Dépasser l’Europe réellement existante
Cet article sera publié dans le prochain numéro d’Utopie critique (http://www.utopiecritique.
net/) Par Christophe Ventura
Membre d’Attac France
Le cinquantenaire de l’adoption du traité de Rome a donné lieu, le 25 mars, à de médiatiques célébrations à Berlin. Pour sa part, le Conseil européen de Bruxelles (22-23 juin) a permis aux dirigeants européens d’arracher un accord sur les axes du traité « simplifié », « réformateur » ou « modificatif », selon les expressions, qui remplacera le défunt projet de traité constitutionnel européen (TCE) et son calendrier d’élaboration, d’adoption et de ratification1. Les 27 chefs d’Etat et de gouvernement européens ont inscrit cet agenda dans le cadre proposé par la Déclaration de Berlin qui affirme vouloir « asseoir l’Union européenne sur des bases communes rénovées d’ici les élections au Parlement européen de 2009 »2.
« Bases communes rénovées » ? En amendant seulement à la marge les traités déjà existants pour en reprendre l’ensemble des dispositions dans un nouveau texte « résumé », les dirigeants européens consacrent en réalité la substance du TCE et les « bases communes libérales » de la construction européenne tout en communiquant habilement sur le thème de la « sortie de crise ».3
Affirmant avoir compris le message populaire du « Non » et du « Nee » de 2005, ils lançaient, le 25 mars, un énigmatique « car nous le savons bien, l’Europe est notre avenir commun ». La question peut désormais bel et bien se poser, tant l’orientation prise par la construction européenne depuis plusieurs décennies a conduit au décrochage manifeste des peuples, y compris de ceux qui ont participé à la fondation du projet initial au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. En réalité, l’histoire de la construction européenne depuis 50 ans montre qu’elle n’a jamais été un processus à vocation démocratique, mais un outil utilisé par les classes dominantes européennes pour s’intégrer à l’évolution du capitalisme et en conforter la perpétuation.
La première décennie du 21ème siècle, avec l’irruption de la question environnementale, va contraindre l’humanité à bouleverser son modèle économique (en particulier dans les pays du Nord) alors que l’évolution géopolitique mondiale modifie les rapports de force Nord/Sud. Cette nouvelle donne impose des transformations profondes dans nos sociétés, et à l’Union européenne, forme réellement existante de l’Europe. Peut-elle constituer la base d’un autre projet politique continental ? D’une nouvelle relation à construire avec ses Etats-nations et leurs citoyens dépend une partie de la réponse.
Fin de siècle
Un bref détour par l’histoire de la construction européenne et celle, en particulier, de l’Union européenne, montre que l’« idée européenne » n’a jamais été pure, ni naturellement pacifique. La construction européenne fut, dès le lendemain de la Deuxième guerre mondiale, l’instrument d’un autre conflit planétaire opposant, cette fois-ci, les Etats-Unis et l’URSS.
L’Union européenne, appellation qui, en novembre 1993, s’est substituée à celle de Communauté économique européenne (CEE), est apparue à l’extrême fin d’un cycle historique dont les conditions objectives ont été modifiées par le contexte du 21ème siècle émergent.
La volonté des « pères fondateurs » était de bâtir une paix durable sur le continent après la seconde guerre mondiale qui avait détruit les liens entre les nations européennes. Légitime, ce projet initial a cependant rapidement été rattrapé par la bipolarité d’un monde rythmé par l’affrontement Est-Ouest. Dans ce cycle, les nations européennes, divisées en deux camps, étaient soumises à l’influence de leur partenaire de référence. Comme le rappelle Serge Halimi, « dopée par les milliards de dollars du plan Marshall [la construction européenne] fut assez largement, un produit d’exportation américaine ( …). Ce que le président Vincent Auriol appell[a] « un bloc cimenté par l’argent américain » »4.
Ainsi, l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE en 1973, le développement de la relation francoallemande après le traité de l’Elysée de 1963, et la mise sous tutelle de l’Europe par l’Otan font partie de cette histoire européenne et constituent des éléments de son ADN. De son côté, l’influence du « camp socialiste » sur le noyau européen a été perceptible. Ainsi, les politiques nationales de compromis sociaux qui ont été menées, notamment en France ou en Italie, s’expliquent, en partie, par la volonté des classes dirigeantes de contenir la « fièvre rouge » dans le mouvement ouvrier.
