolisme croissant ; de toutes façons, n’est-ce pas, Woody a toujours été un peu spécial… Il est en outre frappé par divers drames, comme la mort accidentelle de sa fille, dans un incendie répétant celui où sa propre grande sœur avait trouvé la mort, dans son enfance. Il s’isole de plus en plus, entre deux mariages, deux divorces, quelques voyages d’un bout à l’autre des États-Unis, à pieds, en train, en voiture et même (une fois !) en avion. Il écrit avec frénésie, et boit tout autant, manque plusieurs fois de mourir, jusqu’à ce qu’un médecin diagnostique sérieusement sa maladie — que l’on ne sait aujourd’hui toujours pas soigner, et dont le pronostic est toujours fatal. La période créatrice de sa vie aura duré moins de quinze ans. Il aura enregistré moins de dix ans. Il a moins de quarante-cinq ans quand il entre pour ne presque plus en sortir dans son hôpital de New-York.

Pour plusieurs générations de chanteurs engagés des États-Unis, Guthrie fait figure de père tutélaire, de héros, de grand ancêtre, de modèle, d’idole, de référence. Il est, avec Pete Seeger, une des pierres de touche de la renaissance du folk et de la protest song au cours des années 1960. Le jeune Dylan connaissait par cœur des dizaines de ses chansons, et eut pour premier objectif, en arrivant à New-York, d’aller le voir à l’hôpital — et de lui en chanter quelques unes. Son premier disque inclut une Song To Woody, écrite sur la musique de 1913 Massacre, une ballade consacrée à l’un des grands drames de l’histoire ouvrière américaine, parmi les mineurs de cuivre du Michigan. Chaque année, un festival Guthrie est organisé aux États-Unis, où se produisent de jeunes artistes qui perpétuent son héritage.

Il serait difficile d’établir la liste des meilleures chansons de Woody Guthrie : on en oublierait forcément. Outre les cycles déjà évoqués, un cycle complet sur Sacco et Vanzetti, deux autres de chansons pour enfants, berceuses ou chansons pour jouer, qu’on utilise encore dans les jardins d’enfants des USA, sans toujours en connaître l’auteur, d’extraordinaires ballades sur divers épisodes du mouvement ouvrier, comme le massacre de Ludlow — que relate Howard Zinn, dans son Histoire populaire des États-Unis — ou sur Pretty-Boy Floyd, genre de Robin des Bois moderne dans l’Oklahoma des années 20-30. La dernière de ses meilleures chansons, Deportee, raconte le sort fait aux immigrés mexicains venus mourir en anonymes au « pays de la liberté » pour nourrir leurs familles.

Mais la plus célèbre, assurément, est celle que Bruce Springsteen, qui fait depuis quelques années retour sur ce patrimoine, aura chanté pour l’investiture de Barak Obama : This Land Is Your Land. Apprenant en 1967 la mort de Guthrie, la grande chanteuse noire Odetta, qui fut l’une des pionnières de la renaissance folk dès la fin des années 1950, avait dit de cette chanson qu’elle mériterait de devenir l’hymne national des Etats-Unis. Elle-même, qui devait chanter lors des cérémonies d’investiture, ne l’aura pas pu, ni pu entendre Springsteen : elle est décédée en décembre dernier.

À première vue, This Land Is Your Land n’a rien d’une chanson révolutionnaire. C’est un chant d’amour de Guthrie pour son pays. Parmi les millions d’américains qui la connaissent, et la chantent à la veillée, seule une minorité doit se douter qu’elle fut écrite par un « rouge ». Mais pour Guthrie, il s’agissait de détrôner la chanson God Bless America, « Que Dieu bénisse l’Amérique ». L’Amérique, pensait-il, ne mérite d’être aimée que si elle est faite pour le peuple, pour nous. Il écrivit donc une succession de couplets décrivant les beautés du paysage de son pays, qui l’avaient émerveillé lors de ses années d’errance, en subvertissant le refrain en « God Bless America – for me ! », « Pour moi ! ». Puis il remplaça ce refrain par un autre, de son cru, et mieux adapté à son propos : « This land was made for you and me… », « Ce pays est fait pour vous et moi… »

Il existe plusieurs versions de cette chanson, Guthrie ayant écrit, au hasard des ans, toutes sortes de couplets complémentaires, dont certains sont explicitement politiques, dénonçant banquiers et patrons et chantant la gloire des travailleurs. Certes, comme dans l’enregistrement qu’il en a donné, Springsteen n’aura chanté que la version standard, plus sage, celle qui est entrée dans le folklore, dans la culture du peuple. Mais quand même : Guthrie au Capitole, ça fait plaisir !

« Ce pays est votre pays / Et ce pays est le mien /… / Ce pays est fait pour vous et moi ! »


P.-S. : C’est en prenant connaissance du programme de l’investiture que j’avais écrit cet article. Depuis, j’ai appris que Springsteen n’avait pas chanté seul : parmi de jeunes invités, jubilait un grand nonagénaire, dont le charisme naturel, ainsi que le respect qu’il inspire, eurent tôt fait d’en faire le « leader » de ce petit groupe : Pete Seeger lui-même, le vieil ami de Guthrie, était sorti de sa retraite au bord de l’Hudson. Une vidéo circule du concert du Capitole. Si sa voix s’est éraillée avec l’âge, Pete Seeger a gardé son sourire rayonnant, son enthousiasme de jeune homme.

En soixante-dix ans de carrière, Seeger est assurément celui qui aura le plus fait pour la folksong américaine, et en particulier pour la protest song, la chanson engagée. Il aura été de tous les combats, et de toutes les révoltes les plus justes, et chanté les chansons de ces combats et de ces révoltes : depuis les chants de la Brigade Lincoln — dont les survivants, de retour d’Espagne, étaient traités en pestiférés —, jusqu’à ceux exprimant le refus de la guerre en Irak. Chansons antifascistes, chants des syndicats et du mouvement ouvrier, chansons pour les libertés publiques, pour les droits civiques, contre la course aux armements, pour les droits civiques et contre le racisme, contre la guerre du Vietnam, pour les droits des femmes et des minorités, pour la défense de l’environnement, chansons pour enfants, chansons d’amour, chansons de marins ou de pionniers, le répertoire de Pete Seeger est une encyclopédie de la culture populaire et démocratique américaine.

