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15 juillet 2009 3 15 /07 /juillet /2009 03:01




Emprunts, crise mondiale et Europe : l'étau se referme sur la France - Rendez-vous à l'automne


Tribunes
Written by Frédéric Bourdel   
 

 

L'annonce par Nicolas Sarkozy du lancement prochain d’un grand emprunt national, soit disant pour financer les priorités d'avenir de la France, ne surprend pas vraiment. Il s'inscrit dans la droite ligne de deux des trois groupes qui l'ont fait président et qui contrôlent sa politique : à savoir les banquiers et Washington. ...

Comme les élites washingtoniennes et londoniennes l'ont fait pour leurs pays respectifs, il lance la France dans une fuite en avant désespérée, choisissant de faire peser sur les générations futures le coût de la crise actuelle, plutôt que d'y faire face par l'impôt (notamment sur les hauts revenus en faisant sauter le bouclier fiscal) et par un rééquilibrage de la dépense publique. On s'achemine donc vers un double appauvrissement français : appauvrissement présent avec un déficit public estimé à plus de 7% pour 2009 (et probablement plus proche de 10% in fine puisque la situation économique va continuer à se détériorer); et appauvrissement des générations futures via cet emprunt dont on peut déjà parier qu'il servira à boucler les fins de mois de l'état (comme toujours quand l'état n'a plus un sou en poche).

Bien entendu, la dégradation des services publics va s'accentuer. Le chômage va augmenter. D'ici six mois, les premières vagues de chômeurs en fin d'indemnisation vont commencer à toucher le tissu social du pays. Et l'état va se trouver pris dans l'étau, coincé entre l'absence de moyens financiers et l'instabilité sociale croissante. L'austérité sera bien au rendez-vous, comme les hausses d'impôts, car nos stratégies parisiennes ont toujours un train de retard sur la crise. L'emprunt servira surtout à engraisser les établissements financiers qui vont s'en occuper. Il sera incapable d'aider le pays à faire face au « trou noir budgétaire » qui se profile fin 2009. Coupes sombres dans les dépenses publiques et hausses tous azimuts des taxes et impôts seront inévitables … sur fond de durcissement sécuritaire. L'étau va être particulièrement douloureux pour les classes moyennes et défavorisées.

A la différence de l'Allemagne ou des Pays-Bas, notre politique fiscale irresponsable, perpétuation du modèle ultralibéral désormais effondré aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui prétend que les très riches font la richesse d'un pays[1], va également entrainer la France dans une double crise techno-politique nationale et européenne.

Déjà, du président de la Cour des Comptes au gouverneur de la Banque de France, la haute administration française commence à publiquement s'inquiéter du risque d'un affaiblissement durable de l'état[2]. Demain, c'est l'Union européenne, et la zone Euro en particulier, qui va exprimer ses doutes croissants sur le cours de la politique française. On s'approche ainsi semble-t-il d'un moment « à la 1983 », quand François Mitterrand avait dû choisir entre une politique économique idéologique de hausse du pouvoir d'achat malgré un contexte de crise économique et la sortie du Système Monétaire Européen (du fait des déficits français croissants)[3].

Ce moment-là pour Nicolas Sarkozy se situe au début de l'automne 2009. Il impliquera de lourdes révisions d'alliances parmi ceux qui l'ont fait élire et/ou qui lui permettent d'exercer son pouvoir. On peut imaginer une scission entre d'un côté les clans banquiers/Washington; et de l'autre les clans industriels/hauts fonctionnaires.

Cette période sera déterminante pour l'avenir du pays et de l'Europe. En effet, soit Nicolas Sarkozy choisit, à l'inverse de ce qu'avait fait François Mitterrand en 1983, son option idéologique, et maintient un cap ultralibéral et « occidental »[4]; soit il entreprend une remise en cause complète (bouclier fiscal compris) de son début de quinquennat et choisit la voie européenne.

Dans le premier cas, la France prendrait le risque de la rupture de l'Euro : phénomène aux conséquences catastrophiques pour tout notre continent, et qui condamnerait la France à devenir une annexe secondaire du camp occidental, en y inscrivant durablement un  modèle socio-économique ultralibéral. La France suivrait ainsi les Etats-Unis et le Royaume-Uni dans la direction d'une société tiers-mondisée, faite d'une minorité de très riches, d'une vaste majorité de très pauvres et d'une classe moyenne efflanquée.

Dans le second cas, la France renforcerait l'UE et la zone Euro, tout en donnant au continent européen les moyens de développer son propre modèle socio-économique, en rupture définitive avec le modèle ultralibéral.

Que ceux qui pensent que le choix devrait être évident se détrompe. L'actuel président français a été placé au pouvoir. Il n'a pour l'instant démontré aucune aptitude à se libérer de ses maîtres. Il est donc tout-à-fait capable de choisir la voie tragique pour notre pays, son avenir et celui de l'Europe.

Gardons en mémoire qu'il a été capable, lors du récent Congrès à Versailles, de se référer au programme du Conseil National de la Résistance (CNR) pour décrire sa vision d'avenir, alors même qu'une partie des forces qui le soutiennent ont pour objectif avéré la destruction pure et simple de cet héritage.

Or, parmi l'héritage du CNR, on trouve pêle-mêle l'engagement pour un modèle socio-économique équilibré faisant une grande place au social (création de la Sécu), l'indépendance de la presse par rapport aux puissances d'argent et à l'état, le refus des monopoles contrôlés par des intérêts privés, le projet européen, …  Toutes choses qui ne sont pas exactement au cœur des priorités du pouvoir actuel en France.

Donc le pire est hélas possible!

Frédéric Bourdel
Reims, France


1]    Alors qu'en fait, la plupart d'entre eux se moquent complètement de la notion de pays … et ne s'intéresse qu'à l'accroissement de leur richesse. Ce qui d'ailleurs est très humain comme réaction et ne devrait surprendre personne.

[2]    Peut-être ne commencent-ils que maintenant à comprendre que l'essentiel des forces qui ont mis Nicolas Sarkozy au pouvoir ne visent in fine que ce but là : affaiblir la France et l'Europe.

[3]    Source : http://www.mitterrand.org/1983-affronter-la-crise.html

[4]    Les « occidentalistes », dont le Quai d'Orsay est désormais infesté au plus haut niveau avec des gens comme Bernard Kouchner ou  Pierre Lellouche prétendent en effet que la France est avant tout une composante du « camp occidental », aux côtés des Etats-Unis et d'Israël en particulier. L'Europe n'est qu'une « province » de ce camp; et l'Union européenne, surtout la zone Euro, est assimilée à un « problème » au sein de ce camp car menaçant son intégrité, puisque remettant en cause le leadership américain.

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14 juillet 2009 2 14 /07 /juillet /2009 03:34



Burqa et niqab au-delà du masque :
une dépersonnalisation indifférenciée
par Catherine Kintzler

Sur Mezetulle

Comment s’y prendre pour interdire le port de la burqa et celui du voile intégral dissimulant le visage (niqab) quand on est respectueux des libertés publiques ? L’argument de la laïcité, ordinairement avancé, est en porte-à-faux. Celui de l’oppression des femmes se révèle, à l’analyse, plus fragile qu’il n’y paraît pour asseoir un interdit. Reste la question du masque, du déni d’identification et surtout, au-delà, celle de la dépersonnalisation indifférenciée qui atteint l’idée même du citoyen.

On ne peut que saluer l’initiative de 58 députés qui proposent l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire au sujet du port de la burqa et du voile intégral (niqab) (1). L’espoir que ce travail, s’il est engagé, débouche sur une interdiction – ou à défaut sur une réglementation stricte – n’est pas mince et on s’en félicitera.
Le débat soulevé par cette heureuse initiative se déroule actuellement dans une certaine confusion. Certains disent « il faut interdire la burqa parce que la laïcité interdit le port de signes religieux ostentatoires » : ils ne voient pas que la laïcité distingue entre l'espace de l'autorité publique où s'applique l'abstention et l'espace civil où règne la tolérance en matière d'affichage religieux. D'autres font comme si burqa, voile intégral (niqab) et voile islamique étaient identiques, négligeant la question du masque et du refus d'identification qui les distingue fortement. D'autres s'appuient sur les droits des femmes, se trouvant désarmés lorsque des porteuses de burqa bien « briefées » ou tout simplement bien décidées déclarent qu'elles manifestent par ce port à la fois leur féminité, leur dignité et leur liberté. Une mention spéciale revient à Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts, qui a déclaré que « faire des grandes phrases » sur la question « n’est pas la bonne démarche » : autrement dit, pas de débat et pas de théorisation !

Le texte de la proposition de commission d’enquête offre pourtant une piste féconde et aborde trois questions essentielles. Dire en effet que la burqa et le voile intégral dissimulant le visage sont bien plus que des signes religieux, c’est ouvrir une voie d’approche, celle de l’excédent. Et trois questions sont abordées, sans être toujours nettement distinguées : celle du signe religieux, celle de l’oppression des femmes, celle du déni d’identification.
Je me propose de passer en revue ces trois questions à l’aide de la thèse de l’excédent. Plus qu’un signe religieux, plus qu’un signe d’oppression, plus même qu’un déni d’identification, burqa et voile intégral sont aussi des déclarations de dépersonnalisation indifférenciée. Et lorsque la personne elle-même se déclare publiquement sous le régime de l’anéantissement et de l’indifférenciation, le cœur même de l’association politique est atteint.


1 - Au-delà du signe religieux

Il me semble impossible d'interdire burqa et voile intégral (niqab) dans l’espace civil au seul motif que ce sont des signes religieux. Le régime de laïcité impose l'abstention dans le seul espace relevant de l'autorité publique et parallèlement il établit la tolérance dans l'espace civil. La loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique élémentaire et secondaire est conforme à cette conception. J’ai tenté de théoriser cette position dans le livre Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin). Je l'ai rappelée notamment dans un article consacré à la burqa dès juillet 2008 (2).
Si, comme je le souhaite, on veut réclamer l’interdiction ou la réglementation du port de ces voiles intégraux ailleurs que dans les espaces relevant de l'autorité publique, il n’est pas efficace de soulever la question religieuse en tant que telle et d’en appeler au principe de laïcité, car la laïcité articule le principe d'abstention dans l'espace de l'autorité publique au principe de tolérance dans l'espace civil. Si on interdisait la burqa dans l'espace civil pour ce motif, il faudrait aussi y interdire le voile non intégral, la kippa, les croix, les phylactères, arracher les calvaires, faire taire les cloches, débaptiser bien des noms de lieux… ce qui reviendrait à abolir la liberté d’expression religieuse dans l’espace civil.