Une des conséquences historiques de cette période est que le mouvement ouvrier, prisonnier de l’affrontement Est-Ouest, n’a pas investi le champ de la construction européenne. Celui-ci était alors considéré comme un sujet sans valeur politique propre. L’effet de ce vide politique est que la construction européenne est toujours restée le pré-carré des gouvernements et des élites politiques, technocratiques et médiatiques. Cette réalité a facilité
sa dérive anti-démocratique, puis néolibérale à partir des années 1980 lorsque les forces économiques dominantes ont imposé aux gouvernements, sans contrôle démocratique ni contre-pouvoirs mobilisés, la nécessité de « dégoupiller » le bouchon des frontières nationales pour permettre la reproduction du capital et l’augmentation de ses taux de rendement. De ce point de vue, la désertion du champ européen, à l’exception notable du syndicalisme agricole, dans les espaces nationaux par les mouvements politiques, syndicaux et sociaux, a engendré un retard déterminant dans l’appropriation démocratique de ce sujet historique5.
L’affrontement Est-Ouest a donc autant pesé sur le cours de la construction européenne que la disparition du camp soviétique (1989-1991) aura accéléré son basculement vers la création de l’Union européenne.
La chute de l’Empire soviétique a donc abandonné le monde, et pour longtemps, à la domination politique, économique et idéologique des Etats-Unis. C’était, tout du moins, l’analyse que faisaient, en France comme ailleurs, les principaux acteurs de la construction européenne à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il fallait désormais « se faire une place » dans le « nouveau siècle américain »6.
C’est essentiellement pour cette raison que les dirigeants européens ont démarré, à partir des travaux du Conseil européen de Hanovre de juin 1988, et de celui de Dublin d’avril 1990, un processus de révision des traités qui aboutit, le 7 février 1992, à la signature du traité dit de Maastricht sur l’Union européenne. Avec ce traité, une nouvelle zone de partenariat et de « concurrence complémentaire » avec l’hyperpuissance mondiale voyait le jour. Parmi ses objectifs, celui d’oeuvrer, dans son espace, à la subordination des peuples au règne du marché économique et financier mondial.
Afin d’encadrer et de faciliter ce processus, les gouvernements ont doté les institutions européennes, notamment la Commission, « gardienne des traités », de pouvoirs supérieurs aux leurs dans nombre de domaines vitaux (concurrence, marché intérieur). A aucun moment, il ne fut bon de consulter les représentations nationales ou encore de mobiliser les populations autour de ces questions. En choisissant l’utilisation du vote à l’unanimité pour adopter ou changer les traités, les gouvernements ont également limité leur capacité à infléchir
collectivement le sens général de la construction européenne. Quand les populations furent consultées sur le sens de la construction européenne, comme en 2005 lors du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen (TCE) en France et aux Pays-Bas, celles-ci affirmèrent leur rejet de la construction de cette « Europe réellement existante », avec un effet à la fois immédiat et profond : le consensus des élites européennes
ne suffisait plus. Affolées par l’irruption soudaine des peuples dans le débat européen, ces dernières furent contraintes de prendre la mesure de la réalité : l’Europe est aujourd’hui perçue, à juste titre, comme un projet « ectoplasmique » sans finalités géographique, politique et démocratique. Sa seule réalisation perceptible, depuis l’Acte unique de 1986 et le traité de Maastricht est l’intégration des peuples à marche forcée dans un marché unique soumis aux dogmes du néolibéralisme. Ce marché intérieur est censé fournir, selon la Stratégie de
Lisbonne, le cadre de promotion de « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde»7 .
Un tel projet, incapable d’offrir le socle d’une identité rassembleuse - une communauté d’appartenance - et d’un espace démocratique - une communauté délibérative - aux nations européennes, provoque, plus que jamais, l’indifférence ou la méfiance de peuples privés de leur souveraineté au sein de cette Union.
L’Union européenne est-elle adaptée à l’évolution radicale du contexte international ?