S’il a d’abord et surtout été un interprète, il a aussi été, seul ou en collaboration, l’auteur de nombre de chansons vite entrées dans le répertoire commun ; ainsi If I Had A Hammer, hymne à l’émancipation, Turn Turn Turn, qui transforme des versets de l’Ecclésiaste en chant de paix, Where Have All The Flowers Gone, qui mêle pacifisme et environnementaliste, Waist Deep In The Big Muddy, où à travers le récit de manœuvres militaires dirigées par un officier borné qui finit par en mourir, il offre, en pleine escalade, une métaphore transparente de la guerre du Vietnam. Et c’est lui qui a transformé un vieil hymne religieux, We Shall Overcome, pour en faire le signe de ralliement de toute une époque de lutte, celle des droit civiques.

De son engagement constant contre toutes les injustices, ce militant intransigeant a payé le prix fort. À l’issue du concert qu’il avait organisé pour Paul Robeson en 1949 à Peekskill, près de New-York, il est avec des centaines d’autres victimes d’une attaque violente des fascistes locaux de la légion américaine, aux cris de « white niggers ! », « nègres blancs ! ». Une pierre qui brise la fenêtre de sa voiture manque de peu de tuer son bébé. Soixante ans plus tard, cette pierre reste scellée, pour ne pas risquer d’oublier, sur la cheminée de la maison qu’il construisait alors de ses mains, et où il habite depuis avec la compagne de sa vie, Toshi, une américaine japonaise épousée pendant la guerre.

Quelques années plus tard, convoqué devant la « Commission Parlementaire des Activités Anti-Américaines » (HUAC) pour s’expliquer sur ses affiliations communistes, et donner les noms de ses camarades, il tient tête à ses inquisiteurs, et leur conteste le droit d’enquêter sur les opinions des citoyens. Armé de son célèbre banjo, il leur propose même de leur chanter certaines de ses chansons. Il lui en coûtera dix peines cumulatives d’une année d’emprisonnement pour « outrage au Congrès » ; la condamnation ne sera annulée que dix ans plus tard, à la suite d’un épuisant marathon judiciaire. Cette épreuve survient alors qu’il est déjà, du fait de la « liste noire », exclu de tous les circuits commerciaux du show-business.

Pendant ces années d’exclusion, il enregistre beaucoup, tourne dans les circuits parallèles, chante dans les collèges, dans les paroisses de gauche, dans les assemblées syndicales. Il organise des concerts mémorables, en particulier en 1960 à Carnegie Hall, où il chante devant une foule immense des titres de jeunes auteurs alors inconnus, et qui deviendront peu de temps après les fers de lance de la nouvelle chanson américaine : Tom Paxton, Phil Ochs, Bob Dylan… Il restera quinze ans exclu des plateaux de télévision, alors même qu’il est l’influence majeure, et en un sens le guide, de toute la nouvelle génération. Et à celles et ceux de ces jeunes gens qui se proposent de boycotter les médias en solidarité avec lui, il objecte qu’en passant à la radio et à la télévision, ils font connaître la chanson populaire, et passer leur message…

Puritain, rigoriste, presque psychorigide, Pete Seeger n’a jamais faibli, jamais fléchi. Lors de l’effondrement du parti communiste américain (CPUSA), consécutif à celui de l’Union Soviétique, il contribue avec Angela Davis et de nombreux autres à créer les « Committees of Correspondance for Democracy and Socialism ». Il y a deux ans, une pétition internationale avait été lancée pour que lui soit attribué le Prix Nobel de la Paix. Parmi les signataires, le sénateur de l’Illinois, Barak Obama : ce même Obama qui, alors que Seeger, Springsteen et leurs amis chantaient pour lui This Land Is Your Land devant une foule gigantesque et émue aux larmes, la fredonnait avec eux. Et c’est la version intégrale qui en a été chantée, ce qui inclut donc les couplets « politiques », Seeger annonçant au fur et à mesure les paroles les moins connues, pour que l’assistance puisse les reprendre en chœur : le Seeger de toujours, en somme, qui a fait chanter tant et tant d’auditoires, dont il faisait les acteurs et les héros de ses concerts. Merci pour tout.

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16 décembre 2008 2 16 /12 /décembre /2008 03:19


Rap domestiqué, rap révolté
Le rap, à l’origine, est surtout un « coup de gueule », l’expression d’une rage, la voix de ceux qui n’en ont pas. Il dérange. Pendant cinq années, et malgré deux relaxes, le ministère français de l’intérieur a poursuivi le groupe La Rumeur pour un texte qui met en cause les violences policières. L’industrie du disque, elle, inonde le marché de « faux révoltés ».
Par Jacques Denis

« Sur certains sujets, comme les banlieues, ce n’est pas une question de parti. Il faut au contraire une union républicaine, un plan Marshall pour les quartiers. Il y a des sujets où la famille politique n’a pas de sens. » Non, ce n’est pas un discours du président de « tous les Français ». Ces propos sont signés Abd Al Malik, rappeur d’origine congolaise pour qui « il faut déposer son sac de douleurs », les rancœurs accumulées au fil de siècles d’exploitation. Ce sage élan, teinté de soufisme, n’a pas manqué de trouver un écho favorable dans les médias, de droite comme de gauche (1), qu’il fallait rassurer après les émeutes de novembre 2005.

Intitulé Gibraltar, le disque de ce « poète » apaisé fut accueilli comme du pain bénit. La ministre de la culture Christine Albanel nomma Abd Al Malik chevalier des arts et des lettres, le 27 janvier 2008, lors du sacro-saint Marché international du disque et de l’édition musicale (Midem), saluant un « enfant particulièrement brillant de la culture hip-hop, qui prône un rap conscient et fraternel ». Et l’auteur de Qu’Allah bénisse la France de répondre : « Symboliquement, ce qui se passe aujourd’hui me fait encore plus aimer mon pays. Un jour, ma mère m’a dit : “Aime la France et la France t’aimera en retour.” Je n’ai jamais oublié ça. Vive la France ! »

Quelques jours plus tôt, à l’occasion de la promotion de Spleen et idéal, enregistré avec le collectif Beni Snassen, le même Abd Al Malik écrivait sur son site Internet : « Nous voulons revenir à l’esprit initial du rap, lui redonner ses lettres de noblesse, montrer que cette musique est capable d’amener de l’intelligence, de la pertinence, une esthétique, sans séparer les êtres... Les rappeurs peuvent influencer toute une partie de la population. Cette place nous oblige à la responsabilité  (2). » Tout en affirmant un autre objectif : ne pas réduire le hip-hop à une réalité sociale ! Curieuse ambiguïté quand on sait que sur les fonts baptismaux de cette contre-culture les minorités exclues du rêve made in USA trouvèrent justement la meilleure des tribunes.