2 - Oppression des femmes

L’approche par la question de l’oppression des femmes semble plus solide du point de vue du débat de société et du débat idéologique. Nul doute qu’on doive s’en émouvoir : burqa et niqab sont en effet, si l’on peut dire, une exclusivité féminine, en l’occurrence une exclusivité excluante particulièrement choquante et ostensible (3).
Mais cette approche est à mon sens fragile du point de vue qui importe ici, celui d’une réglementation ou, mieux, d’une interdiction dans l’espace civil, car cela engage les libertés formelles.
Il sera en effet facile aux sectes concernées, comme aux bienpensants qui leur apportent souvent un appui, de trouver des porteuses de burqa et de niqab pour déclarer qu'elles affirment librement par là leur féminité et leur dignité. Les sectaires nieront toujours que ce port est un signe d’infériorité ou d’oppression, faisant valoir que ces femmes jouissent en France de tous leurs droits. La seule chance serait de trouver un sectaire ou une porteuse de burqa assez stupide pour déclarer tout de go, un peu comme l’a fait l’imam de Vénissieux, que burqa et voile intégral (niqab) témoignent de l’infériorité des femmes, constituant alors le corps du délit. On voit que la question d’une interdiction ne se résout pas par cette approche, car en l’absence de déclaration explicite (« nous portons cela parce que nous sommes en tant que femmes inférieures aux hommes et soumises à eux ») il faudrait réclamer la sanction d’une déclaration implicite, impensable dans un Etat de droit. Même si on peut penser à juste titre que cette infériorité et cette soumission crèvent les yeux de quiconque regarde une femme revêtue de ces accoutrements, le délit de déclaration illicite n’est pas pour autant constitué aux yeux de la loi.
En revanche la question peut et doit déboucher sur un débat de société dans lequel il est nécessaire d’intervenir sans ambiguïté pour dire que ce port est une oppression, fût-elle revendiquée comme une liberté. Et c’est lorsqu’on réfléchit à la nature et aux moyens matériels de cette oppression que le troisième angle d’attaque se révèle.


3 - Le déni d’identification et sa réglementation

L’angle d'attaque le plus efficace est à mon avis la question du masque volontaire et permanent, destiné à dérober l’identité, à la cacher. Cette question n'est pas propre à la burqa et au voile intégral. Son avantage est qu'elle est générale, elle concerne la dissimulation volontaire d'identité, le fait de rendre impossible l'identification physique en dissimulant le visage.
On peut dire cela en termes philosophiques. C'est le problème d'une personne qui déclare « je ne suis personne, ma présence ici est entièrement épuisée par l'effacement ». Il se peut que la proposition résulte d'une injonction particulièrement odieuse proférée à la deuxième personne « tu n'es personne et ce néant se montre par ton vêtement qui doit te nier », mais en tout cas son effet réel se conjugue à la troisième personne : « il (elle) n'est personne ». Il (elle) n'est jamais identifiable dans l'espace civil. Il apparaît alors, comme on va le voir dans un instant, que ce déni d’identité est en outre une manière d’abolir l’humanité – celle de l’intéressé(e) puisqu’on le (la) retire du commerce ordinaire entre les êtres humains, celle des autres puisqu’on leur indique qu’une personne peut ainsi devenir intouchable et inacessible.
Ces « vêtements » ne sont pas comparables aux robes et voiles portés par les religieux réguliers, car ces vêtements religieux n’abolissent pas l’identité personnelle aux yeux des autres : une religieuse cloîtrée peut bien anéantir son moi spirituellement, elle peut s’offrir entièrement à la dévotion, elle n’en perd pas pour autant la capacité de se faire connaître comme personne singulière dans la société civile à laquelle elle a accès librement et dans laquelle elle se présente à visage découvert. La réclusion effectuée par le voile intégral et par la burqa accompagne constamment un individu et efface délibérément sa personne aux yeux d’autrui. C’est un gouffre où vient s’abolir toute singularité.

Certes, l’état actuel de la législation permet le port de masques sur la voie publique. Si je veux porter dans la rue des lunettes noires, une fausse barbe, une perruque, un maquillage modifiant mon apparence ou même un masque complet sur le visage, je le peux. Personne n'est tenu de décliner son identité de manière constante et publique. Cela n'est exigé que dans des circonstances précises.
On notera avec une certaine satisfaction que le décret d’application « relatif à l’incrimination de dissimulation illicite du visage à l’occasion de manifestations sur la voie publique » vient d’être publié le 20 juin 2009, alors qu’il n’y avait pas urgence. C’est peut-être un jalon posé par le Ministère de l’intérieur, mais il s’agit là aussi d’une circonstance déterminée. On pourra sans doute évoquer d’autres circonstances que la manifestation et se diriger alors vers une réglementation du port du niqab et de la burqa : accès à des lieux publics clos (banques, magasins, grandes surfaces, transports, musées, etc.). Ou encore : peut-on accepter qu’une mère masquée vienne quérir un enfant à la sortie de l’école ? Imagine-t-on un conducteur en niqab se faisant flasher à 180 km/h sur l’autoroute ?
Mais tout cela ne mène jamais que vers une réglementation dans des espaces déterminés et / ou pour un temps déterminé. Or c’est plutôt une interdiction dans tous lieux accessibles au public qui est souhaitable (4).


4 - Plus qu’un masque : une dépersonnalisation indifférenciée. De la réglementation à l’interdiction

Mais pourquoi rechercher cette interdiction et sur quels arguments pourrait-elle se fonder ?
Plus que des signes religieux, plus que des marques infamantes rivées au corps des femmes, niqab et burqa sont aussi plus que des masques. Ces vêtements, véritables trous noirs forés dans la constitution humaine, ne se contentent pas de celer la singularité d’une personne en faisant obstacle à son identification à la manière d’un masque de carnaval, ils font bien davantage : ils la rendent indiscernable de toutes celles qui portent ce vêtement, lequel n’a vraiment de sens, si l’on y réfléchit bien, que par sa multiplicité. C’est d’ailleurs sa multiplication qui alerte les élus et l’opinion.
Sous nos yeux se forme non pas une population bigarrée mais une collection d’identiques sans identité personnelle. Identiques par leur apparence néantisante, mais aussi par leurs gestes ou plutôt leurs non-gestes entravés uniformément.
A la non-identification, burqa et niqab ajoutent l’indifférenciation. Dans une émission télévisée (5), le député Jacques Myard parlait d’une dépersonnalisation. Imaginons que tout le monde porte le même masque, que nous soyons tous des éléments intrinsèquement indiscernables et réputés tels : ce ne serait plus un monde humain, ce serait une collection formée par de pures extériorités. Voilà ce que sont les femmes pour le sectarisme qui les raye de la visibilité ordinaire en leur imposant une visibilité de négation (6) : une simple collection. En la personne d’une femme, c’est donc bien l’atome constitutif de l’humanité civile et politique, sujet, auteur et finalité du droit, qui est aboli (7) : on ne voit plus, tache aveugle et aveuglante, que la trace noire de son effacement.

Je suis donc favorable à l’interdiction du port de la burqa et du voile intégral dissimulant le visage dans tous lieux accessibles au public.
  • Non pas parce que ce sont des signes religieux, car la laïcité ne les interdit pas dans l’espace civil, l’abstention étant requise dans les seuls espaces relevant de l’autorité publique.
  • Pas seulement parce que ce sont des signes d’oppression et de soumission des femmes, car ce délit serait la plupart du temps impossible à établir clairement de manière explicite.
  • Il faut les interdire parce que ce sont des dénis d’identification publique qui procèdent à une dépersonnalisation négatrice de toute singularité.
© Catherine Kintzler, 2009.


Notes
  1. Lire le texte de la proposition en ligne sur le site de l’Assemblée nationale.
  2. Peut-on affirmer que la burqa fait obstacle à « l'affirmation de la féminité » ? A supposer que la « féminité » existe et qu’elle soit définissable, toute femme a le droit de la refuser, tout homme peut la revendiquer, cette affirmation peut s'exprimer sous une forme qui n'a pas à être proscrite sauf si elle est contraire aux droits d’autrui, et encore moins prescrite car alors on serait dans une législation de normalisation. Et d'autre part, il n'y a pas plus affirmatif d'une féminité essentielle qu'un taliban ! Il n’y a pas de signalisation plus visible de la féminité qu’une burqa
  3. Sur ce point, on songera à l’exemple de la Belgique où nombre de municipalités ont pris un règlement de police interdisant la dissimulation du visage sauf pendant le temps du carnaval : ainsi niqab et burqa n’y sont licites que comme déguisements festifs pour un temps déterminé !
  4. C dans l’air, émission d’Yves Calvi sur la 5, vendredi 19 juin 2009.
  5.  Il faut noter que, outre la multiplicité, la visibilité publique caractérise l’efficacité de la burqa et du niqab. Il s’agit d’affichages. Aussi l’argument des bonnes âmes (« si on les interdit, ces femmes resteront recluses chez elles »), outre qu’il consiste à maintenir une oppression au prétexte d’en éviter une autre, me semble impertinent : burqa et niqab sont des « démonstrations », des affirmations de présence. Du reste ces mêmes bonnes âmes seraient bien inspirées, plutôt que de brandir une séquestration possible, de s’inquiéter des brimades et séquestrations réelles subies par celles qui refusent de se voiler.
  6. On m’objectera que cet atome constitutif est lui aussi indifférencié : les citoyens ne sont-ils pas tous égaux aux yeux de la loi ? Mais cette indifférenciation porte sur les droits, et laisse chaque singularité se déployer comme telle. On peut même soutenir que l’indifférenciation des droits a pour fin et pour effet le déploiement de ces singularités : c’est le concept de classe paradoxale que j’ai emprunté à Jean-Claude Milner (Les Noms indistincts, Seuil 1987 2e éd. Verdier , 2008) pour l’appliquer à la philosophie politique. Par ailleurs l’égalité des droits suppose des substrats individuels insécables et intrinsèquement distincts par leur identité personnelle qui ne peut être confondue avec nulle autre - qu’on songe tout simplement à l’exercice du suffrage.