L’évolution du monde n’a pas tout à fait suivi le schéma envisagé par les responsables européens.Tout d’abord, l’hégémonie politique mondiale des Etats-Unis s’est durablement embourbée en Irak et en Afghanistan. Au sein même de la population américaine, le rejet croissant du « bushisme » et la défaite probable des néo-conservateurs aux prochaines élections de 2008 pourraient indiquer des évolutions sensibles dans la future politique internationale et économique américaine. Cela explique pourquoi, dans une ultime fuite en avant, George W. Bush pourrait tenter de remobiliser son camp à travers une nouvelle aventure belliqueuse contre l’Iran.
Dans le même temps, les rapports de forces mondiaux et les modèles d’alliances évoluent dans un mouvement contradictoire qui, s’il ne menace pas la suprématie du capitalisme mondial, sécrète néanmoins une multiplication d’espaces où son hégémonie politique et idéologique est affaiblie.
En effet, le poids grandissant de nouveaux acteurs émergents, qui disputent aux Etats-Unis une part des bénéfices économiques du projet néolibéral comme la Chine8, l’Inde, le Brésil ou la Russie9 bouscule les pronostics et modifie la physionomie de la mondialisation. Cependant, cette dynamique ne se déploie pas dans le sens d’une remise en cause de la logique néolibérale de cette mondialisation par ces principales puissances du Sud10. Elles en sont même, de ce point de vue, des alliées de fait. Le capital n’a jamais été patriote : il peut aussi bien se développer à Shanghaï qu’à Washington.
Pourtant, dans le même temps, les fondements même du projet néolibéral se voient remis en cause, en Amérique latine. Dans cette région du monde, des nouveaux gouvernements progressistes ont été élus sur la base de leur engagement à rompre avec les dogmes du « consensus de Washington », gardien du modèle capitaliste d’exploitation du Sud par le Nord. D’ores et déjà, des réalisations continentales concrètes comme l’Alba11 ou la Banque du Sud - fruit de coopérations entre nations du sous continent - 12 ont vu le jour. A l’instar du Venezuela, certaines d’entre elles envisagent aujourd’hui de rompre avec le diktat des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale). Un tel mouvement aurait des conséquences majeures au niveau international.
Sur le plan des opinions publiques, y compris occidentales, l’hégémonie du néolibéralisme, en tant que projet économique, social et idéologique, subit l’assaut, depuis la fin de la décennie 1990, d’une critique intellectuelle et d’une contestation internationales dont le mouvement altermondialiste est la matérialisation et le prolongement concret.
S’il est encore trop tôt pour savoir quel monde est en train de naître, une chose semble claire : les Etats-Unis, dont la politique économique et guerrière est fortement contestée à l’intérieur comme à l’extérieur, n’imposent pas leur domination comme cela était prévu et provoquent, dans un nombre croissant de pays, un rejet du modèle politique et économique qu’ils incarnent.
Pour sa part, l’Union européenne ne constitue pas un levier pour dynamiser les logiques de changement qui se développent, de façon éparse, sur la planète. Au contraire, elle est un moteur de conservatisme dans le mouvement mondial. Naturellement conçue pour cela, elle va tenter de profiter de la période qui s’ouvre pour renforcer ses positions dans une mondialisation économique et financière dont elle va pérenniser la dynamique destructrice. Malgré la responsabilité particulière de ses acteurs dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, cet ensemble géopolitique n’a jamais intégré la question de l’émergence des pays du Sud dans ses préoccupations alors que, dans ce nouveau contexte mondial, les lignes de fracture et les nouveaux rapports de force se déplacent sur - et au sein de - l’axe Nord/Sud.
C’est bien là que les défis de demain se concentrent. L’Union européenne se révèle pour ce qu’elle est : un outil inadapté.
Questions ouvertes aux mouvements de lutte contre la mondialisation néolibérale
A la différence de la séquence historique marquée par la guerre froide, la question de l’appropriation du thème européen - où la construction européenne est entendue comme condition politique objective du processus de développement du monde - se pose aujourd’hui aux mouvements oeuvrant à une réelle transformation sociale et politique et exige d’eux d’extraire « l’idée européenne » de son impasse actuelle. Une nécessité que le compte à rebours environnemental et énergétique ne fait qu’accentuer.