Finement orchestrée (3), cette parole ne contredit pas la sentence assénée par M. Nicolas Sarkozy au soir du 6 mai 2007 : « Je veux en finir avec la repentance, qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires, qui nourrit la haine des autres. » Pour toute une génération en quête d’identité, ces propos n’en finissent pas d’alimenter des réactions épidermiques. Pour les entendre, il faut juste tendre le micro vers la face moins « admissible » du rap français, telle celle de D’ de Kabal : « Cette phrase est un morceau d’anthologie. Les politiques vident les mots de leur sens. Ce ne sont pas des discours, juste de la communication. Pour eux, être politique veut dire empiler les consensus pour plaire au plus grand nombre. Ce qui est l’inverse de ma démarche artistique.  »

Depuis plus de dix ans, ce Martiniquais mêle son timbre rauque à toutes les formes d’expression. En mai 2007, pour son spectacle Ecorce de peines, long poème autour de la question de l’esclavage, de ses résonances dans les cultures urbaines, de tous les non-dits, il écrit : « Chaque fois que j’ouvre la bouche, j’entends la voix de nos pères... Chaque fois que je crie, j’entends le cri de nos mères... »

Chacune de ses créations est une prise de position. Son récent album l’exprime jusque dans son titre : La Théorie du K.-O. ! Une telle radicalité à fleur de voix ne peut, bien entendu, trouver le chemin des ondes, qui privilégient des versions pasteurisées où sont scandées des revendications indolores. « Le fait qu’Aux arbres citoyens de [Yannick] Noah soit numéro un et que Sarkozy soit élu dit un peu la même chose. » A ce propos, D’ de Kabal a composé un texte, Démocratie mourante : « Ils appellent à voter, mais nous n’y croyons plus / Ils nagent à contrecœur, ils voudraient qu’on les suive / Etre citoyen, c’est refuser les abus. »

Comme Mme Rachida Dati est « l’Arabe qui cache la forêt », pour reprendre un jeu de mots du précurseur Azouz Begag, l’extrême prévisibilité du verbe d’Abd Al Malik ne saurait faire taire l’orage qui menace au-delà du périphérique. Une sortie de route, du côté de Villiers-le-Bel, a suffi à le prouver. Abd Al Malik ne constitue en fait que la face audible de minorités devenues visibles par une belle opération de communication, d’autant plus crédible que la gauche n’avait jamais honoré de telles propositions.

D’autres, tout aussi diplômés et donc tout autant recevables selon les ordres du mérite de la République (on ne cesse de vanter le cursus universitaire d’Abd Al Malik), ont une analyse inverse de la situation. « Marx a quand même écrit des choses qui s’avèrent plus que jamais d’actualité. Oui, une minorité fait mal au plus grand nombre, selon Ekoué, du groupe de rap La Rumeur, qui poursuit un master 2 de droit public. Fondamentalement, être noir n’est pas un avantage. On a gagné quelques pour-cent de visibilité. Je ne m’en contente pas ! » Ekoué évoque la « Françafrique » à propos des quartiers et considère les figures de banlieue qui habitent les plateaux télé comme autant d’alibis susceptibles de masquer la réalité. Ils sont nombreux, de Pointe-à-Pitre à Marseille, à penser depuis longtemps que le revenu minimum d’insersion (RMI) et un présentateur télé ne servent à rien d’autre qu’à anesthésier in fine la pensée critique.

Abd Al Malik, Gibraltar, Universal, 2006

D’ de Kabal, Incassable(s), 2006. Disponible en libre téléchargement : www.d2kabal.com/article_inca...

La Rumeur, Du cœur à l’outrage, Discograph, 2007

Grand Corps Malade, Enfant de la ville, Universal, 2008

Rocé, Identité en crescendo, Universal, 2006

Dgiz, Black Betty, Les Ateliers du vent, 2004

Fada, Soleil noir, Cristal Records, 2008

Keny Arkana, Désobéissance, Because, 2008

Princess Aniès, Au carrefour de ma douleur, Believe, 2008

Bams, De ce monde, Junkadelic Zikmu, 2005

Casey, Tragédie d’une trajectoire, Discograph, 2006

« On a prévu d’acheter mon silence avec les ballons de foot de l’équipe de France », ironisait ainsi Ekoué dans un de ses morceaux. Pas question pour lui d’accréditer le discours d’un « “vivre ensemble” gentiment naïf et lucratif ». « Ce n’est pas aussi simple. Il y a un racisme structurel dans les sociétés occidentales. » Son père, commissaire aux comptes, n’a pas fait la carrière que ses diplômes auraient pu lui permettre. Etre togolais, qui plus est non inféodé au clan de l’ex-président Gnassingbé Eyadéma, se paie « cash » dans ce qu’il nomme une « République bananière »  : la France. Alter ego d’Ekoué au sein de La Rumeur, et docteur en sociologie, Hamé lie lui aussi le présent au bilan du passé : « Quand ce sont des universitaires qui parlent de ces sales histoires, cela “passe” puisque ça ne se diffuse pas. Nous, on veut remettre le débat dans la rue. On a la légitimité du vécu, de nos familles. Manifestement, c’est gênant. Ces questions ne sont pas la propriété privée de La Rumeur. C’est un enjeu pour toute la société. »

Pour avoir dénoncé des bavures policières et des crimes impunis — comme le massacre du 17 octobre 1961  (4) —, ce fils d’un ouvrier agricole algérien est traîné devant les tribunaux (5).

« On aura toujours un frère pour nous rappeler qui on était hier »

Rompu à l’art de la dialectique, Hamé s’est toujours pensé comme un « contre-pouvoir culturel et symbolique... Et désormais politique ». Comme Ekoué, il ne veut pas verser dans les prêches béni-oui-oui de Grand Corps Malade, autre figure de rédemption quasi christique : parce qu’il est né et a grandi en Seine-Saint-Denis, nombre de médias font de ce dernier un porte-parole « positif », d’autant plus qu’il a surmonté un accident qui devait le laisser sans l’usage de ses jambes, et que ses textes chantent l’amour de l’autre, au-delà des « couleurs politiques ». « C’est le fruit d’une idéologie tiède, qui renvoie la jeunesse des quartiers à ses erreurs, à sa responsabilité individuelle, en évacuant les données socio-historiques, estime Hamé. Ces figures de la bonne conscience arrangent symboliquement les élites médiatiques et désamorcent les problèmes. » Sans les régler. Lui entrevoit dans les périodes de crise la vertu de faire tomber les masques... Et considère les émeutes de novembre 2005 comme « le mouvement social le plus important depuis dix ans en France ».