Lire l'article de juillet 2008 :
La burqa, masque et prison, à la fois au-dessus et au-dessous de la loi

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13 juillet 2009 1 13 /07 /juillet /2009 03:17



Test Drive
22/04/2009
350 p / 20 €
ISBN : 9782234061774

     

Avital Ronell, remarquable philosophe américaine dont l’œuvre commence à être traduite très largement à l’étranger, s’attache ici à comprendre cette étrange passion humaine : le test. Pourquoi sommes-nous si enclins à nous mettre à l’épreuve, à nous y soumettre constamment, nous et nos proches, dans tous les domaines : à faire de l’épreuve, en somme, une catégorie de l’existence à part entière.

Cette histoire-là commence avec les Grecs. En effet, c’est Aristote le premier qui a critiqué le basanos (la torture), que les citoyens de la jeune démocratie athénienne autorisaient sur les esclaves pour leur extorquer la vérité. Le rapport entre vérité et épreuve (ou test) a commencé là et s’est poursuivi dans la pensée chrétienne par l’examen de conscience puis a été repris par la littérature et la philosophie jusqu’à aujourd’hui avec un succès jamais démenti. Une fois encore, Avital Ronell nous entraîne dans une fantastique aventure philosophique, exigeante certes, et rigoureuse, et qui met en lumière une passion humaine inexplorée. Ainsi, le Test Drive découvre et analyse une nouvelle facette de notre monde contemporain et fait un diagnostic qui met en question notre compulsion à être ou nous croire en permanence « testés ».

 

 


La folie de l'évaluation permanente
Rédigé par Alexis LA CROIX
le Samedi 13 Juin 2009
Pour Marianne2


Avital Ronell est une philosophe hors norme. Cette professeure à l'université de New York, militante féministe et radicale, qualifiée par Research Magazine de «femme la plus dangereuse des Etats-Unis», a bati une oeuvre qui interroge, avec une subjectivité assumée, la plupart des mythologies contemporaines. Elle n'hésite pas à réfléchir sur des objets de pensée issus de la vie quotidienne ou de l'actualité comme la guerre du Golfe, le sida, l'opéra, le téléphone, la dépendance, la stupidité ou un feuilleton comme «Dr House». Dans son nouveau livreTest Drive, d'Avital Ronell, Stock, 354 p., 20 Euros., elle pose une question simple: «Pourquoi sommes-nous si enclins à nous mettre à l'épreuve, à nous y soumettre, nous et nos proches, et à faire de l'épreuve une catégorie de nos existences à part entière?» Nous lui avons demandé si nous sommes entrés, plus largement, sous l'influence du management contemporain, dans des sociétés du test permanent. Explications.




Marianne: Votre nouveau livre, Test Drive, est consacré à une histoire de la notion de mise à l'épreuve et de test depuis l'Antiquité. H se trouve que le thème de votre recherche rencontre une pleine actualité en France, avec le projet de soumettre l'activité des chercheurs et des hospitaliers à des protocoles d'évaluation quantitatifs. Quelles réflexions vous inspire cette volonté d'évaluer en termes purement quantitatifs des activités comme la recherche ou le soin médical?

Avital Ronell: Il est indéniable que ce projet se fonde sur les meilleures intentions. C'est tout au moins ce que vous expliqueront ses promoteurs. Après tout, n'est-il pas légitime de vouloir s'assurer que les chercheurs et les hospitaliers exécutent le nombre d'heures pour lesquelles ils sont payés? Le problème, c'est que cette volonté d'évaluation et de vérification trahit du même coup une conception comptable de l'activité professionnelle, qui n'a fait l'objet d'aucune mise en perspective. La difficulté, c'est aussi qu'on s'imagine qu'un contrôle quantitatif pourrait être une façon juste et appropriée de vérifier la compétence et l'ardeur au travail des salariés. Les sociétés contemporaines ont beau être totalement dominées par cet impératif de la «mise à l'épreuve», il demeure une part de la réalité qui est inexaminable. Comment évaluer l'inspiration ou le talent, par exemple? Ou même la profondeur d'esprit?




En quoi d'autre peut consister cette part?» inexaminable» que vous évoquez?

A.R.: Une part rétive au test et aux évaluations, et pour laquelle celles-ci n'ont même aucun sens. C'est d'ailleurs le mérite d'un feuilleton populaire comme «Dr House» que de le rappeler pour ce qui concerne l'activité médicale. «Dr House» souligne qu'il y a une part de la réalité relevant, non du contrôle quantitatif, mais de l'intuition vagabonde. Cette intuition, c'était justement ce qui guidait les fondateurs de la médecine, à l'aube de l'ère moderne.




A quelles causes idéologiques attribuez-vous le triomphe de l'idéologie de l'évaluation Le concept de «mise à l'épreuve», que vous interrogez dans Test Drive, n'est-il pas trop général pour en rendre compte de façon pertinente?

A.R.: Chercher les causes philosophiques - ou plus exactement idéologiques - pour lesquelles l'évaluation bénéficie d'une telle faveur nous oblige, selon moi, à remonter à Heidegger. La mise à l'épreuve de tout et de tous est aujourd'hui une des modalités au travers desquelles ce que j'appelle «la métaphysique» se révèle, dans l'époque de l'après-mort de Dieu. Dans une ère où la référence à Dieu n'a plus cours, la passion de l'épreuve fonctionne comme une sorte de transcendance de substitution.




Que voulez-vous dire?

A.R: Que la passion de l'épreuve fonctionne comme une transcendance qui réduit l'ensemble de l'être, de la réalité existante, à du calculable. Exit les subtilités, les nuances ou même l'imprécision de la vie quotidienne: aucune opacité n'est plus tolérée, toutes les régions de la réalité doivent se soumettre à l'impératif du décompte chiffré. Dans Madame Bovary, Gustave Flaubert esquisse de façon visionnaire le face-à-face entre la mentalité calculatrice (représentée par M. Homais) et Charles Bovary, un médecin à l'ancienne.

De quand datez-vous le surgissement de ce que vous décrivez comme une mise à l'épreuve généralisée?

A.R: Il remonte à des temps immémoriaux, mais cela fait peu de temps que cette passion de l'épreuve est devenue une question philosophique de première importance ainsi qu'une menace majeure. Il y a toujours eu dans la modernité des signaux trahissant l'attirance pour le «calculable», cette tentation que Flaubert a incarnée dans le personnage du pharmacien Homais. Mais, à chaque fois, il y avait aussi un Charles Bovary pour s'opposer à la dérive prescriptive. En même temps, les traces de cette passion de l'épreuve sont disséminées partout, dans les sédiments de notre culture: ainsi, en Amérique, l'omniprésence de l'évaluation se nourrit d'une tendance à judiciariser la vie quotidienne - et notamment le rapport aux médecins. Comme je l'explique dans Test Drive, il appartient à celui ou à celle qui «déconstruit» les énoncés philosophiques de recueillir ces traces et de les interpréter.




En quoi le XXe siècle a-t-il été, selon vous, le siècle par excellence de la mise à l'épreuve: mise à l'épreuve de soi, et mise à l'épreuve d'autrui?

A.R: Vous posez là une question décisive. Comme je suis nietzschéenne, je tendrais à dire que le XXe siècle a été le théâtre d'une foule d'épreuves dramatiques qui ont mené à des désastres. Derrière l'obsession contemporaine de l'évaluation, on retrouve tous ces désastres du XXe siècle, en lesquels s'est cristallisée une certaine vision de l'être humain.

Certes, mais comment justifiez-vous ce lien que vous établissez entre l'évaluation et les épreuves dramatiques du XXe siècle? Ne s'agit-il pas là de deux expériences incommensurables? Et, d'ailleurs, pourquoi la volonté d'évaluer serait-elle forcément dangereuse?

A.R.: Vous avez raison d'opérer cette distinction, qui est importante et que l'on doit toujours garder à l'esprit. Mais la volonté d'évaluer a toujours été dangereuse. Lorsque les Grecs ont identifié et désigné la passion de l'évaluation, ils ont recouru à un mot - basanos - qui qualifie, à la fois, la torture et l'épreuve. Torture et mise à l'épreuve étaient, pour eux, deux réalités indissociables. Mais à leur suite, au tournant du XXe siècle, Nietzsche a pensé une mise à l'épreuve qui est avant tout, comme dans la mystique chrétienne, une mise à l'épreuve de soi. Par contraste, le XXe siècle devait fournir le modèle d'une volonté absolument irrépressible de mettre à l'épreuve les autres. C'est justement cette «généalogie» cachée de l'idée de mise à l'épreuve qui m'a captivée.




Pourquoi avez-vous accordé dans votre travail une place particulière à l'oeuvre de Kafka? Parce qu'il a pressenti que la mise à l'épreuve d'autrui allait devenir, au XXe siècle, le phénomène total que vous décrivez?

A.R.: Dans la Colonie pénitentiaire, Kafka a eu par exemple l'audace d'imaginer un appareil qui, tout ensemble, torture et met à l'épreuve. Or la particularité des résultats obtenus par ces instruments-là, c'est qu'ils sont illisibles. Leur illisibilité déjoue le «fascisme bureaucratique» qui a triomphé depuis lors, avec sa prétention à pratiquer des mesures qui seraient entièrement transparentes et dépourvues de toute ambiguïté.




Or, justement, la plupart des chercheurs, par contraste, sont prudents. A l'encontre du rêve d'omniscience et d'omnipotence, ils connaissent l ambiguïté inhérente aux résultats scientifiques...

A.R.: Nous rejoignons là le problème signalé par le philosophe Edmund Husserl dans la KrisisLa Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, d'Edmund Husserl, Gallimard (coll. «Tel»).: celui que soulève l'objectivité forcée, à laquelle tous les domaines de l'activité humaine sont assujettis. La science est le premier domaine à pâtir de cette volonté d objectivité. Elle n a plus le droit de continuer à former un couple avec la poésie. Parce que le régime de vérité contemporain veut que tout se soumette et réponde à l'appel de l'évaluation. Ce qui nous prouve au passage que l'évaluation n'est pas simplement une série de procédures et de processus - mais un rapport fondamental au monde. C'est sur ce point d'ailleurs que mes considérations sur la passion de l'évaluation rejoignent une problématique très générale de l'épistémologie contemporaine, c'est-à-dire la place faite à l'échec, aux ratés, aux détours. Dans la science contemporaine, l'échec comme tel devient interdit.

En quoi la manie de l'évaluation est-elle une variante de la«stupidité»?