Existe-il le scénario d’une Europe participant à la pacification et à l’évolution des relations
économiques et politiques des 192 pays de la planète ? Un tel schéma ne pourrait advenir que si sa forme réelle, son fonctionnement et ses objectifs se trouvaient totalement modifiés.
Contrairement à la vision imposée par la pensée dominante et ses différents agents, il n’existe pas - et n’a jamais existé – d’« idée européenne » ou de « projet européen » isolés du contexte politique leur ayant donné naissance. Malgré tout, nombre d’internationalistes du mouvement altermondialiste semblent se faire les relais d’une certaine « mystique européenne » qui, comme toute superstition ou religion, est un outil de coercition intellectuelle qui limite la capacité des peuples à penser par eux-mêmes.
D’un côté, un constat est partagé. Faite en leur nom, mais sans leur consentement, la construction européenne ne dispose nulle part de légitimité populaire. D’un autre côté, certains courants de la mouvance antilibérale et altermondialiste considèrent que les Etatsnations constituent un obstacle à la réalisation de l’Europe. Ceux-ci considèrent qu’un simple appel, par le haut, aux « citoyens de l’Europe »13 permettrait de renverser, dans les délais imposés par la question énergétique et environnementale, le cours néolibéral et antidémocratique de la construction européenne. Les guerres en ex-Yougoslavie, le spectre des nationalismes (que les politiques de l’Union européenne renforcent ou développent avec les régionalismes) et l’abandon du socialisme comme projet de transformation des sociétés ont facilité cette conversion à l’idéal d’une Europe refuge censée réaliser le dépassement de l’Etat égoïste et oppressif et remplacer l’idéal internationaliste. Ces éléments, s’ils fournissent
une explication de la sincérité de la démarche, ne sont plus satisfaisants aujourd’hui au regard de la dérive que connaît l’Union européenne. Sans intégrer l’échelon national dans sa boîte à outils pour construire une « autre Europe », le mouvement altermondialiste, qui s’inscrit dans la problématique des défis mondiaux, se condamne à rester dans le registre de l’abstraction politique.
Vendre aux opinions publiques l’idée qu’il existerait un projet européen « en soi » fondé sur l’établissement de valeurs dont les vertus, alliées à celles du commerce, auraient pour effet de gommer, pour le bien des peuples et des citoyens, les relations et les rapports de forces entre les sociétés européennes est une pure construction idéologique. Elle a pour fonction symbolique d’anesthésier toute volonté d’agir politiquement sur leur évolution réelle. Au fondement de l’acte politique se trouve l’ambition de transformer les rapports de forces inhérents à tout groupe humain socialement organisé, et nécessaires à son développement. Or, l’ « idée européenne », dans une formidable violence symbolique, en nie l’existence et la nécessité lorsqu’elle prétend se développer hors des formes d’organisation sociale dans lesquelles les peuples européens organisent, encore aujourd’hui, leurs conflits politiques et sociaux et conquièrent directement le pouvoir politique.
Les cadres nationaux, dans la diversité de leurs formes et de leurs histoires, délimitent des espaces au sein desquels les institutions politiques sont encore investies de légitimité et d’efficacité collectives. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il faille faire l’impasse sur la crise de la démocratie représentative et les limites de la démocratie libérale des Etats-nations, dont il ne s’agit pas de développer une vision idéalisée et essentialiste. Il s’agit de formuler l’hypothèse selon laquelle l’Etat-nation est un enjeu de lutte prioritaire pour les forces
sociales qui doit permettre aux mobilisations sociales de trouver un prolongement politique. Entre le rouleau compresseur de la marchandisation des sociétés et la reconstruction de logiques publiques, se trouvent l’Etat-nation et les perspectives de bâtir un Etat postnéolibéral14.
Que l’on pense à l’audace de la proposition formulée par l’idée d’intégration européenne. Celle-ci propose la mise en place d’un espace politique et délibératif supérieur aux cadres nationaux dont la condition de développement repose structurellement sur une diminution des droits démocratiques des peuples. Elle vise à mettre fin au droit des peuples à choisir leurs représentants, un droit qui constitue pourtant le principe fondateur de l’organisation de la vie démocratique. Elle entend y substituer la production de nouvelles formes de légitimation politique venant s’imposer aux sociétés qui composent l’Union européenne et redessiner, en retour, et par effet d’imprégnation, les codes et les usages des classes politiques européennes.