Les tambours de bouche de La Rumeur ne sont pas les seuls à battre le rappel de quelques évidences statistiques : la grande majorité des pauvres se concentre dans ces fameux « quartiers » (6). Rocé et Dgiz tranchent eux aussi dans le vif du sujet. Ces deux rappeurs slaloment sur les mots et les maux, connectant volontiers leur verve à la grammaire du jazz libre, sans oublier d’encrer leurs plumes au trauma d’un contexte que le délit de faciès leur rappelle sans cesse. Ce qu’exprime sombrement le collectif bordelais Fada, quand il pointe la statue de Toussaint Louverture inaugurée en grande pompe lors des commémorations de l’abolition de l’esclavage. « Bordeaux ville négrière / Te souviens-tu vraiment des grands nègres d’hier / Tu aimerais oublier, mais Toussaint est fier / Et puis on aura toujours un frère pour nous rappeler qui on était hier... »

Parmi toutes ces voix contestataires qui dissonent du consensus cathodique, les femmes ne sont pas les dernières. « Une révolte, c’est une réaction, une impulsion instinctive. Une révolution, c’est une rotation, un mouvement comme une lame de fond. » Marseillaise d’origine argentine, la jeune Keny Arkana cite l’exemple des piqueteros, soutient, sans en être inconditionnelle, le président vénézuélien Hugo Chávez, est en contact avec des mouvements alternatifs, « pas forcément des associations, qui sont trop souvent les bras longs des gouvernements ». Elle en a mesuré les limites à Bamako, où elle a participé au Forum social mondial. « C’est toujours un exercice du pouvoir vertical et non radical. A Nairobi, les locaux n’étaient pas invités à prendre la parole ! »

Au terme d’une longue tournée intitulée La Tête dans la lutte, et après avoir battu le pavé pour les contestataires d’appelauxsansvoix.org, cette boule de nerfs à vif vient de publier Désobéissance. « Se rassembler, c’est déjà une insoumission. Se lever, c’est un appel à la désobéissance. » Utopiste ? « Non, pragmatique. Le peuple n’a plus le choix. A nous de nous réapproprier les valeurs, les mots... Notre propre cœur a été colonisé par le capitalisme. »« y aller, tout de suite », comme on pouvait le lire sur son blog au soir du 6 mai 2007  (7). Alors, bien sûr, les plus critiques ne manqueront pas de dire que cette douce rêveuse fait figure de pasionaria aux textes un peu courts. Keny Arkana rétorque qu’elle sait faire partie du système. Mais qu’il faut aussi

Fondatrice de l’association Hip-hop citoyen, du nom d’un morceau posé en réaction au 21 avril 2002, Princess Aniès a écrit cinq ans plus tard une Lettre au président. « Sans réponse ! » Mais avec pour conséquence la suspension de son blog sur le site de Skyrock, « pour ne pas avoir respecté les contenus ». « La censure existe. Il suffit de voir ce qui se passe pour La Rumeur. Dès que tu vas au fond des choses, tu n’as plus accès aux grands médias. » Connue pour ses prises de position contre l’homophobie, elle trace sa route, fidèle à son premier nom de scène, Attila, double référence à ses origines taïwanaises et à sa tendance hardcore.

Il en va de même pour Bams, une rappeuse qui œuvre en souterrain — rien à voir avec Diams, « engagée » sur un créneau plus commercial. Et puis il y a Casey, un cas à part. Cette Martiniquaise du « 93 » envoie des textes coups de poing (8) : « Aucune différence dans cette douce France / Entre mon passé, mon présent et ma souffrance / Etre au fond du précipice ou en surface / Mais en tout cas sur place et haï à outrance / Mes cicatrices sont pleines de stress / Pleines de rengaines racistes qui m’oppressent / De bleus, de kystes, de peines et de chaînes épaisses. » Dans nos histoires est des plus explicites : impossible de faire l’économie de ce débat, corollaire de celui sur le partage des richesses entre le Nord et le Sud, préliminaire à celui à mener sur une politique d’intégration sociale non indexée à la couleur de peau.

Jacques Denis.

(1) Cf., par exemple, Libération, Paris, 6 novembre 2006.
 (2) http://www.abdalmalik.fr
(3) Le parcours d’Abd Al Malik est « vendu » comme un exemple à suivre : avant de publier Qu’Allah bénisse la France, il a grandi dans une cité en Alsace, fut dealer, puis intégriste musulman.
(4) Lors d’une manifestation non violente contre le couvre-feu qui leur était imposé, des dizaines d’Algériens furent assassinés à Paris.
(5) Après la parution, en avril 2002, d’un article intitulé « L’insécurité sous la plume d’un barbare », le ministère de l’intérieur porte plainte au motif de « diffamation publique envers la police nationale ».Après deux relaxes (le 17 décembre 2004, puis le 22 juin 2006 en cour d’appel), la Cour de cassation annule la décision de relaxe et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Versailles (11 juillet 2007). Le verdict devait être prononcé le 23 septembre.
(6) L’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus) estimait, en 2005, à 22 % le taux de chômage dans ces quartiers, soit le double de la moyenne nationale. Leurs habitants sont par ailleurs 33 % à percevoir le RMI, contre 20 % au niveau national.
(7) « Sans-papiers, sans-logis, sans-emploi, ce sont ceux-là qui dès demain verront leurs conditions de vie se dégrader plus encore, tandis que ceux d’entre nous qui travaillent et enrichissent un système qui les appauvrit auront toujours plus de mal à payer leur loyer, leur eau, leur électricité ou leurs vêtements. (...) Non, dimanche 6 mai 2007, ce n’est certainement pas le peuple de France qui est sorti vainqueur des urnes. » (http://kenyarkana13.skyro ck.com)
(8) Représailles, un titre du collectif de rap français Anfalsh.
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29 septembre 2008 1 29 /09 /septembre /2008 03:38
En 1961 dans "Le président" Jean Gabin traduisait les paroles de Georges Simenon adaptées par  Henri Verneuil et Michel Audiard de la manière qui suit :

Partie 1



Partie 2
 


déjà les différences de points de vues sur l'Europe étaient inscrites et exprimées

On s'y croit encore !