A.R.: Elle implique que tout est connais- sable, calculable, programmable, même envisageable. Cette manie limite le monde et l'horizon de la créativité dans les recherches scientifiques. Désormais, les grands professionnels vont simplement devoir se plier aux exigences de l'évaluation alors même que les vraies découvertes impliquent une certaine aberration, ou tout au moins des risques et un certain goût de l'imprévisible.




Pour vous, il y a une volonté d'évaluation comme il y a une volonté de puissance. Quel est l avenir prévisible de cette passion contemporaine?

A.R.: Nous risquons de devenir tous et partout des bêtes à concours sans espoir et, comme disait Nietzsche, sans joie. Ce type de rapport à la vie pourrait amener à un sérieux appauvrissement de l'existence. Les évaluations impliquent un monde déjà en place et connaissable. Un monde dont l'incertitude inhérente à l'avenir est bannie.
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12 juillet 2009 7 12 /07 /juillet /2009 03:55






L’Europe des festivals

De Zagreb à Édimbourg, points de vue croisés

Des regards pluriels et... stimulants !


De Zagreb à Édimbourg en passant par Sibiu, Marseille ou Groningue, plusieurs chercheurs et professionnels de la culture confrontent leur point de vue sur la notion de festival, particulièrement différente selon le pays où on l’aborde.

De quelle manière les festivals ont-ils influencé la vie culturelle européenne ? Quels rôles jouent-ils dans la découverte des artistes ? Quelle impulsion offrent-ils pour conquérir de nouveaux publics ? Quelle places tiennent-ils dans les politiques culturelles de leur pays ? Favorisent-ils le dialogue interculturel ?

Textes d’Anne-Marie Autissier, Dragan Klaic, Sato Silvantu, Jean-Sébastien Steil, Katarina Pejovic, Alain Bertho, Christopher Maughan...


Préface de Bernard Foccroulle, musicien et Directeur du Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence.


Maître de conférences à l’Institut d’études européennes de Paris VIII et rédactrice en chef de Culture Europe International, Anne-Marie Autissier est considérée comme l’une des grandes spécialistes des politiques culturelles européennes sur lesquelles elle a écrit plusieurs ouvrages et articles.


 

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[···] lire un extrait : le texte d’Alain Bertho
Lieux éphémères de la mondialisation page 42 -> page 49 | 92.4 ko



L'Europe des festivals
238 pages + un cahier photos inclus en pages centrales

Anne-Marie Autissier 
septembre 2008

ISBN 9782916002095
Editions de l'Attribut

Coédition Éditions de l’Attribut - Culture Europe International, en partenariat avec l’Institut d’études européennes de Paris VIII.
- 13 euros



Une vidéo éloquente...





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11 juillet 2009 6 11 /07 /juillet /2009 03:06


L’épargne privée au secours de la dette publique ?


Sur le Monde Dipolmatique. La valise diplomatique


Un nouveau né attaché par une jambe à un monstrueux boulet qui semble destiné à écraser son petit crâne chauve : l’hebdomadaire The Economist n’a pas fait dans la nuance pour illustrer sa couverture du 13 juin dernier, titrée : « Dette : la note la plus lourde de l’histoire ». Les données publiées par les économistes du Fonds monétaire international (à qui il est arrivé de se tromper…) suggèrent en effet que, dans les dix pays les plus riches, la dette qui représentait 78 % du PIB en 2007 atteindra 114 % du PIB en 2014. Elle correspondra alors à 50 000 dollars par citoyen. Dimanche 21 juin, le ministre français du budget a prévenu de son côté que le déficit public de son pays atteindrait « entre 7 % et 7,5 % du PIB » en 2009 et que « nous serons probablement au même niveau en 2010. »

Des avertissements de cette ampleur ont évidemment pour objectif premier d’informer. Mais plus sûrement encore de commencer à faire retentir une petite alarme pour préparer les esprits à de prochaines réductions des dépenses publiques. (1) D’autres réponses existent, bien entendu, au nombre desquelles un relèvement des impôts, et en particulier l’impôt sur le revenu, de plus en plus léger, qu’acquittent les revenus les plus élevés.

Au lieu d’envisager cette solution, les mêmes sirènes poussent déjà le volume, sur le ton du « on vous l’avait bien dit ! », pour nous annoncer d’où viendra la punition pour ces plans de relance fastueux : les taux d’intérêts vont grimper, d’abord sur les dettes publiques, puis sur les dettes des entreprises, par l’effet de la concurrence que les emprunts publics feront aux besoins d’emprunt du secteur privé. Le Financial Times a la gentillesse de nous prévenir : « Les investisseurs craignent de plus en plus que l’augmentation des taux d’intérêts sur les bonds du Trésor [à dix ans], causée par les montants considérables d’émissions prévus cette année, viennent entraver une reprise économique hésitante, en poussant à la hausse les coûts des crédits et des prêts aux entreprises. » (2) C’est la vielle thèse de l’éviction de l’investissement privé par les dépenses publiques (financées par l’emprunt), lesquelles, en siphonnant l’épargne privée, feraient monter le coût des prêts et déprimeraient l’investissement privé (bon par nature).

Le moment est peut-être bien choisi pour dispenser un petit cours d’économie financière consistant à rappeler (soyons optimiste) que le niveau des taux d’intérêt sur les dettes à long terme, publiques comme privées, ont vraiment peu de choses à voir avec le flux d’épargne que les agents économiques parviennent à dégager sur une période donnée. Le marché des prêts n’est pas un marché de « flux », où l’offre d’épargne dégagée sur les revenus du deuxième trimestre 2009 rencontrerait la demande d’emprunt (pour investir) du même trimestre… avec le taux d’intérêt au milieu, lequel s’ajusterait, tel le fléau de la balance, jusqu’à ce que ces deux quantités (des flux en réalité) soient égales. Si l’on saisit cela, on n’a plus trop de mal à s’expliquer – comme cela s’est produit ces derniers mois – que le redressement des taux d’épargne des ménages, d’un côté, et le creusement des déficits publics, de l’autre, puissent aussi bien aller de pair avec une baisse des taux d’intérêts sur la dette publique qu’avec une hausse (3).

Pour y comprendre quelque chose, il faut distinguer l’épargne « courante », d’une part, et l’ensemble du stock de « patrimoine financier » accumulé par les agents économiques depuis qu’ils épargnent, d’autre part (ce patrimoine accumulé est malheureusement aussi appelé épargne : il est constitué de tous les avoirs liquides de ces agents, ainsi que de leurs actions, obligations, créances diverses, bref, de tout ce qui fait leur fortune financière).

L’épargne courante est par définition la partie de notre revenu (que l’on soit un ménage, une entreprise, un pays...) que l’on ne dépense pas en consommation, sur un période donnée. En tant que telle, l’épargne courante est bien un poison (pour les keynésiens) puisque c’est tout simplement « un trou » dans la demande globale susceptible d’empêcher l’écoulement de toute la production ayant engendré les revenus (dont une partie est précisément épargnée...). Le circuit ne se boucle pas... Du fait de l’épargne, les entreprises feraient constamment des pertes si cette non dépense n’était pas compensée par une dépense provenant d’une autre source : les dépenses d’investissement. Quand les choses vont à peu près bien, l’investissement compense plus ou moins l’épargne, comblant en partie le « trou » dans la demande globale – rarement, toutefois, au point d’assurer des débouchés suffisants pour garantir le plein-emploi.

Mais lorsque l’épargne courante augmente subitement, comme c’est le cas actuellement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (4), la seule conséquence immédiate est de déprimer la demande. Il n’y a pas de raison, en effet, que ce « trou » dans la demande encourage comme par enchantement l’investissement : ce n’est pas au moment où les entreprises voient les dépenses de consommation baisser qu’elles se disent que c’est le bon moment pour investir, même si l’épargne est abondante ! Pour les keynésiens, la logique de la dépression est exactement là : lorsque l’épargne augmente, cela n’enclenche pas une autocorrection par la reprise des dépenses d’investissement. L’investissement risque même de se mettre à baisser du fait de la baisse des carnets de commande...

Que devient alors cette épargne courante (ce flux d’épargne dégagé sur le revenu courant) ? Disons que ce flux « tombe » dans le stock du patrimoine financier des agents. Il vient rejoindre l’épargne accumulée depuis des lustres par les agents économiques (c’est le petit filet d’eau qui coule dans une baignoire déjà bien remplie). Il rejoint ce stock et il s’y mélange totalement. La question ne se pose pas à son sujet de savoir si les 100 euros que j’ai épargnés sur mon revenu du mois dernier je vais les prêter à l’Etat (qui en a justement besoin en ce moment) ou en faire autre chose. Ces 100 euros tombent dans mon portefeuille financier et viennent grossir ma fortune qui passe par exemple à 100 euros. Et – c’est là qu’il ne faut pas rater la marche – c’est à propos de l’ensemble de cette fortune accumulée que je me demande sous quelle forme je désire la détenir. Chaque jour qui passe, je peux remettre en cause la totalité des choix de placement que j’ai effectué par le passé.

Supposons que j’ai gardé 30 000 euros sous forme d’argent liquide (sur des comptes en banque) et 70 000 sous forme de prêts à l’Etat (je détiens donc des obligations de la dette publique). Maintenant j’ai 30 100 d’argent liquide et 70 000 d’obligations. Mais je peux décider ce soir même que dorénavant je vais répartir autrement ma fortune : je ne veux plus, par exemple, détenir que 10 000 en obligations et 90 100 en argent liquide ! J’irai donc vendre mes obligations en bourse, contre de l’argent (à des épargnants qui vont se faire prier pour faire la route dans l’autre sens)… ce qui fera baisser le cours de ces obligations, et donc monter le taux d’intérêt de la dette publique : puisque le taux d’intérêt est le montant des intérêts annuels payés par l’Etat, définis dans le contrat au départ, divisé par le cours de l’obligation, lequel varie au jour le jour sur le marché d’occasion.

Autrement dit, et pour résumer, je peux très bien constituer 100 euros d’épargne supplémentaire, et dans le même temps devenir très réticent à placer une part importante de ma fortune (sans commune mesure avec ces 100 euros) dans les titres de la dette publique. Mon épargne s’accroît, mais ma préférence pour la liquidité (billets de banque, avoirs en comptes courant, comptes sur livrets) augmente aussi dans le même temps (la mienne ou celle de tous mes concitoyens). Dans ce cas, les deux fléaux de l’épargne se cumulent. L’augmentation de l’épargne courante déprime la demande globale, et l’augmentation de la préférence pour la liquidité (qui s’exprime au niveau du choix de placement de tout le stock d’épargne) fait augmenter les taux d’intérêts à long terme.