L’intégration européenne favorise en effet la multiplication « d’espaces publics européens sectoriels non démocratiques »15 et une conception de la « chose publique » dans laquelle les négociations secrètes dans une multitude d’enceintes échappant largement au contrôle des élus et des peuples remplacent la participation effective des corps politiques constitués et de leurs institutions. Pour ce faire, elle développe tous azimuts des logiques et des mécanismes de technicisation (procédures, règlements, émergence d’une classe politique professionnelle et d’une administration autonome vouée au développement de l’ « agence européenne »). La
« chose publique » devient dès lors « chose d’experts », préférant les logiques de lobbies et de groupes d’intérêt au contrôle des décisions politiques par les peuples eux-mêmes.
Est-il possible, dans ces conditions, de construire un espace démocratique (et donc délibératif) - qui ne se limite pas à l’émergence d’un espace public (espace de visibilité et d’intervention dans le débat) contestataire en libre concurrence avec d’autres espaces sectoriels - au sein de l’Union européenne ? On nous dira qu’il est toujours possible, dans une perspective « internationaliste humaniste », d’envisager une mobilisation des mouvements sociaux européens afin de créer un rapport de forces favorable à une démocratisation du projet européen. Si pertinente et nécessaire qu’elle soit16, cette proposition se confronte néanmoins à une limite considérable. Elle revient, dans le contexte actuel, à cantonner « le peuple mobilisé » au stade infra-démocratique de la mobilisation sociale, en lui interdisant, au niveau structurel, de peser sur le processus délibératif.
Nous l’avons vu, l’histoire des Etats-nations européens et de la construction européenne est intrinsèquement liée. Dans la période 1986-1992, les gouvernements européens ont mis sur orbite une Europe bâtie pour la mondialisation néolibérale dont, comme le montre le contenu du dernier traité modificatif, elle ne pourra infléchir le cours. Facétie de l’histoire, c’est ce cadre national, si souvent oppressif dans l’histoire du 20ème siècle, qui, ayant vu ses prérogatives affaiblies par les classes dominantes des pays européens, a permis l’émergence, à
l’échelle régionale, d’une autre forme politique oppressive, encore plus anti-démocratique et plus néolibérale.
C’est bien par la reconquête politique de cet espace national et de ses instruments institutionnels, ainsi que dans la redéfinition des relations interétatiques au sein de l’espace européen, que se trouvent une partie des solutions pour créer une nouvelle situation historique dans laquelle, sans revenir au compromis keynésien dépassé par les conditions objectives qui caractérisent le capitalisme actuel, il serait possible de modifier le cours de la construction européenne. Cela impose, d’une manière ou d’une autre, aux mouvements sociaux et citoyens du 21ème siècle la réappropriation commune d’une question qui a tant divisé le mouvement ouvrier au 20ème siècle. Il est, de ce point de vue, intéressant de mesurer l’état de la réflexion sur celle-ci dans le cadre du processus du Forum social européen où s’élabore, depuis 2005 et le rejet du TCE, une « Charte de principes pour une autre Europe ».
Ce document, inédit dans l’histoire du mouvement altermondialiste, aborde peu la question de la répartition des pouvoirs entre les institutions européennes et les Etats-nations alors que, par ailleurs, après s’être constitué autour de mobilisations internationales (Seattle en 1999 contre l’OMC, 2001 contre le G8 à Gênes, 2003 contre la guerre en Irak etc.), ce mouvement a accompagné une dynamique de « renationalisation » des luttes à partir de 2003-2004 (mouvements de résistances aux politiques de privatisation des systèmes de retraites dans les
pays européens en 2004, référendum contre le TCE en 2005 et CPE en 2006 en France, implication des mouvements populaires dans les processus politiques en Amérique latine etc.).
La chose est connue, la question nationale et celle de l’Etat appartiennent au registre des nondits et des échecs de la gauche et, au-delà, des forces qui luttent pour la transformation du modèle économique et social capitaliste. Si la question sociale fait partie du corpus commun, celle du cadre de son expression concrète a nourri, avec la relation à l’Etat, de fortes divisions dans l’histoire du mouvement ouvrier. Le fait que les Etats soient - par nature et en tendance - les instruments des classes dominantes pour reproduire leur domination politique, sociale et économique sur le peuple et la société explique en partie cette réticence intellectuelle.