Dominique

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25 septembre 2008 4 25 /09 /septembre /2008 03:20

















































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30 juillet 2008 3 30 /07 /juillet /2008 03:34


Deux textes, deux sources, un même idéal antilaïque

Le Vatican attend moins de rigidité dans la laïcité française (cardinal)

vendredi 11 juillet 2008

AFP 10.07.08 |

Le Vatican attend un infléchissement dans la "rigidité" de la laïcité à la française, a déclaré jeudi le cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d’Etat du Vatican et bras-droit du pape, à deux mois du voyage de Benoît XVI en France. Le prélat, dans un discours sur la laïcité italienne publié dans l’Osservatore Romano, a évoqué la situation française où "certains éléments font espérer une évolution de cette laïcité rigide qui fit de la France de la 3e République un modèle de comportements antireligieux". Le cardinal Bertone avait relevé auparavant que les discours prononcés par le président français Nicolas Sarkozy sur la laïcité à Rome le 20 décembre 2007 et à Riyad le 14 janvier "ont suscité stupeur et indignation en France". Le secrétaire d’Etat du Vatican participait à une table-ronde à Rome sur le 60e anniversaire de la Constitution italienne et sur le concordat qui régit les relations entre l’Italie et le Saint-Siège. Il a qualifié la situation italienne de "vraie laïcité" formant le cadre d’une "collaboration fructueuse" entre l’Eglise et à l’Etat avec "un objectif commun : la promotion du bien authentique de l’Italie". Nicolas Sarkozy avait provoqué la polémique en France en prenant ses distances avec la conception de la "laïcité à la française" dans un discours prononcé le 20 décembre en la basilique St-Jean de Latran à Rome. Le président français avait insisté sur les "racines chrétiennes de la France", appelant à une laïcité "positive" contre une laïcité "épuisée" menacée par "le fanatisme". En Arabie Saoudite, il avait évoqué le "Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le coeur de chaque homme", "rempart contre l’orgueil démesuré et la folie des hommes". Benoît XVI est attendu en France du 12 au 15 septembre pour un voyage qui le mènera à Paris et Lourdes (sud-ouest). Il rencontrera le 12 septembre Nicolas Sarkozy.



L’engagement politique dans une société laïque
Thierry Boutet* ici
 


La sphère politique a subverti la sphère religieuse pour des raisons historiques et culturelles. Cette subversion a pris la forme d’une religion civile. Pour un chrétien, la question qui se pose est la suivante : comment s’engager en politique sans sacrifier aux dieux de la Modernité ? Voici le texte de la communication de Thierry Boutet au séminaire international « La politique, forme exigeante de la charité », organisé à Rome par le Conseil pontifical Justice et Paix, les 20 et 21 juin 2008. Cette communication a été donnée sous le titre : « Sphère religieuse, sphère politique et principe de laïcité. » Nous publierons la semaine prochaine les conclusions du séminaire par le cardinal Renato Raffaele Martino

La culture ambiante, particulièrement en France, n’est pas favorable au chrétien qui souhaite s’engager en politique. Malgré les exhortations de Jean Paul II et de Benoît XVI, beaucoup d’entre eux ont la tentation de déserter la vie politique pour ne pas exposer leur foi et leurs convictions aux aléas d’un combat et d’une société qui les récusent largement.
    Rappelons ce qu’écrivait Jean Paul II dans son exhortation Christi fideles laici :

Les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la « politique », à savoir à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun. Les Pères du Synode l’ont affirmé à plusieurs reprises: tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique; cette participation peut prendre une grande diversité et complémentarité de formes, de niveaux, de tâches et de responsabilités. Les accusations d’arrivisme, d’idolâtrie du pouvoir, d’égoïsme et de corruption, qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l’opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le moins du monde ni le scepticisme ni l’absentéisme des chrétiens pour la chose publique (n. 42).

    D’autres, en dépit des contraintes, s’engagent dans l’action politique mais sans oser affirmer leurs convictions. Pour les uns, il s’agit d’une position de principe : la distinction weberienne entre « éthique de responsabilité » et « éthique de conviction » leur fournit une clef pratique pour justifier des positions prises sans référence à leurs propres convictions religieuses. Pour d’autres, enfin, c’est seulement affaire de commodité et de circonstance, ce relativisme de principe allant dans le sens de leur opportunisme.
    Quoi qu’il en soit, il est difficile, en France, d’être étiqueté « catholique » et de faire de la politique. Notre société n’apprécie pas que l’on invoque sa foi dans la sphère des affaires publiques. Sous le nom de laïcité, elle tolère les convictions religieuses sous réserve qu’elles ne s’ingèrent pas dans l’action politique. Est-il possible dans ces conditions de réconcilier les sphères du religieux et du politique ? La culture dominante en France trouve la question incongrue et répond non.
    Depuis deux cents ans en France, la sphère politique a délimité son périmètre en cantonnant le religieux à la sphère de la vie privée et à la famille. À y regarder de plus près, les frontières ne sont pas si étanches. La loi de 1905 est une loi de compromis. Son article 1 affirme que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Quant à son article 2 il prévoit que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Si l’article 1 est bien appliqué, le second souffre de nombreuses exceptions, directes ou indirectes, au plus grand avantage de l’Église. La République française entretient les églises, subventionne l’enseignement catholique et rétribue les aumôniers de prison et les aumôniers militaires. Les associations cultuelles bénéficient de nombreux avantages fiscaux et bien souvent de la bienveillance du fisc. La République française est laïque, mais elle est finalement assez bonne mère pour l’Église.
    Il existe en France un courant laïciste, mais il est minoritaire. Tant que l’on ne touche pas aux symboles, comme l’a fait Nicolas Sarkozy, les relations entre l’Église et les pouvoirs publics sont globalement bonnes. Une situation qui explique la prudence de l’épiscopat sur cette question. Personne ne souhaite, ni a intérêt, à rouvrir des querelles qui datent d’un autre siècle.
    Mais cette paix apparente favorise un effacement du religieux. Le politique a de plus en plus tendance à occuper l’espace laissé libre par les religions, à dire à leur place le bien et le mal, et à fixer des normes dans des domaines qui ne sont pas de sa compétence. En effet, le progrès technique, l’évolution des mœurs, conduisent le politique à légiférer en matière éthique dans des matières connexes au religieux. Si depuis longtemps, l’État moderne est sorti de ces prérogatives régaliennes pour envahir le domaine de l’économie et du social, aujourd’hui il tend à intervenir de plus en plus dans celui de l’éthique et des comportements privés. Il y est entraîné par une sorte de pente naturelle qui tient aux principes par lesquels, sous le nom de laïcité, il justifie et fonde désormais son autorité.
    Si l’Église de France, au cours de l’histoire, a pu pécher par cléricalisme, ces temps sont largement révolus. Sans remettre en cause la légitime autonomie du politique dans son ordre, que l’on peut qualifier de saine laïcité, est-il possible d’inverser cette tendance hégémonique qui procède d’un laïcisme aussi dangereux que le cléricalisme a pu l’être ?
    C’est ce processus que je souhaite rapidement évoquer avant d’examiner brièvement la posture qui peut être celle des catholiques aujourd’hui, dans la ligne de la Note doctrinale sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, signée le 24 novembre 2002 par le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
    