Durant les premiers mois de la crise, c’est plutôt l’inverse qui s’est passé. Dans la panique financière, les épargnants ont eu tendance à préférer détenir des titres de la dette publique (jugés comme des placements assez sûrs) pour placer leur fortune, plutôt que des actions ou autre chose. Mais depuis quelques mois, ils s’inquiètent des énormes plans de relance (coordonnés) qui font que tous les Etats demandent des liquidités en même temps aux prêteurs (les épargnants). Même si ce stock de liquidité est énorme, il se peut que les épargnants soient de plus en plus réticents à vouloir l’échanger contre des obligations : ils estiment maintenant que le risque de défaut de paiement des Etats s’accroît (puisque leur dette explose). Il n’est donc pas du tout improbable de voir simultanément augmenter l’épargne courante (dans le cas présent : le taux d’épargne des ménages) et les taux d’intérêts de la dette publique.

Il faut le souligner, cette tension sur les taux d’intérêt – qui pourrait se transformer en un véritable crash obligataire – ne provient donc pas d’un manque de liquidités au départ. Elle provient uniquement des craintes, qu’elles soient fondées ou non (c’est bien le plus grave), de la part des prêteurs, au sujet de la capacité de remboursement des Etats. Mais ces craintes entraînent un désir de rester liquide (ou de fuir vers d’autres formules de placement) qui font monter les taux. Une manière d’y répondre est de fournir aux prêteurs les liquidités qu’ils demandent, au moyen de rachats directs de leurs obligations par la Banque centrale. C’est ce qu’ont prévu de faire la Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre, mais c’est ce qui est interdit à la Banque centrale européenne, en vertu de l’article 123 du traité de Lisbonne (5).

Pour être complet, et pour corser encore un peu cette leçon de macroéconomie, il faudrait ajouter qu’il n’est même pas évident que lorsque les ménages augmentent leur épargne courante de 100 euros, l’épargne totale de la société augmente de 100 euros. Cette épargne des ménages est en effet un manque à gagner pour les entreprises, qui comptaient sur 100 euros de recettes supplémentaires pour boucler leurs comptes... et qui ne les ont pas vus revenir dans leurs ventes. Du côté des entreprises, l’épargne (le profit) baisse donc de 100 euros. L’épargne courante des ménages finance dans ce cas les manques à gagner des entreprises qu’elle a créés !

Au total, le redressement de l’épargne courante est peu de chose pour le besoin de financement des dettes publiques... lequel doit s’affronter au désir des agents de prêter ou non une partie de toute leur fortune à l’Etat. Et pour l’heure, les deux fléaux de l’épargne se prêtent main forte : en déprimant la consommation et en faisant peser le risque énorme d’une envolée des taux d’intérêts.

 


 

Laurent Cordonnier

(1) L’Administration Obama est déjà en train de revenir sur son ambitieux projet d’étendre la couverture maladie aux 47 millions d’américains qui en sont aujourd’hui dépourvus, ceci parce qu’une réforme « qui accroîtrait le déficit du programme de santé public n’est ni souhaitable ni faisable. » Voir : « US health reforms focus on cost control », Financial Times, 22 mai 2009.

(2) « Surge in US bond yields sparks concern », Financial Times, 11 juin 2009.

(3) Le rendement des bons du Trésor américains pour des prêts à 10 ans est passé de 4 % en novembre 2008, à 2 % en décembre, pour remonter à 4 % le 18 juin 2009.

(4) Le taux d’épargne des ménages américains est passé subitement de 4,5 % à 5,7 % de leur revenu disponible, entre mars et avril 2009. Celui des Britanniques, qui était de 1,7 % au troisième trimestre 2008 a bondi à 4,8 % le trimestre suivant.

(5) Même s’il est vrai que la profondeur de la crise fragilise chaque jour un peu plus les vieux principes orthodoxes. Lire Frédéric Lordon : « Fin de la mondialisation, commencement de l’Europe ? », Le Monde Diplomatique, juin 2009.

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10 juillet 2009 5 10 /07 /juillet /2009 03:25

La déprime des opprimés

Auteur : Patrick Coupechoux

Seuil

Le Mot de l'éditeur

Les chiffres sont éloquents : des millions de personnes souffrent aujourd'hui d'anxiété, de phobies, de dépression. La souffrance psychique n'est plus un phénomène marginal, elle est devenue un phénomène de masse en France, touchant toutes les catégories de population.Ce constat numérique demande à être interprété pour être apprécié. C'est l'objectif de cette enquête qui s'organise autour de trois axes principaux :- identifier et décrire la souffrance psychique de masse, très différente des maladies mentales « traditionnelles » selon les psychiatres, à partir d'enquêtes de terrain auprès de professionnels du soin, d'associations, d'entreprises, etc. ;- proposer des explications à ce phénomène dont la cause première semble être le travail, à la fois à travers les conditions objectives qu'il impose (stress, menace économique, licenciements, etc.) et par son absence, pour ceux qui ont perdu leur emploi, ou n'en trouvent pas ;- analyser et souligner les limites de cette pathologisation du travail en se penchant sur ses enjeux politiques : est-ce que la souffrance au travail, vécue comme inévitable, ne cache pas ce qui, dans l'évolution de notre société, est également cause de l'augmentation de la souffrance psychique, d'une précarisation des esprits ?

Patrick Coupechoux collabore au Monde diplomatique. Il a récemment publié, au Seuil, Un monde de fous (2006), une enquête neuve et bouleversante sur le monde psychiatrique français, qui reste une référence.

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9 juillet 2009 4 09 /07 /juillet /2009 03:04





II

PAMIEUX

 

Notre vie recommença dans la petite ville où mon père avait choisi de poser nos valises : Pamieux.

— Pourquoi Pamieux, pourquoi pas Mirepoux ou Foix ?

— Pamieux.

— Bien. Ma douleur reprend vie.

— Tu dis quoi ?

— Rien.

— Je t’ai pourtant entendue.

— De toute façon, tu as choisi, non ?

— J’ai choisi.

— Bien. Ma douleur reprend vie.

A peine arrivée, j’eus le pressentiment que rien de bon ne pouvait nous attendre dans cette ville.

— On ne va pas s’installer ici. Tu sais bien que c’est ici... gémit maman.

Papa l’arrêta sèchement.

— Justement. Si on veut recommencer à zéro, il faut tirer un trait sur cette histoire. Nous ne sommes pas responsables des conneries de nos parents.

— Pour toi, c’est facile à dire ! Mais pour moi...

— C’est du passé, je te dis. Et puis, moi, j’avais beaucoup de clients qui venaient d’ici.

Maman pâlit.

— Tu ne vas pas recommencer ?

— Recommencer quoi ? Tu ne vas pas croire ce que disait ce torchon ? Tout ça, c’est la faute au nouveau boulanger. Il a allumé la rumeur.

— Rien n’est jamais de ta faute ! Je n’aurais pas dû me marier avec toi ! dit ma mère en s’effondrant en sanglots quand elle découvrit l’appartement minuscule que Papa avait trouvé dans le quartier du La Loumette. On y logea à l'étroit dans un rez-de-chaussée peu éclairé.

— Domingo ? c’est... c’est... étroit.

— T'es marrante, tu crois que c’est facile à dégotter. Je te rappelle que nous recommençons notre vie à zéro !

— La faute à qui ?

— La ferme ! Quand la boulangerie sera revendue, nous déménagerons !

— Qui veux-tu qui rachète une maison dans ce trou perdu ? En attendant, on fait comment ? Je dors dans le placard ?

— Oh, je vais vous en faire de la place, et tout de suite !

— ???

— Je vais gîter ailleurs, t'es contente ? T’auras toute la place du monde !

 

La Loumette était un quartier ancien avec de jolies façades à colombages. Il y avait un parc magnifique. Les canards y barbotaient à leur aise. Alors pourquoi pas moi, l’aigle descendu de sa montagne ? Heureuse comme un canard à Pamieux, telle serait ma nouvelle devise.

Pamieux, pas pire ! Bien sûr, notre trou à rats n’avait rien à voir avec la boulangerie, nichée dans la montagne avec son toit d'ardoises, qui fleurait le pain chaud et la brioche.

Mais le balcon de fer forgé qui ornait la fenêtre de ma chambrette surplombait le canal qui baignait les vieilles bâtisses. J’y passais des heures accoudée à la balustrade, à jeter du pain aux colverts qui passaient à la queue leu leu. Je rêvais de gondoles et de gondoliers sous ma fenêtre. Après le petit pont, le canal s'enfonçait sous des saules pleureurs. Je m’y réfugiais les jambes repliées sous moi, pour y lire, enivrée par le parfum des fleurs, un roman de Louis Claeys qui racontait l’histoire de cette ville au début du siècle, au temps où la sirène de l’usine rythmait la vie de ce quartier.

 

Papa était reparti à peine arrivé pour chercher du boulot.

— Dans la boulangerie, il y a du travail partout.

Il revint, à l’aube, ivre.

— Tu as trouvé quelque chose ? Tu as bu ? C’est quoi ce parfum ? Avec qui tu étais.

Comme, il ne répondait pas, elle éclata.

— Je n'en peux plus, Domingo ! je n'en peux plus ! Tu ne respectes même pas tes enfants.

— Tais-toi, femme. Tout est de ta faute et tu le sais bien !

— Comment de ma faute ? c'est moi qui t'ai demandé de te saouler, de me tromper et de faire, en plus, des affaires douteuses ?

— Tu ne m'as jamais aimé. Tu n'as jamais eu pour moi la moindre marque de respect. Tu m’as utilisé pour foutre le camp de chez papa-maman, tu t’es fait faire un enfant pour m’attacher mais tu me l’as fait payer pendant bientôt vingt ans !

— Tais-toi, tais-toi et va- t-en va-t-en loin de nous que l'on ne te revoies plus jamais.

— Et bien vois-tu, tu viens de prononcer la seule parole sensée de notre vie de couple !

Il ouvrit la porte.

— Où vas-tu ?