La question de la relation des mouvements sociaux à l’exercice du pouvoir constitue un autre « blocage ». Les traumatismes sont nombreux (stalinisme, communisme autoritaire, capitalisme d’Etat, nationalismes, fascismes, etc.) et les forces du mouvement ouvrier ont échoué à construire des sociétés démocratiques dans le cadre du socialisme réellement existant.
Pourtant, l’histoire du combat social et politique montre que le périmètre des cadres nationaux a également permis, tout au long de la période récente (1995, TCE ou CPE dans la dernière période en France) de construire des rapports de force favorables aux intérêts des peuples et à la démocratie.
Par ailleurs, le « moins d’Etat », et son corollaire, l’effacement de la notion de « frontière » sont les conditions nécessaires à l’accélération des mouvements des capitaux, de biens et de services. Elles leur permettent de se reproduire, de se développer et de pérenniser le modèle de société capitaliste et ses rapports sociaux de domination. L’Union européenne est le théâtre de ces opérations à notre échelle continentale.
Quelle serait cette autre Europe qui, en opposant au capital cette notion de « frontière », ne remettrait pas en cause la liberté des capitaux au profit de celle des peuples ? Comme cela a toujours été le cas durant chaque phase de développement du capitalisme et des forces sociales qui l’ont combattu, la question est posée de savoir comment diffuser et fluidifier dans la société la participation à la contestation de l’ordre dominant et à sa transformation.
C’est dans ce cadre que la question des Etats-nations doit intégrer, dans un contexte historique inédit, le corpus commun des mouvements qui luttent pour la transformation sociale.
Favoriser le dialogue des peuples
Les Etats-nations constituent des productions historiques et politiques de la civilisation européenne. De ce point de vue, peu de choses sont aussi « européennes ». Bien qu’imparfaits et fort critiquables sur le terrain de la démocratie, ils sont des formes institutionnelles qui garantissent néanmoins un temps démocratique continu pour les communautés politiques délibératives constituées, c’est-à-dire les peuples. Dans le cadre national, ceux-ci peuvent débattre, intervenir sur leurs élus, disposer d’une information dans leur langue, se réunir, agir
sur leur terrain etc… Bref, disposer des conditions d’un débat démocratique généraliste.
De ce point de vue, les cadres nationaux peuvent fournir, à travers leur réhabilitation et le renouvellement des formes de leur implication dans le processus de décision européen, un point d’appui décisif pour construire cette autre Europe tant attendue. Ils peuvent également, dans ce mouvement, modifier de manière dynamique la nature des relations qu’ils entretiennent entre eux.
Le renforcement de la contribution du cadre national dans la construction européenne permet de donner des perspectives pour la démocratisation à la fois de l’Europe et des Etats. Une telle proposition politique ouvre la voie à une réflexion plus large sur la nécessité de réformer les institutions politiques nationales, de renouveler la démocratie représentative grâce aux nouvelles formes de participation populaire et de contrôle démocratique qui doivent plonger chaque Etat dans les profondeurs de la société qu’il organise.
Quelques pistes de réflexion peuvent être soumises à la réflexion collective.
Les Etats-nations, au côté du Parlement européen et des citoyens des pays membres, doivent voir leur contribution renforcée. Par exemple, chaque élargissement des compétences du Parlement européen doit s’accompagner d’un élargissement de la participation des représentations nationales, elles mêmes confrontées à la dynamique des mouvements sociaux et citoyens et au contrôle, en amont et en aval, des mandats des exécutifs.
Il faut repenser la répartition des compétences entre l’Union européenne et les Etats membres dans le sens de la construction d’un « nouvel exercice en commun de la souveraineté »17 .
Une Europe à 27, pour survivre comme ensemble géopolitique, doit faciliter la possibilité de regroupements politiques entre pays membres autour de projets communs et thématiques, comme elle doit mener des politiques de convergence sur les grandes questions transversales qui concernent la survie de l’humanité ( climat, eau, énergie etc.). Majorité qualifiée, unanimité, méthode intergouvernementale ou communautaire doivent être subordonnées à ces objectifs. En d’autres termes, l’Union européenne, si elle veut perdurer, doit se muer en un espace de référence pour la coopération et le multilatéralisme en son sein. Seul un tel cadre a
des chances d’y imposer, peu à peu et par effet d’entraînement, des objectifs sociaux et environnementaux.