    Le religieux précède le politique
    
    Le religieux précède historiquement le politique, mais il le précède aussi anthropologiquement et ontologiquement.
    L’homme a pensé à Dieu avant même que les cités n’existent. Le questionnement religieux est bien antérieur au questionnement politique. L’homme est un animal religieux avant d’être un animal politique. La quête de sens, la quête religieuse, l’instinct religieux lui sont connaturels. Comme l’a très bien remarqué Nicolas Sarkozy, le politique n’a pas vocation à répondre à cette quête. Que cette remarque de bon sens ait pu en choquer certains est révélatrice du déplacement que la Modernité politique a opéré, et de la prétention du politique à envahir ce que l’on peut appeler très généralement la sphère des valeurs ou des représentations religieuses.
    À l’origine donc, l’autorité procède du religieux. La cité se constitue autour des dieux d’une famille ou d’un clan plus puissant que les autres, et la politique apparaît comme fille de la religion et de la métaphysique. Tous les mots du langage politique que nous utilisons encore, sont nés en Grèce dans un contexte religieux, nous on été transmis par Rome et ont été baptisés par les pères et les grands docteurs de l’Église.
    Mais comme on le sait, une révolution culturelle a rompu ce lien. L’académicien français Paul Hazard (1878-1944) date cette rupture à la fin du XVIIe siècle, dans la préface qui ouvre son essai sur la crise de la conscience européenne :

Quel contraste ! Quel brusque passage ! La hiérarchie, la discipline, l’ordre que l’autorité se charge d’assurer, les dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu’aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l’autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont chrétiens, et les autres antichrétiens ; les premiers croient au droit divin, et les autres au droit naturel ; les premiers vivent à l’aise dans une société qui se divise en classes inégales, les seconds ne rêvent qu’égalité. Certes, les fils chicanent volontiers les pères, s’imaginant qu’ils vont refaire un monde qui n’attendait qu’eux pour devenir meilleur : mais les remous qui agitent les générations successives ne suffisent pas à expliquer un changement si rapide et si décisif. La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d’un coup, les Français pensent comme Voltaire : c’est une révolution [1].

La révolution de la sécularisation
    

    Cette révolution est souvent décrite comme un processus de sécularisation. Le terme est récent. Il apparaît dans la philosophie politique allemande du XXe siècle, notamment chez Carl Schmitt, pour décrire le recul de l’influence de la religion dans la vie publique. Mais le sens du terme et le phénomène sont bien antérieurs. En un sens saint Paul l’évoque déjà lorsqu’il écrit dans l’épitre aux Romains :

Je vous exhorte donc frères par la miséricorde de Dieu à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. Et ne vous modelez pas sur le monde présent [littéralement sur le “siècle”-sæculum dans la Vugate], mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait (Ro 12, 1-2).

Par rapport à la question qui nous occupe, ce petit texte projette une lumière très crue sur la situation de l’homme contemporain et pourrait faire l’objet d’un long commentaire. Si l’on suit saint Paul, la sécularisation consiste positivement à « modeler notre jugement sur le monde (sæculum) ». Elle est donc l’exact contraire de la sanctification par laquelle notre esprit et tout notre être sont vitalement unis à Dieu.
    Une société sécularisée est une société dont l’horizon est devenu le siècle, où l’homme est devenu la mesure de toute chose et qui n’a plus comme but ultime sa sanctification, mais sa sécurité et sa prospérité. Bien plus tard, Auguste Compte écrira (dans le Ve Opuscule de philosophie sociale) : « Tout est relatif au temps… voilà le seul principe absolu. » Ou encore : « Tout ce qui se développe spontanément est nécessairement légitime pendant un certain temps, comme satisfaisant par cela même à quelque besoin de la société. »
    À l’opposé de toute conception transhistorique du destin de l’homme, ou de toute espérance théologale dont l’horizon est la sanctification, l’historicisme, le relativisme, le matérialisme pratique sont donc inhérents à la sécularisation.
    
    La sécularisation est une conception de la liberté
    

    Du point de vue politique, les prémices de cette révolution peuvent s’observer dès le Moyen Âge chez Guillaume d’Occam. Elle consiste en une première rupture entre foi et raison. Dans le contexte bien particulier d’une double querelle, l’une dite des universaux, l’autre entre la papauté et l’empereur d’Allemagne, Occam pose le principe que Dieu est si puissant qu’une chose qui est peut ne pas être. Avec lui, la puissance de Dieu cesse d’être ordonnée par sa sagesse. Ainsi Occam fait implicitement voler en éclat le principe de non-contradiction et affirme le primat absolu de la puissance de la volonté sur la sagesse et la raison.
    En rendant la puissance de Dieu arbitraire, ce principe va plonger par étape la pensée politique classique dans l’univers de la Modernité. L’autorité ne dépend plus d’un ordre de sagesse auquel elle se soumet librement. Peu à peu la fonction du souverain ne va plus consister à « dire » une loi qui, selon saint Paul, nous permet de « discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plait, ce qui est parfait ».
    Désormais, le souverain « fera » la loi, d’une certaine manière ex nihilo. Si le souverain de l’univers modèle de toute autorité n’est plus contraint par rien, pourquoi les souverains de la Terre le seraient-ils dans l’espace et le temps qui est le leur ? Si les actes de Dieu relèvent du « fait du prince » pourquoi les petits princes de la Terre dont le pouvoir n’est qu’une délégation du souverain de l’univers n’agiraient-ils pas de même dans leur petite sphère ?
    En France, le premier théoricien à tirer les conséquences politiques de la révolution occamienne est Jean Bodin. Il appartient au Parti dit des politiques. En pleine guerre de Religion, ceux-ci cherchent avec courage à demeurer neutres. Quatre ans après la Saint-Barthélemy, en 1576, Bodin publie les six gros livres de la Politique. Ceux-ci sont peu lus aujourd’hui, bien moins que le Prince de Machiavel ou le Léviathan de Hobbes. Pourtant c’est Bodin qui théorise le premier les fondements de l’État moderne séculier.
    Il définit la souveraineté « comme la puissance absolue et perpétuelle d’une république ». Et c’est tout. Le souverain est chez lui une pure efficience. Il exclut toute finalité dans sa définition. Dans ces conditions, le prince – comme le Dieu d’Occam – peut donner et casser la loi comme bon lui semble, sans autre motifs que ceux qu’il se donne à lui-même. « Car tel est mon bon plaisir, dit le roi. » C’est un roi absolu, c’est-à-dire « absous », de la puissance de la loi qu’il fait lui-même.
    Cette idée d’une souveraineté absolue dont les théoriciens de la fin de l’Ancien Régime français vont s’emparer, libère le souverain des contraintes féodales qui demeurent encore et de toute prétention du pouvoir pontifical dans le domaine politique. Mais c’est aussi l’enracinement transcendant du pouvoir qui saute avec Bodin. Ainsi, c’est sous l’Ancien Régime que naît la conception moderne de l’État, il ne faut jamais l’oublier. Lorsque la Révolution survient, la monarchie chrétienne a déjà cessé d’exister dans son fondement.
    