— Chez Esmeralda, une jeune femme ravissante que j’ai retrouvée. Rappelle-toi, une jolie rousse qui nous livrait de la marchandise là-haut. Elle m’a promis un boulot. De toute façon, je ne pouvais pas rester ici. Je ne vais pas dormir sur le canapé, non ! Les enfants ont besoin d’une chambre. Vous serez plus à l’aise sans moi. J’ai perdu l’habitude de me coucher tôt.

Maman s’effondra pour de bon.

— Tu vas vivre avec cette Esmeralda ? demandai-je à mon père. C’est une blague ?

— Non, ma belle Alys, c’est la vie. Un jour, on perd tout. Le lendemain, jackpot ! Vous êtes grands maintenant Tom et toi, vous n’avez plus besoin que papa vous tienne la main. Quand votre mère aura revendu le fonds, elle aura de quoi voir venir et vous offrir l’université. Adieu !

Plus tard, j’appris que papa avait cherché du travail dans toutes les boulangeries de la ville et même celles des villages voisins. Hélas, tout le monde avait lu les journaux. Il avait eu beau protester qu’il n’était pas coupable, même ceux qui avaient le besoin urgent d’un commis ne l’avaient pas engagé. C’est en faisant le tour des restaurants pour y trouver une place à la cuisine qu’il avait croisé son Esmeralda. Il la connaissait bien. Elle lui livrait le talc qu’il mélangeait à la cocaïne.

— Ma belle Esmeralda, c'est la poisse noire, la poisse !

— Mon petit lapin, je suis là, moi.— Esmeralda… t'es libre ?

— Un salaud qui m'a plaquée… Et ta femme ?

— Madame la sainte vertu, ses jérémiades, elle me casse et j'en peux plus.

 

Maman espéra durant plusieurs jours qu’il reviendrait, puis se décida à aller à son tour chercher du travail. Elle était confiante. Elle présentait bien.
Mais quand elle réapparut, une grande tristesse voûtait ses épaules.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je me suis fait jeter.

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules.

— Notre famille est maudite !

Brutalement, maman voyait son existence basculer dans une cruelle débâcle. Même si elle ne l’avait jamais dit ni montré, elle avait été fière d'être la femme du bon boulanger qu’était mon père. Même si sa clientèle n’était guère huppée, elle avait aimé l’accueillir et la servir avec le petit plus qui faisait que chacun repartait avec la chaleur du pain frais dans la main et un petit mot d’encouragement

Sobre et élégante, elle se déplaçait avec prestance des rayons à la caisse, sans jamais laisser percevoir le poids des heures qui gonflait ses jambes. Son intérieur était méticuleusement entretenu et les meilleures clientes étaient invitées à y prendre le thé.

Et voilà qu'elle arrivait dans un placard en rez de chaussée, sombre, humide, dépouillé de tout, dans lequel elle aurait eu honte de faire entrer sa pire ennemie !

Chaque matin, pendant une semaine, elle s’arrangea devant une petite glace toute jaunie, prit une grande bouffée d'air dans sa poitrine pour se donner du courage, et partit à la recherche d'un travail.

Pousser des portes pour elle qui était née avec une situation toute faite, la gageure était énorme. A la première sonnette, au premier entrebâillement de porte, sa poitrine se serra.

Elle avait décidé de reprendre son nom de jeune fille. Elle le regretta vite. A peine, se présentait-elle, les visages se fermaient.

— Bonjour, je m’appelle Clotilde Cazaban, j’ai de l’expérience dans le commerce...

— Cazaban ?

Les refus secs et nets lui glaçaient le dos.

Le troisième jour elle entra dans une modeste boutique de fleuriste.

— Du travail ? Une toute petite seconde, je vais chercher ma mère.

La patronne arriva, une maîtresse femme au visage grave.

— Bonjour madame… heu...

— Cazaban. Clotilde Cazaban.

— Cazaban, je me disais aussi. Votre visage me disait quelque chose J’ai bien connu Alice, vous savez. Son père tenait un hôtel place Sainte-Madeleine. Vous êtes sa...

— Petite-fille !

A l'énoncé du prénom de sa grand-mère, Clotilde blêmit, c'était comme si tout son sang s’était retiré de son visage.

Elle se tenait toujours debout, digne, comme de marbre, les poings serrés dans les poches de sa veste.

— Ah ! Je suis désolé. Je ne pourrai rien faire pour vous. Les gens n’ont pas oublié. Hélas, à la fin de la guerre, il s’est passé des choses pas bien belles. A Pamieux, les murs se souviennent.

— Mais mon grand-père a été ...

— Le mien a été fusillé, mon oncle déporté... Ils les ont torturés sauvagement.

La dame prit une rose rouge, alla chercher le poing crispé de Clotilde, lui glissa la fleur dans sa main.

— Désolée, je ne puis vous être d'aucun secours. Votre grand-mère n’était pas une mauvaise femme mais on dit que sa mère assistait à tout....

Maman sortit effondrée, la malédiction collée à la peau. Elle, elle se sentait « mauvaise femme

Elle sonna chez le premier médecin de quartier qu’elle trouva, un vieil homme rondouillard et affable. L'entrevue fut brève, les mots n'arrivant plus à sortir de la gorge de ma mère.

— Chère madame, lui dit-il, vous êtes à bout. De suite, je vous prescris un antidépresseur, un tranquillisant et un somnifère. Prenez bien ce traitement, et dès que vous en avez la force, revenez me voir pour parler. J'insiste, je veux vous revoir sous peu. Nous envisagerons un traitement plus adapté. A quel nom fais-je l’ordonnance ?

Maman hésita.

— Cazaban...

— Ah, vous êtes une Cazaban ? Je comprends mieux. Je suis le docteur Labro. Ce nom ne vous dit rien ? Non, bien sûr... Un collègue du Rotary m’avait en effet raconté que quelqu’un de sa famille était revenu. Je comprends mieux. Vous avez du cran. Vous avez l’intention de rouvrir l’affaire ?

— N... non !

— Vous n’avez pas de chance, un article vient justement de sortir sur cette période trouble.

Tenez. Vous le lirez. Les noms sont occultés mais les faits sont là.

— Je ne sais rien de tout cela. Vous ne voulez pas m’en dire plus.

— Que vous dire sans vous blesser davantage. Dans toute l'Ariège, les semaines précédant la Libération virent des combats sanglants entre maquisards et allemands. Plusieurs villages traversées par l'armée en déroute connurent des jours d'horreur avec pillages, viols, incendies et prises d'otages. Les atrocités commises tant par les Allemands, que par leurs alliés et complices ou autres PPF, les représailles collectives et les exécutions sommaires, comme celles du sénateur Laffont ou son ami le docteur Labro... mon père...

— Votre père ? Je suis désolée.

— Oh, vous n’y êtes pour rien. Ces événements, vous disais-je, créèrent une psychose de haine, et provoquèrent des fractures irréductibles au sein de la population de Pamieux. La violente épuration qui s’ensuivit fut moins due à des résistants véritables qu'à des individus auxquels la Libération fournissait l'occasion de faire oublier une coupable indulgence envers Vichy et l’occupant... Votre grand-mère s’est retrouvée au milieu de ce maelström et l’a payée cher pas tant pour ce qu’elle avait fait que pour ce qui s’était passé dans l’hôtel que tenait son père. Après sa condamnation au bagne, le bonhomme fut plus ou moins réhabilité, il put prouver qu’en réalité, il travaillait pour les Anglais, mais le mal était fait, votre famille avait disparu de la région, et on n’arrête pas une rumeur d’un claquement de doigts. Je ne pourrai rien vous dire de plus, seulement vous conseiller de repartir d’où vous venez.

— Je ne peux pas.

— Alors faites vous discrète. Pamieux n’aime pas son passé. Les bétonneurs rasent à tout va et recouvrent l’histoire sous des parkings et des immeubles bon marché.

 

Les jours passèrent. Maman ne se levait plus. Elle doubla, puis tripla les doses prescrites. Elle s'endormait avec ses plaquettes de pilules bien serrées dans sa main. Elle s'éveillait parfois, juste le temps de boire une gorgée d'eau à la carafe posée sur son chevet. Jusqu'au jour où, avec détermination, de plus en plus au fond du désespoir, elle avala les médicaments qui lui restaient encore. Elle se laissa partir. C'était doux, c’était bon, très bon, l'ultime soulagement qu'elle s'accordait enfin. Le néant.

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8 juillet 2009 3 08 /07 /juillet /2009 03:18



« Démarchandiser pour avancer vers le socialisme »

Entretien avec Emir Sader (l’Humanité)

 

L’élection d’Hugo Chavez en 1998 au Venezuela date un basculement quasi général du continent à gauche. Quels sont les facteurs à même d’expliquer ces victoires à répétition ?

Emir Sader. Apparemment ces facteurs sont contradictoires mais, d’un point de vue dialectique, la racine fondamentale est le rejet du néolibéralisme. Durant les années 1990, l’Amérique latine n’a pas été seulement le berceau du néolibéralisme mais son paradis. À cette époque, le continent a la gueule de bois. La réaction épidermique des mouvements radicaux contre le néolibéralisme a conduit à déloger du pouvoir les gouvernements de cette mouvance. On assiste à une réaction populaire contre la politique de la concentration de la rente et de l’exclusion sociale.


Comment ce continent est-il devenu le laboratoire du modèle hégémonique ?

Emir Sader. Les dictatures militaires et les gouvernements de droite ont cassé la capacité de résistance du mouvement populaire. C’est sur cette brisure qu’ils ont construit l’hégémonie libérale. Aujourd’hui, l’Amérique latine a radicalement changé. Jamais la gauche ne s’est retrouvée en meilleure situation. Ce ne sont pas des accidents électoraux mais la généralisation du sentiment de rejet du néolibéralisme. Lors de la prise de fonctions de Fernando Lugo au Paraguay, The Economist a publié un éditorial dans lequel il affirmait qu’il n’y aurait plus de victoire de gouvernements de gauche. Selon ce journal, avec la crise, l’agenda des conservateurs redeviendrait prioritaire avec des sujets, propres à la droite, comme l’ajustement fiscal. Cette analyse s’est révélée erronée avec la victoire de Mauricio Funes au Salvador. Le Front Farabundo Marti (FMLN), comme les autres guérillas, a compris que la fin du monde bipolaire rendait impossible une victoire militaire. Ces guérillas ont donc entamé un processus de transition vers la lutte institutionnelle.