Avec un capital mondialisé et une impasse environnementale programmée, des politiques de ruptures radicales avec le libre-échange doivent s’imposer. Dans ce cadre, le renforcement de tous les niveaux de régulation sociale et démocratique des capitaux, des puissances financières et des marchandises est nécessaire afin de « démondialiser » ou de « relocaliser » l’économie. L’autre mondialisation sera une « démondialisation » ou ne sera pas. Dans cette perspective, les Etats-nations européens constituent, s’ils sont envisagés comme des nouveaux espaces de combats démocratiques pour des mouvements progressistes également mobilisés
dans l’espace européen, des instruments efficaces pour y parvenir.
De nouvelles nations usant de leurs atouts et de leurs prérogatives modifient, soit pour la contester, soit pour y prendre plus d’espace, la physionomie de la mondialisation. Cette évolution des relations internationales, marquée par un retour de l’espace national, est manifeste et modifie les raisons et les logiques qui ont présidé à la construction de l’Union européenne. Cette forme réellement existante de l’Europe constitue-t-elle son horizon
indépassable ?
Alors que le projet européen, avec ses fondamentaux libéraux, anti-démocratiques et ses politiques néolibérales, sort renforcé avec la nouvelle feuille de route du traité sur le fonctionnement de l’Union, il revient aux mouvements sociaux et citoyens qui luttent contre la mondialisation néolibérale et sa déclinaison européenne de s’employer à mener ces débats avant 2009. En effet, la revendication d’une ratification démocratique de tout nouveau texte par voie référendaire est légitime et fondamentale, mais elle ne peut plus constituer la seule riposte politique à la dérive de l’Union européenne.
Notes :
1 La présidence portugaise de l’Union européenne est chargée de remettre un projet de texte qui doit être adopté
lors du Conseil européen du 18 et 19 octobre 2007. Le processus de ratification, quant à lui, devrait aboutir avant
les élections européennes de juin 2009.
2 Une nouvelle Commission européenne sera ensuite formée.
3 Lire Bernard Cassen, « Le traité constitutionnel européen ressuscité » (http://www.mondediplomatique.
fr/carnet/2007-06-25-Retour-du-TCE), Pierre Khalfa, « Traité modificatif de l’Union européenne :
inacceptable par sa méthode et pour son contenu » (http://www.france.attac.org/spip.php?article7377) et Robert
Joumard, Michel Christian, Samuel Schweikert, « Analyse du projet de traité modificatif de l’Union
européenne » (http://www.france.attac.org/spip.php?article7449) et « Le traité du mépris »
(http://www.france.attac.org/spip.php?article7450)
4 Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Fayard, Paris, 2004
5 Sur cette question, lire Louis Weber, « L’Union européenne pouvait-elle être différente de ce qu’elle est
actuellement ? » (http://www.avenirdattac.net/spip.php?article250)
6 Selon l’expression consacrée du président William Clinton dans son discours de 1999 sur l’état de l’Union.
7 Objectif pour l’Union européenne en 2010, défini et adopté lors du Conseil européen de Lisbonne en mars
2000. On parle de la « Stratégie de Lisbonne ». Pour Ernest-Antoine Seillière, ex-président du Medef et
président de Businesseurope (regroupement de 39 organisations patronales européennes), « la priorité des
priorités, c’est l’agenda de Lisbonne, à savoir la capacité des gouvernements nationaux à mettre en oeuvre les
réformes nécessaires pour rendre leur propre économie compétitive » (Le Monde, 15 mai 2007).
8 Celle-ci a reçu 48 pays africains lors du Forum sur la coopération sino-africaine de Pékin en novembre 2006 et
accueilli à Shanghaï l’assemblée annuelle de la Banque africaine de développement les 16 et 17 mai 2007.
9 dont le positionnement face au projet américain de bouclier antimissile censé protéger l’Europe et l’Occident
des supposés dangers iraniens montre, tout autant qu’il donne une illustration du changement de période, la
cruelle inexistence d’une Europe politique.