    Une révolution pas seulement politique
    
    Mais la révolution occamienne ne s’applique pas seulement au souverain. Elle s’applique à tout homme. Avec Hobbes, la liberté cesse d’être une qualité de la volonté soumise à la raison ; elle devient une pure puissance, autonome, inconditionnée, une capacité de vouloir par elle-même sans limite. C’est un pur pouvoir sans norme externe. Kant, à sa suite, nous le dit dans un petit essai intitulé Qu’est ce que les lumières ?

Les lumières, répond-il, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi même responsable de cette tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Saper auder ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voila la devise des Lumières.

La Révolution française ne fera que donner un cadre institutionnel et politique à la sécularisation triomphante en débarrassant la France de tous les freins qui limitaient encore les souverains de l’Ancien Régime. Comme l’écrit Mirabeau à Louis XVI le 9 juillet 1790, « l’idée de ne former qu’une seule classe aurait plu à Richelieu, cette surface égale facilite l’exercice du pouvoir ». Désormais, le divorce entre la sphère religieuse et la sphère politique est consommé au profit du politique qui se revêt des attributs divins. Il en résulte deux conséquences que de nombreux auteurs ont décrites :

1/ Le souverain acquiert une puissance qu’il n’avait jamais eue auparavant.
    
    Ainsi Benjamin Constant, dans la Liberté chez les Modernes :

L’erreur de ceux qui, de bonne foi, dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul en possession d’un pouvoir immense qui faisait beaucoup de mal, mais leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’on songé qu’à le déplacer. C’était un fléau, ils l’on considéré comme une conquête [2].

De même Alexis de Tocqueville écrit dans De la Démocratie en Amérique :

En se débarrassant de la foi au nom de l’autonomie absolue de la raison humaine les hommes du XVIIIe siècle ont donné au pouvoir temporel une puissance qu’il n’avait jamais eue. Les révolutionnaires n’ont pas affaibli le souverain, ils l’on libéré de toutes les tutelles qui freinaient sa puissance.

Et Bertrand de Jouvenel dans Du pouvoir :

Une fois l’homme déclaré la mesure de toutes choses, il n’y a plus ni vrai ni bien, ni juste, ni injuste, mais seulement des opinions égales en droit, dont le conflit ne peut-être tranché que par la force politique ou militaire ; et chaque force triomphante intronise à son tour un vrai, un bien, un juste qui dureront autant qu’elle.
    La communauté des croyances était un puissant facteur de cohésion sociale, soutenant les institutions et entretenant les mœurs. Elle assurait un ordre social, complément et support de l’ordre politique, dont l’existence, manifestée par l’autonomie et la sainteté du droit déchargeait le pouvoir d’une immense responsabilité et lui opposait un rempart infranchissable.

Et, confirme encore Jouvenel :

Cette vérité est capitale car un pouvoir qui définit le bien et le juste est tout autrement absolu quelle que soit sa forme qu’un pouvoir qui trouve le juste et le bien définis par une autorité surnaturelle. Un pouvoir qui règle les conduites humaines selon les notions d’utilité sociale est tout autrement absolu qu’un pouvoir régissant des hommes dont les conduites sont construites par Dieu ? Et l’on sent ici que la négation de la législation divine, que l’établissement d’une législation humaine sont le pas le plus prodigieux qu’une société puisse accomplir vers l’absolutisme du pouvoir [3].

2/ On assiste à une sorte de sacralisation séculière de la politique. Ainsi pour Tocqueville, la Révolution française a opéré comme une révolution religieuse :

Elle a allumé une passion que jusque là les révolutions politiques les plus violentes n’avaient pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naitre la propagande. Par là enfin elle a pu prendre cet air de révolution religieuse qui a tant épouvanté les contemporains ; ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte de religion imparfaite il est vrai sans Dieu, sans culte, et sans autre vie mais qui néanmoins comme l’islamisme a inondé toute la terre de ses soldats de ses apôtres et des ses martyrs [4].

Et François Furet constate : « Le paradoxe de l’histoire moderne de la France consiste à ne retrouver l’esprit du christianisme qu’à travers la démocratie révolutionnaire. » Ou encore : « La Révolution française renouvelle la parole religieuse sans jamais accéder au religieux. Les Français ont divinisé la liberté et l’égalité moderne sans donner aux principes nouveaux d’autres apports que l’aventure historique d’un peuple resté catholique [5]. »
    Deux conceptions de la laïcité fondées sur deux conceptions de la liberté vont donc s’affronter. D’une part, celle de l’Église : « Pour la doctrine morale catholique, la laïcité est comprise comme une autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique — mais pas par rapport à la sphère morale » écrit le cardinal Ratzinger dans sa Note de 2002. Et il ajoute : « La “laïcité”, en effet, désigne en premier lieu l’attitude de celui qui respecte les vérités qui procèdent de la connaissance naturelle sur l’homme vivant en société. Peu importe que ces vérités soient enseignées aussi par telle ou telle religion particulière puisque la vérité est une » (n. 6).
    D’autre part celle de la Modernité politique : pour celle-ci, comme l’écrit Jacques Rollet dans la Tentation relativiste ou la Démocratie en danger (DDB, 2007), la laïcité est devenue « une certaine conception de la liberté politique à laquelle on assigne la tâche de délivrer le genre humain des chaînes du ciel [6] ».