Au Salvador, l’accumulation des forces politico-militaires s’est transformée en un véritable outil institutionnel. Les succès électoraux ont presque été immédiats. Mauricio Funes a déclaré que le président brésilien était une référence importante. Mais il a également annoncé qu’il allait entrer dans l’Alba (1). On le sait, la révolution se fait contre le capital.

En Amérique latine, un gouvernement se construit contre les schémas. Et en Amérique centrale, la chose est encore plus compliquée en raison de l’économie dollarisée. Ce continent est le seul endroit où il existe des processus d’intégration régionaux relativement autonomes des États- Unis. La ligne de démarcation ne se situe pas entre une bonne et une mauvaise gauche, comme veulent le faire croire les médias, mais entre les gouvernements qui ont signé des traités de libre-échange (TLC) et ceux qui sont pour l’intégration.


Néanmoins, des différences notables existent, par exemple entre les gouvernements du Venezuela et du Brésil…

Emir Sader. Très clairement. Ce sont des différences qui se posent à l’intérieur du champ progressiste en termes de pour ou contre le processus d’intégration régionale ou le traité de libre-échange. Le Brésil a joué un rôle très important dans le rejet de l’Alca (2). Chez les pays qui ont opté de manière prioritaire pour l’intégration régionale, certains sont en rupture avec le modèle dominant : Équateur, Bolivie, Venezuela. Les autres ont une politique d’héritage au sens de maintien des éléments hégémoniques du capital financier. Mais ils ont aussi repris l’idée de développement, et surtout amorcé une politique sociale et extérieure différente. Dans le cas du Brésil, il a gardé des aspects importants du modèle hégémonique avec l’agrobusiness. C’est un gouvernement contradictoire.


Justement, comment ces contradictions sont-elles perçues par les forces sociales qui ont porté ces gouvernements de gauche ?

Emir Sader. C’est un mouvement contradictoire avec des secteurs de gauche et des secteurs de droite. Il faut s’allier aux secteurs de gauche pour lutter contre les secteurs de droite. À mon avis, c’est ça la position juste. Il existe une autre vision de l’ultragauche qui consiste à dire que des gouvernements de gauche sont les meilleurs administrateurs du néolibéralisme parce qu’en plus ils ont un soutien populaire.


Comment les forces de gauche et les mouvements sociaux sont-ils parvenus à s’entendre pour remporter des présidences ?

Emir Sader. Il y a une meilleure compréhension de la nouvelle dynamique de la lutte sociale, politique, historique. Si l’on prend le cas de la Bolivie, l’apparition du mouvement indigène, comme sujet central, a été fondamental. Il s’agit en fait d’une nouvelle compréhension théorique du sujet. Le vice-président de la Bolivie, Alvaro Garcia Linera, a écrit un article fondamental de ce point de vue. Il y fait la critique de l’économicisme de la gauche traditionnelle en Bolivie. Celle-ci s’adressait aux Indiens en leur demandant de quoi ils travaillaient. « De la terre ? Alors tu es un petit paysan, allié vacillant de la classe ouvrière. » C’est-à-dire qu’il y avait exclusion de l’identité séculaire – Aymara, Guarani, Quechua. Qui plus est, l’analyse était d’autant plus fausse que le travail de la terre des Indiens n’est pas individuel mais communautaire. Le changement de cette vision a permis la construction y compris du MAS (Mouvement au socialisme, le parti d’Evo Morales).


Quel a été le rôle des courants dits plus traditionnels – marxistes, théologie de la libération, féministes ?

Emir Sader. Les mouvements sociaux ont été le principal protagoniste de la résistance au néolibéralisme. Ils ont été prédominants dans les années 1990, à partir des crises économiques comme au Mexique en 1994, au Brésil en 1999, en Argentine en 2001. Ils ont ouvert une période de contestation du modèle hégémonique qui a permis l’émergence d’une alternative. L’élection d’Hugo Chavez en est symptomatique. Les mouvements sociaux qui sont parvenus à se poser la question de la construction gouvernementale ont un fait un bond un avant. Ceux qui sont restés au niveau de la résistance, et n’ont pas rétabli des rapports avec la politique pour disputer le pouvoir hégémonique, se sont essoufflés, voire ont presque disparu.


Quels sont désormais les principaux défis de la gauche ?

Emir Sader. La question centrale est la lutte anti-néolibérale. Elle peut déboucher sur le socialisme et acquérir une dynamique anticapitaliste dans la mesure où l’on procédera à la « démarchandisation » de cet ordre économique. Il s’agit pour les gouvernements de réorganiser l’État et la société autour de la sphère publique et d’ouvrir l’universalisation des droits. Aujourd’hui le plus grand acquis que nous avons en Amérique latine est l’Alba. À l’intérieur de cet ensemble, le commerce ne se fait pas au prix du marché mais selon le commerce juste. Chaque pays donne ce qu’il a et reçoit ce dont il a besoin. Les échanges entre le Venezuela et Cuba sont exemplaires : la médecine sociale cubaine n’a pas de prix, tout comme les programmes d’alphabétisation, le sport. Dans le même temps, Cuba a reçu du pétrole vénézuélien. Le journal de droite argentin, la Nacion, relevait que 18 000 Argentins sont allés dans un hôpital bolivien pour se faire opérer gratuitement des yeux par des médecins cubains dans le cadre de l’opération Miracle (3). C’est ça la solidarité et la complémentarité. L’Alba est l’espace de l’alternative à l’Organisation mondiale du commerce.


Et concernant l’intégration régionale ?

Emir Sader. Il y a eu une très importante réunion de la Banque du Sud. Elle démarre. La monnaie commune avance pour surmonter les mauvaises alternatives de type protectionniste national qui diminuerait les échanges. Il faut protéger la région dans son ensemble, surtout les pays faibles plus durement frappés par la crise. C’est là une voie. L’autre est d’aider à construire une alternative du sud du monde. Nous sommes les globalisés. Le sud du monde devrait se réunir pour avancer sa solution à la crise.

Entretien réalisé par Cathy Ceïbe

 

 

Emir SADER
Sociologue et philosophe brésilien, il est l’un des fondateurs du Forum social mondial. Il analyse les facteurs qui ont contribué aux victoires de la gauche en Amérique latine.

 

(1) Alba : l’Alternative bolivarienne pour les peuples des Amériques est composée de six États (Cuba, Bolivie, Dominique, Honduras, Nicaragua, Venezuela ; l’Équateur est observateur). Elle repose sur une répartition équitable des biens, services et ressources dont dispose chacun des États membres.

(2) Zone de libre-échange englobant l’ensemble du continent voulue par les États-Unis mais en échec.

(3) L’opération Miracle a été lancée en 2004 par Cuba et le Venezuela. Destinée aux Latino-Américains sans ressources, elle a permis d’opérer gratuitement des yeux un million et demi de malades. Depuis, les cliniques ont essaimé.

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7 juillet 2009 2 07 /07 /juillet /2009 03:09

Conférence de Bendung 1955 Indonésie. Chou en Lai, Soukarno et Nasser


« Adieu aux illusions, il faudra un autre Bandung »

Samir Amin

Entretien avec Roberto Zanini

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Sur Comité Valmy

Nous avons rencontré Samir Amin à Madrid pour la « Conférence internationale sur la crise systémique du capitalisme » organisée par l'Université Nomade, dirigée par Carlos Pietro et hébergée par le Museo Reina Sofia (qui expose « Guernica »).

Que va-t-il arriver dans un avenir proche ?

Cette crise va continuer et devenir plus profonde. Même si le système financier était restauré en deux ou trois ans, la situation ne changera pas, le système ne sortira pas de la crise, il pourrait même s'effondrer à nouveau. Nous allons vers une période similaire à ce qui s'est produit au 20ème siècle, une période de chaos, de guerres, de révolutions, d'explosions.

Tu parles de changements violents.

D'instabilité et de chaos. La question est : quelles sont les possibilités et les conditions, dans ce chaos, pour avancer sur la longue voie de la transition vers le socialisme ? Je pourrais dire du communisme, mais appelons-le socialisme global. Et plutôt que révolutions je préfère dire avancées révolutionnaires, qui peuvent être battues ou préparer des changements plus profonds.

Où et comment ?

Je dirais, avec optimisme, plutôt au sud, où l'approfondissement de la crise va délégitimer sinon l'ordre capitaliste, du moins l'ordre impérialiste. D'aucuns pensent pouvoir atteindre un capitalisme national relativement autonome, capable de négocier avec ce qui peut être défini comme l'impérialisme collectif de la triade (USA, Europe et Japon). Qui est l'illusion de la Chine et de sa classe dirigeante, mais plus encore celle de l'Inde et du Brésil.

La Chine peut-elle être une partie de la solution ?

La Chine d'aujourd'hui est une partie du problème mais je pense qu'elle peut devenir une partie de la solution. Elle peut jouer un rôle je ne dirais pas de guide mais de participation active pour obliger l'impérialisme global à reculer. Cela ouvrirait des espaces pour un développement au-delà du capitalisme, sur la longue route de la transition socialiste.

Une nouvelle hégémonie, au sens gramscien du terme ?

Absolument pas. Les hypothèses sur l'hégémonie chinoise sont corrélées à la longue histoire dans laquelle l'impérialisme a été décliné au pluriel : des pouvoirs impérialistes, au pluriel, en conflit continu entre eux. La classe dirigeante chinoise sait qu'elle n'a pas le pouvoir et la possibilité de devenir hégémonique, ce qu'elle veut c'est devenir un partenaire respectable. L'approfondissement de la crise leur prouvera que ce n'est pas possible, ils devront évoluer vers le rétablissement d'un équilibre à l'intérieur de leur propre pays, et ensuite chercher, avec le sud, à affronter le nord face à face. C'est leur projet : globalisation sans hégémonie.

De quel sud parles-tu ? Venezuela, Bolivie et Equateur, c'est-à-dire de pays avec des gouvernements considérés comme radicaux, ou du sud en tant que tel ?