10 Même si certaines peuvent, comme le Brésil ou l’Inde, produire parmi les plus importants mouvements
populaires de la planète.
11 Alternative bolivarienne pour les Amériques. Accord régional d’intégration se situant en rupture avec les
principes du libre-échange, il défie la logique structurelle du modèle néolibéral en lui opposant une vision des
relations politiques et économiques entre pays basée sur la coopération, la complémentarité et la solidarité. Initié par le Venezuela en 2004, l’Alba regroupe, outre ce pays, la Bolivie, Cuba, et le Nicaragua. L’Equateur pourrait rejoindre cet accord. Des partenariats lient les membres de l’Alba avec d’autres pays et collectivités locales.
12 A la fois Banque de développement régional et fonds monétaire de stabilisation, la Banque du Sud est le fruit
d’une proposition argentine et vénézuélienne. La Bolivie, l’Equateur, le Paraguay ont rejoint ce projet qui verra
le jour en novembre 2007. Le Brésil et l’Uruguay participent également aux discussions pour rejoindre
l’initiative. Les objectifs et les mécanismes de participation, de financement etc., de cette nouvelle institution
financière multilatérale font actuellement l’objet d’un processus de discussion entre les partenaires.
13 Encore plus au niveau européen qu’à l’échelle nationale, la notion de citoyenneté se confronte à un vide théorique. En effet, figure esthétique, elle ne fait l’objet d’aucune analyse de classe et d’intérêt. L’appel aux citoyens européens souhaiterait être celui lancé à un peuple européen qui n’existe pas encore.
14 Sur cette question de la nécessaire refondation de la vie démocratique, lire Alter « Démocratie et institutions
politiques » (http://www.alterm.org/textes_reference.php3?id_article=105&id_rubrique=77&PHPSESSID=0501a362c2c2a8f998b18c65e6f5b
323)
15 Sur cette question de la technicisation, de la juridicisation des processus de décision politique et des nouvelles formes de légitimation politique élaborées par l’Union européenne, lire sous la direction de Olivier Baisnée et Romain Pasquier, L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, CNRS éditions, Paris, 2007.
16 Il est intéressant de remarquer que l’internationalisme est souvent convoqué pour expliquer le choix de
l’Europe contre les égoïsmes nationaux, l’Etat et les frontières. Formulé tel quel, cet argument ne semble pas
convainquant et entretient une certaine confusion. En effet, il faut rappeler que c’est dans la phase socialiste des
sociétés que l’internationalisme devient suppression de l’Etat et des frontières. Dans une première étape, il
signifie la solidarité internationale avec les peuples et la défense des intérêts communs à tous les êtres humains.
Il suppose donc la défense de nations libres. Nous l’avons vu, la construction européenne, aux antipodes des
intérêts des peuples, vise à leur enlever les quelques instruments dont ils disposent encore pour peser sur le cours de l’histoire. D’un point de vue internationaliste, un travail politique prioritaire à effectuer en Europe devrait
consister à favoriser l’émergence de forces politiques coordonnées de transformation dans toutes les nations
européennes afin de défendre et promouvoir, dans chacune d’entre elles et dans les institutions européennes, les intérêts populaires.
Il convient de souligner la relation étroite, politique et culturelle des mouvements ouvriers, de l'histoire des luttes
révolutionnaires qui se sont toujours transmises par l'exemple des uns et des autres, dans des processus spontanés correspondants à une histoire commune, vécue à leur façon par les uns et par les autres peuples.
N'oublions pas que "la prise de la Bastille"a retentit partout. Que la Révolution russe, qui héritait d'un lourd
héritage, avec une dégénérescence bureacratique, a marqué le dernier siècle, même au delà de l'Europe. Bref, un processus de transformation ou un « événement révolutionnaire », tel Mai 68, ne se donnent pas un espace
déterminé d'avance, mais partent d'une situation concrète ici ou là, dans un pays, un espace politique et social
constitué, et se propagent parce qu'ils atteignent l'imaginaire et la vie réelle des autres peuples...qui se trouvent
dans les mêmes conditions objectives, mais pas obligatoirement de la même manière et au même moment dans la même situation concrète.
17 Selon l’expression d’Hubert Védrine dans Continuer l’Histoire, Fayard, Paris, 2007.