L’engagement politique chrétien
    
    Dans ces conditions quel est l’enjeu de l’engagement des chrétiens en politique ? Que peut faire un catholique dont la conscience est « une » et ne peut-être séparée entre, d’un côté, une conscience morale et de l’autre, une conscience politique, ou entre « deux vie parallèles, l’une spirituelle et l’autre séculière » ?
    La première condition me semble-t-il, est d’être convaincu que, comme l’écrit encore le cardinal Ratzinger, « les citoyens catholiques ont le droit et le devoir, comme tous les autres, de rechercher sincèrement la vérité, de promouvoir et de défendre par tous les moyens licites, les vérités morales sur la vie sociale, la justice, la liberté, le respect de la vie et les autres droits de la personne » (Note, n. 6). C’est loin d’être le cas actuellement dans nos sociétés.
    Il ne s’agit pas bien entendu d’identifier loi religieuse et loi civile : « La foi n’a jamais prétendu emboutir dans un schéma rigide les contenus sociaux-politiques » écrit encore l’ancien préfet de Congrégation pour la doctrine de la foi. Mais il existe comme une grammaire de l’humanité. Chaque homme a, au fond de lui-même, le sens du bien et du mal. Le Décalogue ne fait qu’en formuler les grandes règles. Celles-ci s’énoncent en un ensemble de préceptes négatifs et positifs universels : « Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu honoreras ton père et ta mère, tu sanctifieras le nom de Dieu, etc. » Cette grammaire, l’Église ne l’a pas inventée. Elle l’a reçue comme un dépôt.
    En écrivant sa longue histoire, l’humanité n’a pas toujours su respecter cette règle de vie, peu s’en faut ! Mais une chose est de faire des fautes de grammaire, autre chose est de refuser toute grammaire ou de la laisser à l’arbitraire de chacun.
    À de multiples reprises, Jean Paul II a montré combien cette grammaire ne pouvait dépendre d’une majorité d’opinion. Dans l’encyclique Evangelium vitæ, il écrit :

 

En réalité, la démocratie ne peut être élevée au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un “système” et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère “moral” n’est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain : il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un “signe des temps” positif, ainsi que le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois souligné. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut: sont certainement fondamentaux et indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du “bien commun” comme fin et comme critère régulateur de la vie politique.
    Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des “majorités” d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que “loi naturelle” inscrite dans le cœur de l’homme, est une référence normative pour la loi civile elle même. Lorsque, à cause d’un tragique obscurcissement de la conscience collective, le scepticisme en viendrait à mettre en doute jusqu’aux principes fondamentaux de la loi morale, c’est le système démocratique qui serait ébranlé dans ses fondements, réduit à un simple mécanisme de régulation empirique d’intérêts divers et opposés (n. 70).

Le politique ne peut que recevoir et respecter cette règle d’or, tout comme l’Église. Le catholique n’a pas à avoir honte de mettre en cause la démocratie dans la mesure où celle-ci s’en éloigne. Cette attitude n’est pas du confessionnalisme.
    Elle pourrait le devenir si les chrétiens n’évitaient pas une tentation toujours possible d’instrumentaliser la religion au profit d’un projet humain. Certains catholiques français du XIXe siècle et du siècle dernier qui avaient la nostalgie de ce qu’il croyait être l’Ancien Régime, ont pu y succomber en rêvant d’une chrétienté mythique. Cette tentation, même inspirée de motifs religieux, est celle de Babel, du mythe de la cité humaine parfaite. Les idéologies du XIXe siècle et du XXe siècle et l’islamisme actuel témoignent du danger de telles utopies. Le trône et l’autel peuvent paraître s’y côtoyer, en réalité son inspiration n’est qu’humaine et séculière.
     Je suis toujours inquiet lorsque j’entends quelqu’un, même catholique, dire qu’il se bat en politique pour des idées ou pour une forme de régime. Nous n’avons pas de modèle de société à proposer, fut-il religieux. C’est ce qui nous distingue fondamentalement de l’islam. L’Église au cours des siècles a soutenu bien des formes d’organisation politique, elle n’en a absolutisées aucune.
    Nous n’entrons pas en politique pour construire une société parfaite à nos yeux, et pour l’imposer par la persuasion ou par la force à nos concitoyens, mais pour mettre en œuvre le commandement de l’amour [7]. Seule la mise en œuvre du commandement de l’amour peut subvertir la subversion religieuse opérée par la Modernité politique. Ce commandement suppose évidement de respecter la grammaire profonde de l’humanité. Elle ne signifie pas d’imposer aux autres le plan de la maison.
    La juste attitude me semble t-il consiste donc en ceci : notre foi nous conduit à aimer tous les hommes. Elle nous invite à être attentif à ce qu’ils sont et à respecter à leurs égards un certain code de conduite que résume le commandement de l’amour : « Aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Nous ne sommes pas là pour « convertir », mais pour évangéliser, enseigner, éclairer et aimer. La Révélation ne nous fournit pas le modèle de la cité idéale, celle-ci n’existe qu’au ciel. Nous ne sommes que sur le chemin.
    Même si ces chemins nous paraissent parfois de traverse, ne nous conduisent-ils pas tous à Rome ?

TH. B.


*Thierry Boutet est président du comité éditorial de la revue Liberté politique, a publié L’Engagement des chrétiens en politique (Privat, 2007).


Pour en savoir plus :

Le site du Conseil pontifical Justice et Paix
Le programme du séminaire international “La politique, forme exigeante de la charité”
Le texte des
communications





[1] La Crise de la conscience européenne, Partis, Boivin et Cie, 1935, préface.
[2] De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819.
[3] Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Éditions du cheval ailé, Genève, 1945.
[4] L’Ancien Régime et la Révolution, III.
[5] François Furet, « L’idée française de la révolution », Le Débat n° 96, septembre-octobre 1997.
[6] Jacques Rollet, La Tentation relativiste ou la Démocratie en danger, Desclée de Brower, Paris, 2007, p. 118.
[7] Comme le suggère le titre de ce séminaire.


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