Le sud a toujours été hétérogène et le plus souvent divisé. Il n'a existé en tant que tel que dans le moment de Bandung, de 1955 à 1975. Il est à nouveau divisé et ses classes dirigeantes ne pensent pas encore en termes de front du sud. Y compris le Brésil qui doit sortir de l'illusion de pouvoir être accepté comme partenaire respectable par les USA et par l'impérialisme collectif, de l'illusion de pouvoir contrebalancer la dépendance des USA en approfondissant la relation avec l'Europe. La lutte de classes et la protestation des victimes, des classes populaires, peuvent obliger des pays comme la Chine et le Brésil à des « avancées révolutionnaires » sur la longue voie vers le socialisme. Ce qui signifie, mais bien sûr dans de nouvelles circonstances, un remake de Bandung. La conférence de Bandung (qui avait réuni le « mouvement des non-alignés » en 1955, en Indonésie, Ndr) obligea le système impérialiste de l'époque à s'adapter, à ouvrir des marges non seulement de manœuvre mais aussi de développement. Les avancées révolutionnaires d'Amérique latine auxquelles tu fais allusion s'inscrivent elles aussi dans cette perspective.

Tu fais le pari d'un nouveau Bandung ?

C'est mon argument principal. Cependant s'il n'est pas accompagné aussi d'avancées révolutionnaires, cette fois-ci au nord, et en particulier en Europe, il en résultera une situation très dangereuse. Pourquoi ? A cause de la nouvelle dimension des problèmes, parce que les principales ressources naturelles sont aujourd'hui assez rares pour ne plus êtres données comme étant garanties. Pour pouvoir garder son opulence, l'impérialisme ne dispose plus d'instruments de domination efficaces : celui du capital financier est factice, celui de la super protection de ce qu'il appelle sa propriété intellectuelle est vulnérable etc…. Et rien ne fonctionnera sans le succès de son projet de contrôle militaire de la planète, un projet de guerre permanente.

Une lutte armée pour les ressources ?

Ça c'est ce que la classe dirigeante des Etats-Unis a choisi depuis 1980, et intégré systématiquement avec Reagan, Bush père, Clinton et Bush fils. Et maintenant Obama. Et les Européens l'ont accepté, conscients de ne pas avoir d'alternatives. L'affrontement entre le nord et le sud est destiné à devenir de plus en plus agressif et il n'y a plus d'URSS, c'est-à-dire un contre pouvoir militaire. Le revival de la gauche radicale en Europe devient décisif, et aujourd'hui l'approfondissement de la crise en offre la possibilité.

Possibilité ? La gauche radicale a disparu.

Elle a disparu à cause de l'extrême concentration du pouvoir économique et politique dans les mains de ceux que j'appelle les oligarchies, dominantes aux Etats-Unis, en Europe et au Japon qui, pour la première fois dans l'histoire, contrôlent tout le système économique. Ils contrôlent les ressources, la finance, la technologie, la culture, la politique, en termes électoraux ce sont les boss, et de la droite et de la gauche. Mais de ce fait, à présent, il existe un espace pour des alliances larges anti-oligopolistiques et anti-ploutocratiques, au moins en Europe. Aux USA, je ne crois pas, parce que, là, la culture du pseudo consensus est dominante. Ce n'est en fait pas une surprise que le G20 ait été immédiatement suivi du sommet de l'OTAN, en mai à Strasbourg. Le G20 a été une mascarade totale, avec Obama, Brown, Sarkozy et Merkel, tous totalement d'accord sur un seul objectif : restaurer le système financier tel qu'il était. Et c'est là qu'arrive l'OTAN : la seule décision prise n'est pas celle de commencer le retrait du Moyen-Orient mais de renforcer l'action militaire en Afghanistan. Cela signifie qu'ils ont choisi, qu'Obama a choisi, la ligne dure de Bush.

Choix temporaire ou définitif ? Je le demande parce que, ces guerres, Obama en a hérité.

Le choix d'Obama est celui de l'establishment dominant. Bush a été si brutal et stupide qu'il a rendu difficile la légitimation de ses choix ; Obama ne sort pas de ces choix mais les présente différemment. C'est quelqu'un de dangereux, très dangereux, en particulier pour les Européens qui ont à son égard une attitude très naïve.

Que penses-tu du rapport de la commission ONU conduite par le prix Nobel Stiglitz ?

Ça a été ce à quoi je m'attendais : rien. Peut-être, et je dis bien peut-être, comprennent-ils que restaurer le système implique de se préparer à abandonner l'instrument financier exclusif que représente le dollar (ou plutôt : le pétro-Cia-arméeUSA-OTAN-dollar) pour une nouvelle formule plus complexe. Stiglitz imagine que les oligopoles pourraient renoncer à leurs super profits. C'est naïf. Les oligopoles ne renoncent pas aux super profits, sauf s'ils y sont contraints, et pour les y contraindre il faut abolir leur gestion privée et mettre en route leur socialisation.

Qui peut les y contraindre ?

Le sud, le mouvement global, les peuples du nord.

Il y a quelques années, le New York Times avait appelé le mouvement global « la seconde super puissance ». Qui, à présent, semble disparue, au moins en Occident.

Ils voulaient l'affaiblir, pour que le mouvement reste ce qu'il est - fragmenté, dépolitisé et du coup peu efficient- en sorte que la protestation des victimes continue à rester maniable. Les mouvements en lutte doivent produire des alternatives positives, que je pourrais résumer par « mettre en déroute la gestion mondialisée impérialiste promue par l'OMC, mettre en déroute le contrôle militaire de la planète par les USA et leurs alliés subalternes de l'Otan »… C'est possible parce que les victimes ne sont plus seulement des travailleurs qui perdent leur emploi mais aussi la classe moyenne, et beaucoup de petites et grandes entreprises soumises par force à l'oligarchie, à travers la finance et l'accès limité aux ressources naturelles.

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6 juillet 2009 1 06 /07 /juillet /2009 03:02


Une crise née de la déflation salariale

par Michel Rogalski


L’économiste Michel Rogalski constate « la faillite d’un mode de croissance et d’un mode d’accumulation : endetter les gens après les avoir appauvris. » Pour lui, « l’économie d’endettement mise en place depuis 25 ans », rendue nécessaire pour compenser la déflation salariale née de la mise en concurrence mondiale, a mis fin au « compromis implicite qui régnait sur un territoire donné entre travail et capital et qui faisait en sorte que la grosse firme puisse écouler la marchandise produite auprès de consommateurs disposant d’un pouvoir d’achat suffisant. »


Par Michel Rogalski, Économiste, CNRS-EHESS (extrait)

Cette crise que bien peu ont vu venir, notamment parmi ceux qui avaient prophétisé un peu hasardeusement la « fin de l’Histoire », trouve son origine dans l’économie d’endettement mise en place depuis 25 ans à l’échelle du monde et qui favorise ceux qui ont un excédent d’épargne et pénalise ceux qui n’en ont pas. C’est également vrai de la dette publique. Avant d’être un transfert intergénérationnel c’est une ponction réalisée dans l’instant présent par les riches sur le dos des pauvres et qui participe donc à l’aggravation des inégalités. Bref, on a forcé les pauvres à s’endetter alors qu’on savait bien qu’ils ne pourraient pas rembourser. C’est la faillite d’un mode de croissance et d’un mode d’accumulation : endetter les gens après les avoir appauvris.

Ce modèle de développement s’est répandu dans le monde occidental depuis la période Reagan/Thatcher. C’est celui de la déflation salariale. Partout le partage de la valeur ajoutée entre profit et salaires s’est fait au détriment des seconds alors même que la proportion des salariés était croissante. Cet appauvrissement des familles s’est doublé de leur endettement nécessaire au maintien du système. L’extrême diffusion des cartes de crédit aux États-Unis a encore accentué le phénomène.

Cette déflation salariale reflète la lente dégradation d’un rapport de force entre capital et travail qui mine l’ensemble des pays de l’OCDE. Elle accompagne la phase qui s’est ouverte au début des années 80 où l’on vit se mettre en place tout à la fois au Nord les politiques d’austérité et au Sud les plans d’ajustement structurel. Deux visages d’une même démarche qui aida fortement à la prise de conscience de solidarités à l’échelle du monde. Car au Nord, la victime des politiques d’austérité remettant en cause les acquis constitués comprend spontanément le sens des luttes de ceux qui, au Sud, combattent les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI. Il s’agit de luttes dont la convergence est d’emblée perçue et dont la disparité dans la situation des acteurs ne fait pas obstacle à leur mise en relation.

Mais tout ceci ne fut rendu possible que grâce à la poussée d’une vague de mondialisation qui bouscula tout sur son passage. La déflation salariale s’obtint par la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle du monde en rapprochant capital et bas salaires que ce soit à coups de délocalisations ou par l’organisation de flux migratoires. Ainsi fut mis fin à un compromis implicite qui régnait sur un territoire donné entre travail et capital et qui faisait en sorte que la grosse firme puisse écouler la marchandise produite auprès de consommateurs disposant d’un pouvoir d’achat suffisant. Dès lors que l’horizon devenait planétaire, la firme multinationale pouvait s’émanciper du contexte social car seul comptait son chiffre d’affaires. Et s’il pouvait être réalisé à l’export, alors qu’importait la fermeture des bassins d’emplois et la montée du chômage.

Le chiffre d’affaires devenant mondial on pouvait dégrader l’emploi, casser des secteurs d’activités, démanteler des territoires. Il s’agit de penser mondial en s’émancipant des réalités nationales. Ce libre-échange entre régions de niveau inégal n’organise pas une vraie concurrence entre entreprises qui doit se jouer sur la meilleure efficience technique, mais entre des régions et des pays, c’est-à-dire entre des environnements sociaux, fiscaux ou environnementaux. On théorisa ainsi qu’une rationalité mondiale qui accompagnait le phénomène ne pouvait être que d’essence supérieure à toute logique nationale. L’autonomie accordée aux banques centrales permettra à celles-ci de ne se préoccuper que des signaux des marchés - de préférence internationaux - et de s’émanciper de toute réalité nationale.

Cette origine lointaine de la crise cristallise des désaccords car elle revient sur la lecture de 25 années de trajectoire et porte en elle une radicalité dans les mesures à mettre en oeuvre qui ne peut être partagée par tous. On comprend pourquoi le refrain que la droite n’hésite pas à entonner sur les excès du capitalisme de la finance, les mauvais entrepreneurs, les fraudeurs, et son appel à refonder un nouveau capitalisme, débarrassé de ces scories, et assis sur une nouvelle éthique sont autant de contre-feux lui évitant de soulever les questions bien plus fâcheuses de la déflation salariale et d’une libre concurrence sans aucun frein. C’est autour de ces questions nodales que se jouera le débat sur une véritable issue à la crise.


Publication originale : Recherches Internationales juillet-septembre 2008
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